Un long poème, comme une longue complainte,
une révolte. En fond, mais loin derrière dans le tableau (quoique), la France
de mai 68. Et tout devant, l’Ordure, qui prend diverses formes. Qui d’ailleurs
ne prend pas racine en Hexagone mais en Suisse, avec les éboueurs. Beffroi, la
pourriture incarnée, mi-homme mi-déchet. Beffroi : « la BÊte semant l’efFROI »,
anti-héros qui remue les tripes. Son monde s’entoure de déjections, de sperme,
d’urine, de vomissures, de violence, d’odeurs nauséabondes, de situations
répugnantes. Il y entraîne Laure, mais aussi MOREAU, oui oui, l’auteur, acteur
de son propre livre, simple spectateur serait-on tentés d’écrire. MOREAU,
écrivain imbibé, suintant, s’immisce visiblement contre son gré, devient témoin
des atrocités, élément au cœur de l’obscénité faite de bacchanales, d’orgies
pisseuses, poisseuses, du foutre qui gicle sur les corps, les murs, le sang.
SADE au pays de l’abjection incarnée, des miasmes, des odeurs fétides, de la
pourriture, du rebut. MOREAU ne contrôle plus Beffroi, c’est Beffroi qui dicte
à la plume de MOREAU.
MOREAU revendique son attirance vers
CIORAN. Ce poème halluciné en prose sonne comme un chant désabusé dans un pur
nihilisme définitif. Violence de l’écriture, dure, rythme rapide, haché, nerveux,
sonore, sentant le pet et le purin. Certains passages semblent tenir du cadavre
exquis, même si dans ce récit aucun cadavre n’est vraiment exquis.
Liberté absolue du style : phrases
très longues, néologismes en pagaille, des points en fins de phrases mais pas
de majuscules ensuite, comme si le texte était un tout, une matière soudé,
indivisible, un excrément compact. Nous avons le sentiment de nous noyer dans
un immense chaudron bouillonnant aux larges bords, sans espoir de s’extirper.
Fange épaisse rappelant des sables mouvants. L’auteur est à bout de nerfs, de
souffle, de sudation, de vin. Il termine l’épreuve en lambeaux : « Sur son banc, l’auteur a le regard fixe. Il
cuve après la noire ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long
cri qu’il vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brûlures. Il ne
crée rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte à bon compte.
Derrière les actes individuels les plus fous de l’histoire individuelle ou
collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison verbale, une
rumeur. C’est vers ce feu central qu’il se dirige, obstinément, maniaquement,
passionnément ». On croit voir ensuite le stylo tomber de ses mains,
rouler dans le caniveau, rejoignant les détritus tandis que MOREAU entame une
longue gueule de bois.
En préambule MOREAU prévient, froidement,
à propos des conditions d’écriture de ce poème : « J’étais sûrement sous l’effet d’un breuvage
méchant, un mélange de transe bachique et de verbale beuverie, tout cela
destiné à s’achever en craquement de nerfs ou pénurie de respiration. Il y a
une noirceur de sons qui interdit au bonheur musical de surgir, d’éclairer le
texte ». En toute fin d’ouvrage il récidive, mais comme pour nous
remercier d’avoir terminé sa prose : « Cela ne servirait à rien d’interroger l’auteur, hagard sur le banc.
D’essayer de savoir ce qu’il a voulu dire. Il est déjà ailleurs, dans
l’irremplaçable esclavage d’un autre livre ». Car MOREAU a écrit.
Abondamment. Il a passé sa vie, faite de hauts et de bas, à écrire. Plus de 50
livres publiés depuis son premier en 1962 alors qu’il avait 29 ans. « À
dos de DIEU » fut tout d’abord publié en 1980 après de nombreux refus et
des réécritures. Aujourd’hui sort une réédition pour inaugurer une toute
nouvelle collection de chez Quidam Éditeur, Les Indociles.
(Warren
Bismuth)
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