Gerfaut, un cadre parisien, traîne à l’hôpital le plus proche un accidenté de la route. Il ne sait pas qu’à ce moment précis il vient de se mettre dans de sales draps, le blessé ayant été en fait touché par balles. Alors Gerfaut part en vacances avec femme et fillettes en Charente-Maritime. C’est là qu’il réalise que sa vie est peut-être en danger car il se sent suivi. Il repart soudainement à Paris où son ami Liétaud lui confie une arme. Gerfaut veut retrouver les hommes qui lui en veulent, mais doit-il retourner sur son lieu de villégiature, où par ailleurs sa famille court peut-être un risque majeur ?
« Le petit bleu de la côte ouest » de 1976 est à coup sûr un palier important dans l’œuvre de Manchette, il restitue à la perfection toute l’atmosphère unique de l’auteur : modernité stylistique, suspense, précision toute cinématographique des scènes, inventaires à la Prévert en des plans fixes, situation politique de l’époque, humour omniprésent. Manchette joue sur la tension. Ainsi les fins de chapitres restent en suspens. Mieux : il nous apprend que son Gerfaut va se faire agresser, puis il renvoie la scène à une date ultérieure. On verra ça plus tard.
La musique, le jazz surtout, joue toujours un rôle primordial dans un Manchette, histoire d’imposer sa bande originale. Car chez lui tout est cinéma, tout est décrit bien au-delà de la littérature, tout est script. Manchette vit avec son temps et dispose ainsi d’objets hétéroclites témoins de leur époque, ou même paraissant en avance (un peu comme dans un épisode de Columbo).
Tout à coup, en fuite et après bien des péripéties, Gerfaut atterrit pataudement au cœur d’une nature inhospitalière. Et là Manchette frappe fort. Il évoque sans le nommer le western chef d’oeuvrissime de Richard Sarafian « Le convoi sauvage » (1971)… avant de faire vivre à son héros des scènes similaires, comme littéralement piquées au film, Gerfaut jouant Zachary Bass (Le Hugh Glass interprété par Richard Harris). On atteint le somptueux. « Il atteignit la basse branche à demi brisée d’un arbre, acheva de l’arracher et l’utilisa en guise de béquille. Il parvint à reprendre la progression débout et atteignit la vitesse de 4 km/h. Il envisagea et rejeta l’idée de repérer des abeilles qui butinaient, de les suivre, atteindre la ruche, chasser l’essaim d’une manière ou d’une autre et bouffer le miel. Il lui parut qu’il subirait d’innombrables piqûres et serait définitivement mis hors de combat, si même il n‘en crevait pas. De toute façon, il n’y avait pas d’abeille ». Car Manchette ne respecte rien, caricature à tout va, emprunte en remodelant, en imposant son style fait de nouveaux codes dans une littérature noire alors en manque d’inspiration.
Fleurant bon la dystopie, le roman se resserre à nouveau vers du plus tangible, toujours en mouvement, car « Le petit bleu de la côte ouest » est une incessante course poursuite… sans course. Et attention à ne pas se prendre les pieds dans le tapis. La vitesse d’exécution des actions risque de nous faire perdre un infime détail qui peut plus tard s’avérer d’importance. Or, Manchette ne répète jamais ses indices deux fois. Tout en se fendant la pêche, nous nous devons de rester concentrés sur le fond du texte.
« Le petit bleu de la côte ouest » a été adapté ultérieurement en bande dessinée avec Jacques Tardi au crayon, tandis que le cinéma s’en est également emparé à sa manière. Ça ne vous dit rien « Trois hommes à abattre » de Jacques Deray avec Alain Delon ? Quoi qu’il en soit, ce « Petit bleu » est une grande réussite, il est parfait si vous souhaitez découvrir l’univers de Manchette, d’autant qu’il est aussi bref que percutant. Sa langue est on ne peut plus novatrice, elle n’en est que plus addictive.
Ce roman a été lu dans le cadre du cycle toujours en cours pour célébrer dignement les 80 ans de la Série Noire. Quant à moi, je vais continuer, dans l’ordre chronologique, mon exploration de l’œuvre de Manchette, le sourire aux lèvres.
« Il fit plusieurs essais infructueux ponctués de chutes ridicules et douloureuses. L’idée lui vint enfin de ramper en crochant dans la terre avec ses doigts. Il franchit une courte pente et accéda à une zone de terrain tout bouleversé, très décourageante. Ce n’étaient qu’abrupts ressauts, affleurements de granits, entrelacs de troncs abattus par la foudre ou les avalanches, surplombs vertigineux. Plastiquement, c’était fort romantique. Du point de vue de Gerfaut, c’était la merde totale ».
(Warren Bismuth)
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