Dans le cadre du challenge interblogs « Les classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au Milieu Des Livres et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le thème de l’invitation au voyage, petite virée du côté de l’U.R.S.S., avec Panaït ISTRATI comme guide malheureux.
« Vers l’autre flamme » est LE livre à la suite duquel la vie d’ISTRATI va basculer. C’est d’abord sur une invitation officielle qu’il se rend en U.R.S.S. en octobre 1927 pour assister à la commémoration des 10 ans de la révolution d’octobre. Censé rester seulement quelques semaines, il en repartira de fait en février 1929. Durant ces seize mois, il va pouvoir se frotter à la vie quotidienne du peuple russe, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il va aller de surprises en surprises.
ISTRATI se considère comme un vaincu. Il avait cru, comme il l’écrit, au bolchevisme. Il a cru en la révolution de février 1917, peut-être un peu moins à celle d’octobre, mais il ne demandait qu’à voir. Et il a vu.
Dans cet essai offensif et sans langue de bois, ISTRATI ne sait pas encore qu’il est en train de se mettre en danger. Il veut partager ses ressentis. Au-delà d’une simple déception, c’est bien tout un système de corruption et de mascarade qu’il voit évoluer sous ses yeux. Le bolchevisme était né pour combattre la bureaucratie, or ce sont précisément des bureaucrates qu’il a mis à sa tête, cette bureaucratie « racaille » selon les mots de l’auteur a détruit l’essence même du communisme.
Il fallait être sacrément courageux pour écrire pareil livre, déconstruisant les images d’Epinal d’un régime égalitaire et quasi parfait. ISTRATI a trempé sa plume dans le vitriol. À son arrivée il a assisté aux grandes parades de la célébration d’octobre, il a profité lui-même du gâteau, « aux frais de la princesse en guenilles ». C’est là qu’il aurait dû repartir pour toujours. Il se rend en Grèce fasciste fin 1927, bref crochet empli de désillusion. Mais il veut à tout prix connaître l’U.R.S.S. de tous les jours, alors il revient.
Victor SERGE est arrêté, emprisonné. Il est le gendre d’un certain ROUSSAKOV, ce ROUSSAKOV que la dictature du prolétariat ne va pas tarder à anéantir psychologiquement. ISTRATI revient longuement sur cette « affaire », elle est selon lui emblématique du système mis en place. Un brave père de famille bientôt considéré sur de fausses rumeurs comme ennemi du prolétariat par la presse d’Etat. ISTRATI défend ROUSSAKOV, il en laisse quelques plumes, confronté à la censure du régime soviétique, à la manipulation de masse, à la réécriture de l’Histoire et aux menaces et autres intimidations.
Dans ce livre écrit neuf mois après son retour d’U.R.S.S. (soit fin 1929), il ne se prive pas de conter certaines anecdotes locales : « En province : un soviet de village couche à terre toute la population locale et lui passe une fessée soviétique. Dans une ville de la Caspienne, deux communistes importants ramassent une femme dans leur auto, la conduisent chez eux et la violent. La femme est malheureusement l’épouse d’un membre du parti, lequel fait du tapage. C’est lui qui est exclu ». ISTRATI piétine une politique nouvelle mais déjà à l’agonie.
ISTRATI dénonce aussi les syndicats, à la botte du pouvoir. « Justice communiste, que l’histoire jugera », phrase visionnaire. ISTRATI n’aurait pas dû raconter, du moins selon ses amis. Ils vont tout lui reprocher : d’avoir exagéré les traits, et même d’avoir inventé ce qu’il a soi-disant vu. Accusé de pratiquer une propagande bourgeoise, il va être abandonné par ses amis, mais aussi par le monde de la littérature, il ne s’en relèvera jamais, sera ostracisé, même par ses relations les plus proches, à une époque ou les exactions communistes sont sujet tabou.
Ce témoignage sur l’U.R.S.S. est capital car écrit par un non russe, de surcroît à l’origine pas tellement réticent au régime en place. Il peut être rapproché, en plus virulent toutefois, du « Retour de l’U.R.S.S. » de GIDE, écrit en 1936, et pointant du doigt les abus du pouvoir en place et sa volonté de proposer aux touristes artistes considérés comme influents une image idéalisée d’un pays. « Vers l’autre flamme » est l’un de ces pamphlets qui allument une mèche, quitte à en brûler son auteur.
(Warren Bismuth)