Comment évoquer « La Petite fille de
Monsieur Linh » sans ôter au futur lecteur l’indicible émotion générée par
sa chute ? Comment en traduire l’arrière-goût, mi-amer mi-doux ?
Comment dépeindre la beauté de l’ouvrage sans en dévoiler l’esquisse ? Si
vous me demandiez de le faire, je vous dirais sans nul doute : « Vous
en avez de drôles d’idées, c’est impossible votre truc ». Mais voilà, vous
ne me demandez rien. Et je suis pleine de ce sentiment étrange que ne peut
laisser qu’une œuvre qui vous a profondément touchée. Je ne suis pas du genre à
me lancer dans une entreprise farfelue et perdue d’avance, mais c’est un
sentiment qui ne peut dormir au fond de soi. C’est un sentiment qui réclame
d’être partagé. Alors, je vais vous dire, je vais répondre à votre question.
Je ne vous dirai rien de l’histoire ou si
peu. Un livre qui mérite d’être lu ne doit pas être simplement lu, il doit être
découvert. Page par page, mot par mot. Le lecteur doit plonger. Que dis-je. Il
doit sombrer dans l’histoire. Il doit saisir le livre et se laisser happer par
le flot des mots dans un glissement à la fois gracile et ténébreux. Et alors
qu’il se trouve bien tranquillement installé dans son canapé, allongé sur son
lit ou enfoncé dans le fauteuil d’un train, n’être plus là où il est tout à
fait. Un tel ouvrage ne saurait souffrir d’être connu avant que d’être goûté.
Cela gâcherait le plaisir, cela gâterait la rencontre.
Mais je vois bien que vous insistez. Vous
n’êtes pas du genre à lâcher l’affaire vous. Ce n’est pas bien d’être curieux
comme cela. Mais bon, après tout, si vous le demandez... Je vais vous parler de
Monsieur Linh et de sa petite fille. Monsieur Linh est un vieil homme. Il vient
d’un pays, à l’est, bien à l’est de chez nous, où se mêlent senteurs de
citronnelle et de coriandre fraîche. Ce pays, cette terre qui est la sienne,
Monsieur Linh ne l’aurait jamais quittée s’il n’y avait eu la guerre et puis sa
petite-fille, la fille de son fils et de sa belle-fille, orpheline déjà. C’est
pour elle qu’il a pris ce bateau, qu’il a tout abandonné. Pour l’élever
ailleurs, loin de la guerre. Et voilà qu’il arrive dans ce pays sans odeur,
dont il ne sait rien. Et voilà qu’il se retrouve dans ce dortoir qu’il partage
avec d’autres réfugiés, d’autres gens du pays, qui ne l’apprécient guère. Et
voilà qu’il n’y a pas plus seul que lui.
Enfin, je n’en dirai guère plus sur le fond
de l’histoire. Mais quel bouleversement. C’est pourtant avec une simplicité,
une légèreté presque, que son auteur, Philippe Claudel, nous emporte avec lui,
dans les pas de Monsieur Linh. Il narre avec beaucoup de vérité le destin
tragique bien que tristement commun d’un homme déraciné, perdu, le cœur en
miettes et les rides creusées, soumis à l’incompréhension du monde. Incompris
et incapable de comprendre quoi que ce soit à cette langue étrangère, à ce pays
sans odeur, à ces gens qui passent et ne le regardent pas.
« La Petite fille de Monsieur Linh »
est aussi un incroyable roman d’amour. Celui d’un mari à sa femme disparue et
qui continue de l’attendre assis sur un banc. Celui d’une amitié incongrue
entre deux hommes qui ne se comprennent pas et se comprennent pourtant. Celui
d’une amitié insondable, parce qu’elle se passe de mots et n’est qu’un mouvement
du cœur, un élan puissant et sensible. Celle d’un homme qui a tout perdu et se
raccroche à ce qui lui reste et qui est tout pour lui, sa petite-fille.
Je ne veux pas vous embêter mais il faut
encore que je vous parle des dernières pages. Pour vous prévenir. Ce n’est pas
une chute, c’est un saut dans le vide. Je n’ai jamais eu le vertige mais alors
que l’on lit les dernières lignes de ce très beau roman, on ne peut que
ressentir le monde qui tournoie autour de nous et nous renverse du même coup.
C’est l’un de ces ultimes passages où l’on comprend qu’en fin de compte on
n’avait rien compris. On se repasse alors l’entièreté de ce voyage imaginaire
que l’on vient de traverser et c’est comme avoir pris quinze ans. Les choses
sont bien différentes de comment nous les avions pensées. Tout prend sens et
pourtant tout est chamboulé.
Voulez-vous que je vous dise encore ? Je n’ai pas répondu à votre question. A relire ces quelques lignes rédigées pour vous, pour moi, pour vous dire que j’ai aimé ce livre et que j’ai bien du chagrin quand je pense à tous les Monsieur Linh qui respirent quelque part, je me rends compte qu’elles disent si mal et si maladroitement ce que j’ai pu ressentir. Ce sentiment étrange dont je vous parlais plus tôt. Ce que les mots peuvent manquer lorsque cela touche au cœur. Un jour, vous lirez peut-être ce roman. Il n’est pas si long après tout, quelques 200 pages, une traînée de mots. Alors vous comprendrez ce que j’ai voulu dire.
(Mïa Wincow)
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