Une
énième biographie sur Anton Tchekhov (auteur d’ailleurs ici écrit avec un
accent aigu sur le « e ») ? Oui, mais. Car tout est dans le
« mais ». Korneï Tchoukovski a travaillé pour ainsi dire toute sa vie
pour ce livre sur Tchekhov dont il fut un grand admirateur. Soixante ans à
construire cet ouvrage, soixante ans à le travailler, même s’il ne mit
« que » trente ans à le rédiger. C’est même l’ultime œuvre du russe
Korneï Tchoukovski (1882-1969), surtout connu, en plus de ses biographies, pour
ses contes pour enfants, traductions (notamment de littérature anglo-saxonne),
mais aussi comme critique littéraire, linguiste, et bien sûr, vous l’aurez
compris, éminent spécialiste d’Anton Tchekhov.
À
l’heure où retentit l’ouvrage de Jacques Rancière « Au loin la liberté,
essai sur Tchekhov » (paru en 2024 chez La Fabrique, j’en parlerai très
bientôt), analysant une très brève partie de l’œuvre Tchekhovienne, il n’est
pas inutile de rappeler l’existence de ce livre majeur de Tchoukovski.
Le
premier texte de Tchoukovski sur Tchekhov remonte à 1904, juste après la mort
de ce dernier, Tchoukovski avait alors 22 ans, c’est dire si l’empreinte
laissée est profonde. Quant au présent livre, il fut réellement entrepris aux
débuts des années 1930, même si sa genèse est largement antérieure, et terminé
en 1967.
Dans
une biographie ample, Tchoukovski nous montre un Tchekhov hôte, qui reçoit
beaucoup, qui dorlote des invités de toutes classes sociales, un Tchekhov facétieux
et bon, qui ne fatigue jamais d’avoir sa maison pleine de monde. Nous observons
aussi un Tchekhov en harmonie avec la nature, « merveilleuse », toujours à la glorifier, à se faire rythmer
son train de vie par elle, il la vénère, ce qui est en partie visible dans son
œuvre. Fait assez méconnu : Tchekhov a passé une partie de sa vie à
planter des arbres.
Il
est aussi un mécène inspirant, distribuant à son gré de l’argent pour des
œuvres caritatives qui lui tiennent à cœur dès qu’il commence à bien gagner sa
vie. Homme généreux, il ne fait pourtant pas étalage de ce cœur bon, il lui est
tout simplement naturel, tout comme il semble lui être naturel de tirer à
boulets rouges sur ses propres textes. Il est le critique le plus sévère de son
œuvre, sans fausse modestie, il se considère par ailleurs comme un homme
paresseux, lui qui écrira plus de 600 nouvelles (sans compter le théâtre) en
moins de 25 ans.
Contrairement
à l’imposante biographie que lui consacre Donald Rayfield (plus de 550 pages
grand format parue en 2019 chez Louison éditions et déjà présentée en ce blog),
celle de Tchoukovski s’arrête sur l’épisode du voyage de Tchekhov sur l’île de
Sakhaline au nord de la Russie en 1890, entrepris à ses frais pour rendre
compte des conditions de détentions des prisonniers. Ce voyage éprouvant le
laisse sur le flanc, accélère ses problèmes de tuberculose, celle qui
l’emportera moins de quinze ans plus tard. Tchekhov écrit ce documentaire en
1893, « L’île de Sakhaline » (aussi présenté ici en son temps), en
quelque sorte son livre-sacrifice.
Nous
l’avons vu, Tchekhov est un homme bon, même si la plume de Tchoukovski, pétrie
d’admiration, le peint sans doute encore meilleur qu’il ne fut. Et en homme avisé,
il est modeste et réfute sa gloire alors montante. De plus, il ne critique
quasiment personne avec de mauvais mots, il est sans haine ni mépris, il est au
contraire compassion et empathie. Tchoukovski détaille avec minutie son
caractère, son tempérament, son désir constant de liberté (cette « Liberté par la sérénité » écrira
Ivan Bounine). Et bien sûr son obsession de vérité qui revient dans toute son
œuvre pourtant foisonnante et imposante. Dans une économie de mots propre à son
style, Tchekhov ne délivre ni jugement, ni morale. Il raconte, à nous de faire
le reste.
Car
Tchoukovski ne se contente pas d’analyser l’homme, il en fait de même sur
l’œuvre, mais aussi sur son influence sur la génération contemporaine d’hommes
de lettres en mal d’inspiration, qui lui rendent des hommages plats en vers en
mirlitons. Pour Tchoukovski, le talent, que dis-je, le génie de Tchékhov est
incomparable : « La littérature
russe compte peu d’artistes qui se délectaient tant des scènes de la vie,
aspiraient tant à les noter, qui les traquaient partout et possédaient surtout
un talent aussi remarquable pour exprimer à l’aide d’images simples et en
apparence peu élaborées des pensées et des sentiments extrêmement complexes,
subtils, presque insaisissables ». Car il est vrai que toute l’œuvre
est basée sur l’analyse de scènes quotidiennes de la vie russe, sans aucun
équivalent.
Au
détour d’une phrase, Tchekhov peut paraître un redoutable pionnier de la
pensée, ainsi ce « le climat s’est
détérioré et chaque jour la terre devient plus pauvre et plus laide ».
Il peut être parfois vu comme un « proto-écolo » dans ses réflexions
sur l’évolution de la nature, en tout cas comme lanceur d’alerte, même si là
non plus et comme jamais, il ne disserte pas à n’en plus finir, il constate en
quelques mots, quelques lignes alarmantes, nous donne l’information, à nous de
la traiter comme nous l’entendons. Car Tchekhov est un infatigable passeur.
L’œuvre
Tchekhovienne insiste aussi sur le potentiel non exploité de chaque homme et le
gâchis en résultant. Car l’humain est capable de grandes choses s’il veut bien
s’en donner la peine. Tchoukovski analyse en profondeur la personnalité de
Iakov dans la nouvelle « Le violon de Rothschild », il met en exergue
quelques figures de cette sorte de comédie humaine Tchekhovienne pour prendre
exemple sur des traits de caractères développés par l’écrivain, dans une
passion contagieuse. Quant à Tchekhov, il s’efface devant ses personnages, eux
seuls parlent, lui se tait, écoute sans juger, en bon écrivain laconique de la
conscience, loin de la foule et la pensée unique. Oui, ce livre est une
véritable biographie artistique de l’un des auteurs majeurs des lettres russes.
Pour
dresser cette imposante biographie (du moins par le contenu), Tchoukovski est
allé fouiller jusque dans les carnets de notes de Tchekhov, a lu de fait les
premiers jets d’un texte, les corrections, et découvert un auteur contournant
la censure dans ses œuvres de jeunesse, fortement imprégné par ailleurs durant
un court laps de temps par Saltykov-Chtchédrine. Ces notes sont pour
Tchoukovski une opportunité pour modeler un peu plus profondément son analyse
de l’œuvre, dans un travail éblouissant qui, bien sûr, donne envie de se
replonger dans les nouvelles (notamment) de Tchekhov, ce qui est d’ailleurs en
cours.
La
gloire posthume : en Russie soviétique puis en U.R.S.S., pour ne pas avoir
pris frontalement part au débat, Tchekhov est vilipendé, il est l’écrivain de
la bourgeoisie, de l’aristocratie, et s’installe de ce fait contre les
travailleurs. Peu à peu et après un incessant travail de réhabilitation, il
reprend ses couleurs et ses lettres de noblesse – si j’ose dire – et redevient
celui qu’il n’a jamais cessé d’être, l’écrivain de la compassion, de l’empathie
et du pardon. Ceux qui l’ont lu avec un œil « soviétique » se sont
lourdement trompés, ont été lourdement trompés. Pour nous occidentaux, il est
bon de savoir que, peut-être plus que pour la majorité des écrivains russes, Tchekhov
est difficile à traduire, jouant avec les mots, les lettres, créant de nombreux
néologismes, s’amusant avec des formules toutes russes et forcément peu aisées
à retranscrire. Tchekhov avait commencé sous divers pseudonymes, dont celui de
Antocha Tchékhonté, qu’il reniera toute sa vie.
Tchoukovski
nous renvoie une image certes absolument dithyrambe de Tchekhov, mais propose surtout
une clé de l’œuvre, précieuse, originale et utile. Il semble qu’après lecture
de ce très bel ouvrage, il va être dur de ne pas lire Tchekhov avec un œil
différent, peut-être plus aiguisé, plus avisé, en tout cas à coup sûr un œil
neuf, du moins lavé de quelques clichés. Lisez ce somptueux travail de fond
paru juste avant la pandémie mondiale (en février 2020) et de ce fait passé en
grande partie sous les radars, il est un livre essentiel sur Anton Tchekhov,
sorti aux toujours admirables éditions Interférences de la grande Sophie
Benech et traduit du russe par Franchon Deligne. Je vous reparle d’ailleurs très prochainement de cette superbe maison,
patience…
http://www.editions-interferences.com/
(Warren
Bismuth)