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samedi 9 mai 2020

Edward ABBEY « En descendant la rivière »


L’ennui avec Edward ABBEY, c’est que tout ce qu’il a écrit est à peu près parfait, au point d’être rapidement rangé au rayon des chefs d’œuvre du style. En tout cas, tous ses livres traduits en français (et publiés par Gallmeister) peuvent s’enorgueillir d’entrer dans cette catégorie. Le septième, « En descendant la rivière », ne déroge pas à la règle. Bien qu’il soit présenté comme un recueil de nouvelles, il n’en est rien. Il s’agit bien d’un recueil, oui mais de textes écrits dans les années 1980 (ABBEY est décédé en 1989).

Tant l’écriture que la profondeur des textes d’ABBEY sont musclés et sans concession. Eco-anarchiste, individualiste révolutionnaire par Nature. Dans ce recueil qui vient tout juste de paraître (inédit à ce jour en France, et toujours paru chez Gallmeister), l’écrivain revient sur ses thèmes de prédilection : les grands espaces, le refus de la technologie industrielle, le sabotage, la faune, la flore, les rivières et tant encore.

Le génie d’ABBEY réside dans sa description des paysages. Par exemple, lorsqu’il descend en équipe la Green River, ce qu’il dépeint est tellement remarquable que je vous mets au défi de ne pas aller vérifier ses dires sur la toile. Vous serez à la fois stupéfaits de la justesse des images décrites ainsi que de la majesté des lieux.

En compagnie de sa femme, ABBEY a été observateur des forêts pour prévenir de problèmes, d’incendies notamment, il évoque ce métier dans l’un de ces textes, bien sûr sans omettre la description de la montagne qui les accueillent lui et sa femme.

Et puis tout à coup ses moments de rage, ses coups de gueule dont il a le secret : contre le capitalisme, le fléau de la surconsommation, de la concurrence entre tourisme à l’échelle humaine et tourisme purement commercial, le saccage des paysages pour la cupidité de l’Homme, un homme devenu esclave sans même s’en rendre compte des Dieux argent et progrès. De même pour l’agriculture intensive, épinglée à la lance d’ABBEY.

ABBEY revendique le droit de circuler gratuitement et librement dans la nature, partout et tout le temps, et que les lieux escarpés ne puissent recevoir que les plus aguerris, la grandeur ça se mérite. Entre Colorado, Utah et Arizona, ABBEY observe. Les animaux (oiseaux, poissons, insectes, ours, etc.), les arbres, les plantes, les pierres, rochers et divers minéraux. Il vibre pour ce qui n’est pas humain et n’a pas été fabriqué par ce dernier. ABBEY est un pur et dur, un juste de la cause écologiste.

Il n’oublie pas, tout en en reconnaissant le génie, de clouer EINSTEIN : « Je trouve le résumé qu’Einstein nous fait de la situation un rien étriqué, et trop spécialisé. Le point de vue du spécialiste peut nous dire beaucoup de choses, mais il ne peut pas tout dire. Comment le pourrait-il si le monde, bien que fini, est sans limite ? Et l’application pratique de ce point de vue – les bombes atomiques – ne compense pas vraiment son manque d’ouverture ».

ABBEY est l’un de ces pionniers de la décroissance, de la simplicité volontaire, il sait aussi être contemplatif. Il a beaucoup voyagé et a pu constater le désastre en cours à cause de la main de l’Homme : « L’Europe m’apparut comme un monde contraint, étriqué et surpeuplé, et je pris conscience, partout, des longs siècles obscurs de travail forcé, de servitude et d’esclavage, qui avaient été nécessaires à la création de la beauté historique de l’Europe. Au-dessus de chaque village au charme désuet plane l’ombre noire du château, ou du manoir – symboles et témoignages de mille ans d’injustice ».

Derrière sa colère, sa rage et sa détermination, il n’oublie pourtant pas de paraître dans un certain compromis : « pourquoi ne pourrions-nous pas avoir un nombre raisonnable de petites villes – comme autant de scintillants îlots d’électricité, de kultur et d’industrie – entourées de bancs de terres agricoles, de pâturages et d’exploitations forestières, au milieu d’un formidable océan infini de forêts primitives, de montagnes vierges et de déserts immaculés ? L’esprit humain est capable de concevoir un tel monde, libre et spacieux ; qu’est-ce qui nous empêche de faire en sorte qu’il devienne – de nouveau – notre chez-nous ? Les Indiens d’Amérique n’avaient pas de mot pour ce que nous appelons « la nature sauvage ». Pour eux, c’était seulement chez eux ».

Juste après le préambule, dans un long premier texte ABBEY dresse un portrait d’Henry David THOREAU, l’un des précurseurs (avec EMERSON) de cette écologie. Mais ABBEY reste ABBEY et le brocarde, notamment pour son puritanisme. Tout comme, écrit-il, après avoir parcouru les paysages les plus magiques du monde, il constate que l’Alaska est bien banal.

Ces récits denses, érudits et riches sont des odes à liberté, envers et contre tout, une supplique pour le respect de la nature, de la terre. Les descentes de rivières sont détaillées comme si vous étiez vous-même au cœur de l’un des radeaux, c’est tout simplement grandiose. Les activistes d’une telle trempe manquent peut-être dans le monde actuel. Raison de plus pour lire ABBEY et s’en inspirer. Si « En descendant la rivière » peut s’apparenter au « Désert solitaire » du même auteur, il vous faudra cependant goûter à tous ses livres disponibles en français, aucun à jeter, pas une page, pas une ligne, pas un mot. ABBEY fut l’un de ces géants de la littérature de combat pour la nature et la défense de l’environnement, contre les barrages et les grands projets inutiles. Monsieur, vous resterez longtemps dans nos cœurs.

http://www.gallmeister.fr/accueil

 (Warren Bismuth)

 


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