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dimanche 23 février 2025

Jim TULLY « Belles de nuit »

 


Encore un sujet alléchant pour ce mois, avec le challenge « Les classiques c’est fantastique » orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce dernier se retirant de l'organisation du challenge, l'occasion pour moi de remercier chaleureusement Fanny pour son travail et son investissement remarquables durant toutes ces années. Nous allons rendre hommage aux « Filles de joie », et c’est l’opportunité rêvée pour Des Livres Rances de présenter le septième roman traduit (en 2023 seulement !) de l’états-unien Jim Tully (1891-1947).

Ce titre publié originellement en 1935, « Belles de nuit », fait référence aux fleurs les Belles de jour. Nous allons suivre Leora Blair, jeune fille dont la mère, enceinte pour la énième fois, vient de décéder. Malgré l’amour qu’elle porte à ses huit frères et sœurs dont elle est l’aînée, Leora quitte le domicile conjugal de l’Ohio, aidée par sa cousine Alice, pour échapper à la violence physique et psychologique du père, ainsi qu’à la misère d’une famille nombreuse. La sœur de son père, tante Moll le Rouge, tient une maison close, c’est dire si ce qui va suivre est aussi, bien qu’indirectement, une affaire de famille.

La mort de la mère est pour Tully une occasion rêvée pour défendre l’avortement. Mais Leora existe quant à elle bel et bien et va devoir rouler sa bosse dans un monde dominé par les hommes. Leora aperçoit très vite le pouvoir qu’elle exerce sur les hommes, et sa beauté grandiose n’y est pas étrangère. Aussi elle n’hésite pas à mentir à ses prétendants, en femme calculatrice. Elle possède néanmoins un cœur d’or.

Leora arrive à Chicago chez Mère Rosenbloom, la tenancière autoritaire mais immensément généreuse d’un bordel qu’elle dirige avec maestria. Les clients sont riches et charitables, influents autant que naïfs, il n’en faut pas plus pour la jeune Leora, qui n’hésite pas à mentir sur ses sentiments par appât du gain. Elle devient Leora La Rue. L’ambiance au bordel est détendue, même si « les innombrables contraintes imposées à des millions de femmes n’ont pas aidé la société. Elles l’ont seulement rendue plus hypocrite et malléable ».

« Belles de nuit » n’est pas pourtant précisément un roman féministe. Écrit en 1935, il garde des réflexes masculinistes, avec ces femmes ne voyant que l’argent pour leur bonheur, ou ces hommes prêts à tout pour leur faire plaisir tant qu’ils en ont les moyens. Cependant, il met sur la table le sujet de la prostitution sans la rendre vulgaire ni bassement sexuelle. Comme à son habitude, Tully fait se succéder des personnages. Différents par leur passé, il nous les montrent, pour les prostituées en tout cas, riches de leur expérience de vie, qui fut souvent un naufrage, il ne les présente pas nues à son lectorat et leur rend un hommage sincère, défendant leur cause sans coup férir.

Des portraits des clients (des habitués surtout), il en ressort autant la vanité que l’aridité de tendresse, avec ces hommes séducteurs mais mal dans leur vie malgré leur richesse. Bien sûr, au beau milieu de ce petit monde, Tully offre une peinture d’un vagabond splendide qui semble déchirer le tableau général. Si le style est bien plus classique que pour son Cycle des bas-fonds fort de cinq volumes (que je vous ai longuement présenté, titre après titre), le ton change soudain aux deux tiers du roman, comme si Tully ne parvenait plus à se maîtriser et devait à tout prix se remettre à faire dialoguer ses personnages dans une langue populaire. Et ce petit écart fonctionne parfaitement, tandis que la belle Leora s’entiche d’un juge, pour le meilleur et pour le pire. Mais quels sont ses vrais sentiments ?

Tully décrit, décrypte la vie dans une maison close, ne la prend ni de haut ni avec dégoût. Bien au contraire, il nous partage les doutes et les chagrins des prostituées, leurs échanges sont toujours empreints d’une grande pudeur, jamais Tully ne « montre » une scène sexuelle ni dégradante, bien qu’il eut été facile de déborder, je pense notamment à cette prostituée aimant à se faire fouetter pour un gain financier plus important. Tully mesure ses propos, par respect, avec délicatesse. Les derniers chapitres, je l’évoquais, se rapprochent de l’ambiance de son Cycle des bas-fonds, la gouaille s’élève, Tully entre totalement dans son élément, avant de nous imposer une fin tragique qui donne finalement à « Belles de nuit » une allure de roman noir.

« Belles de nuit » est différent des premières œuvres de Jim Tully. Pourtant il sait leur correspondre quand l’auteur juge le moment opportun, il ne fait pas tache. De plus, il s’attaque à un sujet alors tabou : la condition des prostituées en maisons closes. Je le répète : ce roman ne possède pas une once de vulgarité. Pourtant il fait immédiatement scandale pour son immoralité. Jugé « répréhensible » par un tribunal, il est interdit au Canada et certains de ses exemplaires sont même brûlés par les flics, ces représentants de l’Etat.

« Belles de nuit » à la couverture fort à propos, roman audacieux et résolument moderne, n’est cependant peut-être pas le plus réussi de Jim Tully, bien que l’auteur s’en sorte plutôt bien dans un sujet glissant et dangereux, il ne verse jamais dans le cliché, son roman est un hommage criant au quotidien difficile des prostituées états-uniennes. Il est cohérent de bout en bout, ses personnages sont crédibles, tout comme l’ambiance générale, aussi puissante qu’intimiste. Paru en 2023 aux éditions du Sonneur, il est le huitième livre de Jim Tully réservé au public français. Gageons que l’exploration de l’oeuvre ne s’arrête pas là tant Tully fut un écrivain important, par ses sujets originaux comme par ses protagonistes charpentés qui semblent issus de la Vraie Vie.

https://www.editionsdusonneur.com/

(Warren Bismuth)



5 commentaires:

  1. Je sais, je me répète mais on peut toujours compter sur toi pour dénicher le classique que personne n'aurait pensé lire. Il me fait bien envie celui-ci.

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    1. Des Livres Rances27 février 2025 à 12:00

      Un auteur que je te conseille vivement !

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  2. Je ne connaissais pas ce livre... Ton article est vraiment intéressant et je suis convaincue que j'aurais aimé le choisir pour ce mois autour de la prostituée. Au plaisir !

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  3. Autant le dire sans détour : je veux lire ce titre !

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    1. Des Livres Rances9 mars 2025 à 00:31

      Et j'ai comme l'intuition que ça va te plaire !

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