La saison 2023 des éditions Mesures est lancée. Ces éditions ne fonctionnent pas exactement comme les autres : si vous pouvez (quoique difficilement) vous procurer leurs ouvrages en librairie à l’unité, il est cependant préférable pour plus de sécurité de vous abonner. C’est un peu le principe d’une AMAP : vous cotisez à l’année puis recevez votre panier en livraisons individuelles chaque fois qu’un des livres paraît, en tirage limité (ici 500 exemplaires), numéroté et personnellement dédicacé. Cette année ce seront cinq œuvres qui seront publiées, et le moins que l’on puisse dire, c’est que le menu s’annonce alléchant.
Le premier ouvrage de cette saison est, une fois n’est pas coutume, un recueil de photographies, ou plutôt de photo-poésie. L’objet tout d’abord : 140 pages de qualité de papier exceptionnelle, épaisses mais souples, glacées mais pas trop, afin de bien faire ressortir au plus près du réel soixante photographies de Yvonne KERDUDO sélectionnées avec application par Françoise MORVAN. La tâche était ardue : Françoise MORVAN disposait de plus 22 000 (!!!) clichés, pris entre 1906 et 1952 en Nord-Bretagne, il ne fallait en conserver que soixante.
Elles sont là, ces photos, pages de droite, en noir et blanc, comme nettoyées de leur jus, rafraîchies. On peut y voir des poses familiales, des enfants surtout, de vraies scènes de séance photo, pas prises durant un effort ni sur le vif. Elles représentent un tout pourtant : la vie d’alors, avec les costumes du dimanche parfois bien trop grands, les jouets, les poupées d’époque, mais surtout les expressions des visages, des regards : tristes ou malicieux, ils sont comme un partage vers l’objectif d’un instant qui passe en un flash à la postérité. Françoise MORVAN a pris l’habile parti pris de faire parler ces photographies, pages de gauche, en de brefs textes poétiques correspondant à chaque photographie, leur faisant face, comme une mise en mots du cliché présenté.
Le fil conducteur – car il y en a un – est la première guerre mondiale. Françoise MORVAN imagine l’état d’esprit de la famille touchée par le départ du mari à la guerre, en scrutant minutieusement chaque détail visible sur la photo, c’est un grand tour de force, car la photographie semble se mettre subitement en mouvement sous nos yeux. Ce serait déloyal de publier ici certains des clichés contenus dans ce petit trésor d’Histoire, alors jouons : regardez bien par exemple la photo de couverture (c’est l’une des soixante choisies ici), la jeune fille tenant tête-bêche le portrait d’un soldat, et voici ce qu’en écrit Françoise MORVAN en un bref poème intitulé « Mémoire » :
« La
mémoire est longue
Houleuse comme la mer
Laissant glisser des reflets
miroitants
Sur l’argent de l’absence
Miroir sans tain
Où le regard se perd
Dérivant vers le leurre
D’une image inversée ».
Par ces clichés qui sont une partie de l’Histoire française du XXe siècle, Françoise MORVAN raconte la première guerre mondiale, avec délicatesse, retenue, imaginant ces familles détruites ou incertaines de l’avenir, ces chefs de famille qui ne reviendront peut-être jamais, ou estropiés. Elles les voient dans ces hameaux bretons, en agriculteurs faisant vivre toute la famille. Puis la guerre, l’attente et l’horreur.
« Les enfants de la guerre » est une chronologie succincte et poétique de la guerre, illustrant ces portraits du cru, ces visages expressifs, ces enfants sacrifiés. « et pourtant le soleil de mars faisait scintiller le purin au milieu de la cour ». Ils peuvent aussi être une immortalisation de cérémonies festives contenues dans cette sélection.
Yvonne KERDUDO – Madame Yvonne – (1878-1954) laisse un impressionnant patrimoine du quotidien, du folklore breton. Elle a inlassablement recueilli par le biais de ces photographies des morceaux d’Histoire. Si elle a appris cet art auprès des frères LUMIÈRE, son travail fut oublié dans un grenier, jusqu’à ce qu’il pique l’intérêt de Pascale LARONZE qui a sauvé ce fonds en 2005. Qu’elle en soit ici remerciée. C’est grâce à elle que ces enfants, ces familles, ces expressions revivent, comme déterrées d’un lointain passé, dans un émouvant « récit d’images ».
Une technique novatrice vient ici chambouler l’ordre des clichés : les photos en surimpression, celles qui permettent plusieurs messages, plusieurs possibilités d’interprétation. Elles succèdent aux photos de famille, deux ou trois générations posant solennellement devant la ferme, alors que la poétesse délivre de précieuses informations : « Il a fallu presque une année pour que les soldats obtiennent le droit de quitter un temps le royaume de la mort » ou fonde de faux espoirs : « Neuf millions de morts, huit millions d’invalides, et des fantômes qui vont et viennent parmi les vents et les buées. Assigner à chacun son lieu de gloire en gravant son nom sur un monument est sagesse puisque cette guerre sera la dernière ».
(Warren Bismuth)
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