La surprise est de taille. Ayant depuis quelque temps terminé les trois cycles (en douze romans assez brefs) de la saga Adrien Zograffi, le double de Panaït ISTRATI, jamais je n’aurais imaginé le « revoir » un jour autrement qu’en relecture (que dans le futur je m’autoriserai). Et pourtant…
Ecrit en juin 1929, c’est-à-dire vers la fin de l’élaboration du deuxième cycle de la saga, cycle intitulé « La jeunesse d’Adrien Zograffi », mais aussi en même temps que la difficile rédaction du texte qui va voir basculer le destin d’ISTRATI, « Vers l’autre flamme », cette charge héroïque et brutale contre ce régime soviétique qu’il idéalisait mais qu’il venait alors de visiter durant une année et demie , lui ayant laissé un vrai goût d’amertume et de révolte.
« Dans les docks de Braïla » est une autre des aventures de Adrien Zograffi, sans pour autant appartenir à la précieuse série. Pourquoi ? Je n’ai pas la réponse. On pourrait croire que comme le jeune Adrien n’est pas très présent dans ce que l’on pourrait identifier comme une longue nouvelle, il eut été maladroit de l’intégrer au reste. Mais ceci ne tient pas, car « Mes départs », que d’ailleurs ISTRATI allait bientôt écrire, et qui est le troisième volet du deuxième cycle, n’intègre tout simplement pas Adrien dans son récit car c’est ISTRATI qui s’y met lui-même en scène, pour ce qui est peut-être le moins romancé de tous les tomes.
Quoi qu’il en soit, « Dans les docks de Braïla » peut se lire comme une autre aventure d’Adrien, dans un style et une atmosphère comparables aux autres volumes. Ici, en 1898, une vache enceinte, celle de la mère d’Adrien, est malade et va être euthanasiée par un vétérinaire ivrogne. C’est le point de départ d’une histoire plus ample. Adrien travaille alors aux docks de la ville de Braïla en Roumanie, il n’a que 14 ans, mais il est déjà révulsé par la misère, les comportements outranciers du patronat et la soumission des prolétaires, il sent déjà naître en lui cet esprit de contestation, de lutte et de fraternité, pendant qu’un adventiste vient s’installer dans le voisinage.
Comme dans tous les récits d’Adrien Zograffi, les scènes courtes fourmillent d’anecdotes drôles ou tragiques (ici sont relatés par exemple des jeux cruels dirigés contre les animaux), se succèdent sans répit. Nous passons du rire à l’épouvante, mais toujours dans un climat de profond humanisme. Soudain se déclenche une grève dénonçant l’arrivée de machines élévatrices dans le port de la ville roumaine. Elle ne va pas tarder à prendre de l’ampleur et à devenir incontrôlable. C’est ici qu’il me faut intervenir.
En 1932 commence le troisième et dernier cycle de la série, qui a pour nom « La vie d’Adrien Zograffi », sans conteste le plus sombre, le plus désenchanté, puisque faisant suite au retour de l’auteur d’U.R.S.S. Il s’ouvre sur le titre « La maison Thüringer », le plus balzacien des romans de ISTRATI. Dans ce roman est mise en scène une immense grève réprimée. Ce sont à peu près les mêmes images qu’il a en fait déjà dépeintes dans « Dans les docks de Braïla », trois ans plus tôt, qui peut donc être lu en partie comme une première version non aboutie, une sorte de brouillon de « La maison Thüringer », et c’est peut-être pourquoi (avançons nos théories en toute impunité !) il n’est pas apparu dans le cycle, considéré comme une sorte de doublon.
« Un mur, ce n’est qu’un mur, deux murs font une rue et une rue n’aboutit généralement qu’à d’autres murs, voilà l’espace que connaît l’ouvrier et qu’il méprise, avec raison ». ISTRAI s’indigne contre les conditions de travail de ceux qu’il considère comme ses égaux, ses frères de lutte, même s’ils l’agacent parfois par une certaine apathie. Comme à son habitude, ISTRATI attaque, ne tergiverse pas, son sang ne fait qu’un tour, c’est un homme entier fait d’acier trempé. Après avoir été présent sur plusieurs recueils de l’auteur, ce texte court est sorti seul en 2014 (réédité en janvier 2022) chez Sillage, cet éditeur qui décidément choisit souvent de grands textes du domaine public. Comme évoqué au début de cette bafouille, il fut pour moi une surprise ainsi qu’une grande joie de recroiser le visage et l’environnement de ce cher Adrien Zograffi.
« Mais je crois que l’ère de justice terrestre sera arrivée le jour où la majorité des hommes s’intéressera au sort de celui qui souffre ».
(Warren
Bismuth)
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