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dimanche 7 avril 2024

Jim TULLY « Du sang sur la lune »

 


« Du sang sur la lune » de 1931 clôt le Cycle des bas-fonds, cinq livres autobiographiques déclinés en romans de vie. Jim TULLY réalise la prouesse de passionner son lectorat durant cinq tomes. Celui pour qui la littérature était une écriture vécue a réussi son pari : devenir écrivain après avoir passé six ans en orphelinat puis sept sur la route (les rails plutôt) avec ses amis hobos, vagabondant au gré des destinations de trains de marchandises. Ce dernier tome est comme un travail de synthèse du cycle.

« Du sang sur la lune » est un récit de souffrance, un vrai, rien n’y est fictif, tout ce que TULLY raconte, il l’a vécu ou entendu de la part de ses camarades de route et de déroutes, il l’a subi dans son enfance, notamment dans cet orphelinat catholique à la mort de sa mère. Il y fut, comme tant d’autres, battu, fouetté, puni. Recueilli par un fermier, il découvre le travail physique, harassant, inhumain. Il finit par quitter cet environnement toxique pour revenir près de son grand-père adoré, irlandais émigré et haut en couleurs dont il a fait le portrait dans « Les assoiffés » de 1928.

Mais « Du sang sur la lune » n’est pas qu’un récit brut et sans fioritures, il peut-être aussi une occasion de réfléchir : sur l’âme après la mort, sur les femmes, sur la vie faite d’illusions, sur le sens du travail salarié, sur la vie en général.

Dans les quatre tomes précédents, TULLY s’était focalisé sur une image précise, un sujet principal : la vie des hobos dans « Vagabonds de la vie » en 1924, son expérience dans un cirque (« Circus parade » en 1927), les racines irlandaises de sa famille et plus intimement un portrait émouvant de son grand-père Hughie dans « Les assoiffés » (1928) ou encore la vie des bagnards dans « Ombres d’hommes » en 1930. Ici il synthétise le tout, faisant de ce livre un concentré des précédents appartenant au cycle.

TULLY a cette force : il ne s’approprie pas le récit qui est pourtant une sorte d’autobiographie, il donne la parole à celles et ceux qu’il a rencontrés tout au long de son parcours chaotique de jeunesse, il les laisse s’exprimer, il n’est que le transmetteur de leurs errances, même si bien sûr les siennes propres en font partie intégrante, il désigne les raconteurs d’histoires. En fin observateur doté d’une bonne mémoire, il retranscrit, certes. Mais il a ce génie de réécrire ces histoires fort d’un style gouailleur de l’oralité de la rue, ses excès, y compris dans l’invraisemblance de certains témoignages. Il fustige l’autorité, la bourgeoisie, il fait partie de leurs adversaires, ceux pour qui la recherche de liberté n’est pas un vain mot, ceux avec lesquels il s’associe brièvement pour survivre, sans argent, sans bien ni rien, sans toit ni loi.

Le récit est ponctué d’extraits de chansons, de poèmes ruraux. Les vagabonds avec lesquels il se lie brillent par leur caractère trempé, leur vécu. Ces révoltés sont peints avec drôlerie mais humilité, les bagarres et arnaques, nombreuses, sont détaillées, il est impossible de mettre en doute la véracité du fond même si la forme est exubérante.

Le jeune TULLY, encore hobo, part à Chicago avant Noël pour y retrouver une femme que pourtant il ne connaît pas, mais un ami la lui a décrite d’une manière si savoureuse qu’elle est devenue son obsession. Là, il va connaître le monde de la prostitution (il y reviendra dans son roman « Belles de jour »), agrémenté, encore et toujours, des figures incroyables de certains des protagonistes : Coffee Sam, Slavinsky le magicien escroc, Gans le boxeur. Car c’est là aussi qu’il découvre l’univers de la boxe (qu’il décrira plus en détail dans « Le boxeur ») dans lequel il ne va pas tarder à briller. Pour un temps seulement.

« Je n’avais aucune attache, aucun espoir ». Aphorismes implacables enrichissant le texte. TULLY ne se raccroche à rien, il vit au jour le jour, aidé par l’alcool et les rencontres improvisées, s’accoquine avec des prostituées qu’il respecte, qu’il admire en un sens. De temps en temps il décroche des petits boulots. À l’usine il vit ses premières grèves. L’usine le marque si l’on en croit son récit qui s’y arrête longuement, qui s’attarde sur des termes techniques, précis, loin de l’ambiance qu’il a su imposer avant ces scènes.

Passionné de littérature, TULLY s’essaie à ses premières poésies, le récit s’achève sur ses premiers pas dans la boxe. Il a un peu plus de 20 ans, il possède déjà plusieurs vies derrière lui, fort d’une expérience ahurissante. « Du sang sur la lune » tour à tour pétille, angoisse, sanctifie la démesure, la débauche, puis la condamne ou l’excuse. S’il est en partie un livre prolétarien, il ne faut surtout pas le limiter à cette définition, car il est bien plus que cela, il est un instantané de la vie des miséreux dans les Etats-Unis capitalistes des débuts de XXe siècle, il en est une fresque ahurissante, ainsi que tout le Cycle des bas-fonds, une claque monumentale dont on a du mal à se séparer sitôt qu’on a mis le premier doigt dans l’engrenage.

Les éditions du Sonneur, coupables de ce présent roman, le sont aussi du reste des précédents volumes du Cycle des bas-fonds, excepté pour « Ombres d’hommes » paru en 2017 chez Lux. « Du sang sur la lune » achève donc le cycle, il est paru au Sonneur en 2018. S’il n’en est pas le tome le plus intense, il en est néanmoins l’aboutissement, presque le résumé. Le Cycle des bas-fonds est une expérience de lecture unique et colossale dans la somme des petites anecdotes contées et personnages rencontrés. Et paradoxalement (ou peut-être grâce à cela), il est un véritable hymne à la Vie et à la Liberté. Il est magnifiquement préfacé et traduit par Thierry BEAUCHAMP.

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

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