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dimanche 22 septembre 2024

Jean ECHENOZ « L’équipée malaise »

 


Ils sont deux ex-petits amis de Nicole, Charles Pontiac et Jean-François Pons. Le premier devenu vagabond volontaire, le second administrateur d’une plantation d’hévéas en Malaisie. D’ailleurs, contrarié par l’arrivée de nouveaux propriétaires sur la plantation, Jean-François, Jeff, pousse ses ouvriers au syndicalisme. Voilà pour l’histoire, elle est maigre, n’est-ce pas ? Mais c’est Echenoz, alors ça n’a besoin de rien, car tout le reste est le fruit de son travail, de son génie diront certains. S'il s'est basé sur l'oeuvre de Joseph Conrad pour concocter son menu, il s'en libère par son style inimitable.

Echenoz n’omet aucun détail de chaque scène, jusqu’au vertige, tout s’imbrique au millimètre dans un ahurissant exercice de style. « Sous l’aigreur ambiante de l’alcool viré, des dépouilles de neurones grillés barraient l’accès à sa mémoire ». Echenoz est un virtuose de la langue, aussi parfois il peut paraître abscons, tant les digressions l’entraînent loin dans une réflexion dont le départ nous échappe. Car Echenoz est dissipé, il ne fait rien comme les autres, il déroule une idée en un vocabulaire riche et varié, et puis, il la stoppe, ou plutôt il saute à une autre, des phrases sont abattues en plein vol.

Echenoz joue avec les mots, dès le titre à double tiroir. L’exercice de style est permanent, un feu d’artifice sans répit, le texte pétille, brûle de mille feux dans un dangereux jeu d’équilibriste. « L’équipée malaise » est tout et rien à la fois : roman d’aventures en forme d’hommage appuyé à Joseph Conrad, roman d’amour un peu polar, un peu psychologique. Mais il n’est rien de tout cela, il explore d’autres chemins, en un style cinématographique où une caméra semble zoomer en permanence sur les petits objets insignifiants de la scène.

Echenoz est désinvolte. Il dessine une action de manière particulièrement soutenue qui requiert toute l’attention du lectorat quand, au détour de rien, un protagoniste va « pisser », comme ça, sans prévenir. « Il s’était mis à table avant leur arrivée, il mangeait lentement, avec des mouvements lents qui prenaient tout leur temps – tournant le singe dans son assiette pour assurer le meilleur angle d’attaque à son couteau, pelletant des lots distincts de légumes et de riz, tournant son verre sur lui-même, usant tauromachiquement de sa serviette. Voûté sur son manger en arc d’ogive obtuse, il décomposait ses mouvements au ralenti, réglés comme pour une démonstration ». Chez Echenoz, chaque séquence insignifiante devient dantesque, dégainant des néologismes à qui mieux mieux dans une envolée assourdissante, ici entre Asie et France, en allers-retours interminables.

Pour le titre « L’équipée malaise », Echenoz avait tout d’abord envisagé « L’usage des armes », mais Jérôme Lindon le dissuada. De toute façon, pour un chroniqueur, le résumé d’un bouquin de Echenoz est impossible à administrer, il se fait la malle en même temps que l’histoire contée. Car chez cet auteur, ce n’est pas l’histoire qui lui échappe, mais bien lui qui échappe à l’histoire. Le fond d’un de ses romans est presque secondaire tellement ce qui est visible, lisible, la forme, est redoutable. Ses Pieds Nickelés sont à la fois intemporels et modernes, des losers magnifiques. On les lit sans chercher à les comprendre mais plutôt pour la simple beauté du geste, l’attractivité du déhanché. Faux roman inclassable paru en 1986 chez Minuit, il continue son petit bonhomme de chemin près de 40 ans plus tard. Vous remarquerez le graffiti discret « Trust » sur la photo de couverture de la réédition poche, c’est un symbole des années 80 mis en avant, un autre.

Echenoz nous use, jusqu’à la corde : « Ils firent le tour du château d’eau, sans se hâter. Le vent de temps à autre envisageait de se lever, se rendormait un peu, puis il s’étira sérieusement, bâilla des souffles épars, contradictoires, sous lesquels se nuançaient les couleurs des cultures : les céréales versant par masses leur tête lourde, plus claire sur l’avers, formaient de longues taches molles, mobiles, qui déclinaient en se déformant le mode chlorophyllien ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

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