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dimanche 30 novembre 2025

Sylvère PETIT « En attendant les vautours »

 


En 2023 sort le film documentaire « Vivant parmi les vivants » de Sylvère Petit, tourné entre août 2020 et août 2023, s’immergeant au centre du causse Méjean dans les Cévennes et suivant le cadavre d’un vieux cheval de Przewalski à l’aide de sa caméra, qu’il prénomme… Caméra ! En 2025, le réalisateur nous propose de découvrir les coulisses de ce film, et l’on ne s’ennuie pas !

 

Sylvère Petit raconte comment il a pu rester sept jours auprès du cadavre de celle qu’il a prénommée Stipa. Il a même suivi ses derniers jours passés sur le causse Méjean (accessoirement peut-être le lieu le plus lunaire qu’il m’ait été permis d’explorer, lunaire au sens littéral !) avant qu’elle ne s’écroule de vieillesse et de fatigue. Là, Sylvère Petit tient son film. Car il attend les vautours qui viendront nettoyer le sol de la chair de Stipa. Seulement, les purificateurs se font attendre.

 

Du fond de son caisson d’observation noir d’un mètre carré le réalisateur se confie : son enfance passionnée près de la nature, ses premières photographies animalières, son parcours. Mais aussi l’histoire de ces chevaux de Przewalski, ceux que l’on croise encore aujourd’hui sur le causse, bien qu’ils aient été quasiment éteints à la fin des années 1960, alors que de nos jours, nous assistons à la plus phénoménale extinction de masse depuis que la terre existe : « Depuis à peine cinquante ans, c’est l’hécatombe. J’arrête pas de le répéter à Caméra. On a perdu 30 % des oiseaux, 70 % des vertébrés, et 80 % des insectes. Monoculture, chimie, disparitions des haies, destruction des sols, bétonisation, immeubles de verre, polluants éternels, éoliennes, pétrole à gogo… ».

 

Il faut revenir aux années 1980 et à la pollution à tout crin, l’inconscience collective de la catastrophe écologique pourtant déjà en cours dans une société de surconsommation produisant des montagnes de déchets. Sylvère Petit s’initie alors au problème, se rapproche de la nature et du vivant, culpabilise mais va de l’avant.

 

Le causse Méjean : aride (aucun cours d’eau ne le traverse), perdu, brûlant l’été, glacial l’hiver, du vent frappant incessamment cet espace vide et quasi surnaturel. De ce paysage, Sylvère Petit nous entretient à la fois de son présent dans son cube noir, attendant les vautours, et de son passé ainsi que de l’histoire globale de la Terre dans un sens écologique. Mais pas de manière austère. Au contraire, il use sans contrainte à la fois de la langue orale, mais aussi de l’humour qui l’accompagne tout au long du récit, celui qui fait presque relativiser le constat amer que la planète est dans un état lamentable.

 

Sylvère Petit a donc commencé comme photographe animalier (dont il publie ici quelques clichés), spécialité dont il retrace d’ailleurs brièvement l’histoire dès le XIXe siècle. Il décortique aussi sa propre motivation pour s’être tourné vers cet art, dans un processus de la photographie comme mémoire collective, avant de nous entretenir, toujours avec drôlerie, vers sa démarche de réalisateur animalier et son désir de tourner des « films interespèces » où l’humain n’est plus au centre de l’écran, et l’animal plus du tout dans un rôle où l’humain l’attend.

 

L’auteur va s’attarder sur sa découverte puis sa rencontre déterminante avec la philosophe animalière Vinciane Despret, par ailleurs préfacière du présent ouvrage, puis de celle cruciale avec Baptiste Morizot, ici postfacier, deux personnages auxquels il doit tant !

 

« En attendant les vautours », en plus d’être la genèse du film documentaire « Vivant parmi les vivants », est une brève autobiographie de l’auteur, mais surtout une radiographie de la planète et de sa nature, une dénonciation de l’anthropomorphisme, tout comme une remise à plat d’un certain vocabulaire. En effet, l’auteur remet en question la notion de protection de la nature à laquelle il préfère celle de défense, la défense laisse les vivants non humains en libre évolution alors que la protection est une action avant tout humaine, pour s’autoprotéger.

 

« En attendant les vautours » est un petit régal de lecture, on apprend en souriant, l’approche, bien que scientifique, se faisant avec des mots simples dans une langue facile d’accès. Quant aux fichus vautours, vont-ils enfin se mettre à table pour nettoyer le causse de la dépouille de Stipa ? Vous le saurez en toute fin d’ouvrage. « En attendant les vautours » se lit d’une traite et de préférence au bord d’un cours d’eau, il est paru en 2025 dans la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, une collection que je n’ai pas fini de découvrir.

 

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 

 (Warren Bismuth)

mercredi 26 novembre 2025

Logan de CARVALHO « [Rakatakatak] c’est le bruit de nos coeurs »


Nous sommes devant un texte théâtral que l’on pourrait aisément qualifier de post-apocalyptique, et pourtant… En effet, « Nous sommes en 2087. Comme prévu, le niveau de la mer a augmenté de quatre centimètres entraînant raz-de-marées, glissements de terrain, tsunamis et tremblements de terre. La planète est un champ de ruines, recouvert de marécages. Dans le monde, treize métropoles se sont données pour mission d’y faire survivre l’espèce humaine, en se retranchant dans des Dômes complètement hermétiques », l’image faisant penser bien sûr à un roman de Stephen King. Deux mondes s’affrontent au milieu du néant : les zoneureuses contre les soldats dômeux, les uns représentant la liberté, la joie de vivre par l’autogestion et l’entraide, le progrès intérieur et collectif, les autres la bassesse, l’autoritarisme et la mentalité militaire.

Le texte se resserre autour des zoneureuses, de leurs échanges en de longs dialogues empreints de néologismes argotiques témoignant de la continuité de l’évolution de la langue française malgré le péril imminent, échanges tournant autour du couple, de l’amour libre, la binarité ou encore les vieux réflexes virilistes. Car avant de vouloir change la société il faut savoir changer soi-même en enterrant ses propres certitudes tout en faisant acte d’écoute envers son prochain.

Dans ce monde refait et parfois en voie de disparition, de nouveaux codes se sont créés, comme ces pastilles de couleurs apposées sur des vêtements, chaque couleur représentant l’état d’esprit que l’on souhaite pour la personne qui va venir entrer en discussion avec nous, ceci afin d’éviter les excès, les harcèlements, les gestes ou paroles menaçants. Les face-à-face se déroulent au centre d’amas de ruines, dans un indescriptible chaos de fin du monde, et alors que les dômeux s’apprêtent à passer à l’attaque.

Les rapports humains sont analysés, certaines postures rejetées, les voix se faisant entendre malgré les bruits extérieurs d’une guerre sociale. Les femmes deviennent de véritables enjeux avec d’un côté une volonté d’émancipation, d’un autre un retour – chez les dômeux – à l’état d’esclaves d’une société moyenâgeuse. Puis les moments de détente : chants, danses, comme des talismans devant le spectacle d’apocalypse.

Le fait étonnant est que l’imminente disparition du monde est longtemps mise de côté, oubliée, pour laisser place à des débats sur l’avenir des mentalités entre hommes, femmes et non binaires. Une reconstruction est en route malgré l’irrémédiable. À moins que cet irrémédiable ne bascule vers un autre possible…

« [Rakatakatak] c’est le bruit de nos coeurs » a été écrit en 2021 par une troupe cisgenre, la réalité rattrapant parfois le texte, les autrices et auteurs s’interrompant en sortant de leurs rôles pour redevenir leur propre personne avec son propre mode de pensée. Le livre vient de paraître aux éditions l’espace d’un Instant, il est précédé d’une belle préface de Mélissa Zehner et enrichi d’une superbe couverture.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)



Nous sommes devant un texte théâtral que l’on pourrait aisément qualifier de post-apocalyptique, et pourtant… En effet, « Nous sommes en 2087. Comme prévu, le niveau de la mer a augmenté de quatre centimètres entraînant raz-de-marées, glissements de terrain, tsunamis et tremblements de terre. La planète est un champ de ruines, recouvert de marécages. Dans le monde, treize métropoles se sont données pour mission d’y faire survivre l’espèce humaine, en se retranchant dans des Dômes complètement hermétiques », l’image faisant penser bien sûr à un roman de Stephen King. Deux mondes s’affrontent au milieu du néant : les zoneureuses contre les soldats dômeux, les uns représentant la liberté, la joie de vivre par l’autogestion et l’entraide, le progrès intérieur et collectif, les autres la bassesse, l’autoritarisme et la mentalité militaire.

 

Le texte se resserre autour des zoneureuses, de leurs échanges en de longs dialogues empreints de néologismes argotiques témoignant de la continuité de l’évolution de la langue française malgré le péril imminent, échanges tournant autour du couple, de l’amour libre, la binarité ou encore les vieux réflexes virilistes. Car avant de vouloir change la société il faut savoir changer soi-même en enterrant ses propres certitudes tout en faisant acte d’écoute envers son prochain.

 

Dans ce monde refait et parfois en voie de disparition, de nouveaux codes se sont créés, comme ces pastilles de couleurs apposées sur des vêtements, chaque couleur représentant l’état d’esprit que l’on souhaite pour la personne qui va venir entrer en discussion avec nous, ceci afin d’éviter les excès, les harcèlements, les gestes ou paroles menaçants. Les face-à-face se déroulent au centre d’amas de ruines, dans un indescriptible chaos de fin du monde, et alors que les dômeux s’apprêtent à passer à l’attaque.

 

Les rapports humains sont analysés, certaines postures rejetées, les voix se faisant entendre malgré les bruits extérieurs d’une guerre sociale. Les femmes deviennent de véritables enjeux avec d’un côté une volonté d’émancipation, d’un autre un retour – chez les dômeux – à l’état d’esclaves d’une société moyenâgeuse. Puis les moments de détente : chants, danses, comme des talismans devant le spectacle d’apocalypse.

 

Le fait étonnant est que l’imminente disparition du monde est longtemps mise de côté, oubliée, pour laisser place à des débats sur l’avenir des mentalités entre hommes, femmes et non binaires. Une reconstruction est en route malgré l’irrémédiable. À moins que cet irrémédiable ne bascule vers un autre possible…

 

« [Rakatakatak] c’est le bruit de nos coeurs » a été écrit en 2021 par une troupe cisgenre, la réalité rattrapant parfois le texte, les autrices et auteurs s’interrompant en sortant de leurs rôles pour redevenir leur propre personne avec son propre mode de pensée. Le livre vient de paraître aux éditions l’espace d’un Instant, il est précédé d’une belle préface de Mélissa Zehner et enrichi d’une superbe couverture.

 

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(Warren Bismuth)

Nous sommes devant un texte théâtral que l’on pourrait aisément qualifier de post-apocalyptique, et pourtant… En effet, « Nous sommes en 2087. Comme prévu, le niveau de la mer a augmenté de quatre centimètres entraînant raz-de-marées, glissements de terrain, tsunamis et tremblements de terre. La planète est un champ de ruines, recouvert de marécages. Dans le monde, treize métropoles se sont données pour mission d’y faire survivre l’espèce humaine, en se retranchant dans des Dômes complètement hermétiques », l’image faisant penser bien sûr à un roman de Stephen King. Deux mondes s’affrontent au milieu du néant : les zoneureuses contre les soldats dômeux, les uns représentant la liberté, la joie de vivre par l’autogestion et l’entraide, le progrès intérieur et collectif, les autres la bassesse, l’autoritarisme et la mentalité militaire.

Le texte se resserre autour des zoneureuses, de leurs échanges en de longs dialogues empreints de néologismes argotiques témoignant de la continuité de l’évolution de la langue française malgré le péril imminent, échanges tournant autour du couple, de l’amour libre, la binarité ou encore les vieux réflexes virilistes. Car avant de vouloir change la société il faut savoir changer soi-même en enterrant ses propres certitudes tout en faisant acte d’écoute envers son prochain.

Dans ce monde refait et parfois en voie de disparition, de nouveaux codes se sont créés, comme ces pastilles de couleurs apposées sur des vêtements, chaque couleur représentant l’état d’esprit que l’on souhaite pour la personne qui va venir entrer en discussion avec nous, ceci afin d’éviter les excès, les harcèlements, les gestes ou paroles menaçants. Les face-à-face se déroulent au centre d’amas de ruines, dans un indescriptible chaos de fin du monde, et alors que les dômeux s’apprêtent à passer à l’attaque.

Les rapports humains sont analysés, certaines postures rejetées, les voix se faisant entendre malgré les bruits extérieurs d’une guerre sociale. Les femmes deviennent de véritables enjeux avec d’un côté une volonté d’émancipation, d’un autre un retour – chez les dômeux – à l’état d’esclaves d’une société moyenâgeuse. Puis les moments de détente : chants, danses, comme des talismans devant le spectacle d’apocalypse.

Le fait étonnant est que l’imminente disparition du monde est longtemps mise de côté, oubliée, pour laisser place à des débats sur l’avenir des mentalités entre hommes, femmes et non binaires. Une reconstruction est en route malgré l’irrémédiable. À moins que cet irrémédiable ne bascule vers un autre possible…

« [Rakatakatak] c’est le bruit de nos coeurs » a été écrit en 2021 par une troupe cisgenre, la réalité rattrapant parfois le texte, les autrices et auteurs s’interrompant en sortant de leurs rôles pour redevenir leur propre personne avec son propre mode de pensée. Le livre vient de paraître aux éditions l’espace d’un Instant, il est précédé d’une belle préface de Mélissa Zehner et enrichi d’une superbe couverture.

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(Warren Bismuth)

dimanche 23 novembre 2025

Nassia DIONYSSIOU « La mer au creux de ses mains »

 


En avril 1947, un journaliste britannique est dépêché sur l’île de Chypre afin de rendre compte de la situation sur place, car des milliers de juifs rescapés de la seconde guerre mondiale débarquent régulièrement avant de rejoindre une Palestine sous mandat britannique depuis 1922. Seulement le peuple juif a été jugé illégal à partir de 1946 sur le sol palestinien et un quota d’immigration est imposé. La Grande-Bretagne envoie donc dans un premier temps les rescapés dans des camps de transit à Chypre, colonie britannique.

Cette tragédie juive de l’après guerre a été évoquée dès le procès de Nuremberg. Le journaliste rencontre les exilés comme la population locale, en écrit des articles destinés à la presse. Puis un narrateur ou une narratrice fait état du mental des réfugiés, des souvenirs, avant que des habitants des camps prennent la parole. « C’est là qu’elle avait pris conscience que la mer transporte aussi des hommes sur son dos, pas seulement des oranges, des grenades, de la soie, du coton, des amandes ou du tabac. C’est là qu’elle avait pris conscience que, si l’on quitte son pays – puisse Dieu n’envoyer à personne un malheur pareil -, c’est pour échapper à l’enfer, et l’enfer, comme le paradis, n’est jamais que l’œuvre des hommes, pas celle de Dieu ».

En des instantanés, des images fortes de migrants juifs débarqués au camp de Karaolos près de Famagouste (ils seront plus de 50000 dans une douzaine de camps), l’autrice ravive une histoire en partie oubliée de l’après-guerre. Des juifs démunis (leurs biens ont été pillés par les nazis) sont bien transférés sur la terre palestinienne, mais au compte-gouttes, stagnant dans ces camps de l’île de Chypre durant un temps indéterminé. Les camps se mutinent, l’ambiance se durcit.

Nassia Dionyssiou insiste sur la non recevabilité du « on ne savait pas » car nous savions. Pour l’holocauste, pour les atrocités, les déportations, les fours crématoires, mais aussi pour cet épisode insulaire. La poésie est partie prenante dans ce texte d’une grande puissance, l’autrice nous rappelle d’autre part cette légende, celle du hêtre sous lequel écrivait Goethe, qui aurait été épargné lors de la construction du camp de Buchenwald. Tout comme elle prend le sujet de la mer comme exemple de la mémoire collective, comme celle qui brise les barrières et inonde le monde d’une tolérance essentielle, alors que les déportés tentent de se raccrocher à leurs coutumes, à leurs rites.

La poésie grecque est convoquée pendant que les juifs de l’île viennent en aide aux réfugiés. L’écriture est ô combien resserrée en une sorte de journal intime polyphonique où la Grande Histoire surgit, notamment rappelée par l’immense incendie de Salonique de 1917, avant un hommage final à Paul Celan. Ces camps existèrent de 1946 à 1949.

« La mer aux creux de ses mains », traduit par Marie-Cécile Fauvin, est de ces textes brefs qui cognent en peu de phrases mais beaucoup d’images, qui exhument un passé fiévreux, dont le rôle est de remémorer, de transmettre une tragédie pour laquelle le monde a préféré regarder ailleurs. Ce percutant roman est sorti en 2025 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis, même si l’autrice est chypriote. En moins de 100 pages, elle cloue son lectorat au sol, elle le guide de force sur une île durant une période trouble, il est difficile de résister.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 novembre 2025

Peter MAY « Loch noir »

 


Peter May semblait en avoir fini avec sa trilogie écossaise, l’un de ces chocs littéraires qui se terminent toujours trop vite. Il n’en était rien, puisque le bougre remet le couvert pour un quatrième volume se déroulant chronologiquement après les trois premiers.

Une jeune femme de 18 ans, Caitlin Black, célèbre nageuse et animatrice d’une émission de télévision, est retrouvée morte sur une plage de l’île de Lewis en Ecosse, une terre marquée par la religion et les rites ancestraux. Outre le fait qu’elle porte de multiples contusions, elle a été violée et était même enceinte. Seulement, le meurtrier pourrait bien être un certain Fionnlagh, le propre fils de Fin Macleod, ancien flic de l’île parti vivre à Glasgow pour y devenir criminaliste numérique indépendant mais travaillant toujours avec la police, dont on a pu suivre les enquêtes sur l’île dans les trois premiers tomes. Si Fionnlagh est marié et père d’une petite fille, il est pourtant établi qu’il entretenait une relation avec la victime, de 12 ans sa cadette. Fin Macleod se rend sur l’île avec sa femme Marsaili même si le couple bat de l’aile depuis quelque temps.

Fin a longtemps vécu sur cette île, aussi elle regorge pour lui de vieux souvenirs de jeunesse qu’il exhume lorsqu’il chipe le stylo du narrateur. Fin a bien vécu, fait les 400 coups avec de vieux potes, mais il y eut cette vieille histoire de trafics de saumons à laquelle il avait pris part 30 ans plus tôt. Et il a bien connu la propre mère de la victime et plusieurs de ses proches. Ce n’est donc nullement en étranger qu’il se met à fouiner un peu partout pour sauver l’honneur de la famille mais plus encore pour tenter d’innocenter son fils incarcéré. Il va croiser de vieilles connaissances, pas toutes heureuses de le voir de retour.

L’élevage de saumons continue de rapporter énormément, seulement une association environnementale détient des preuves d’un scandale sanitaire majeur qui pourrait exploser d’un jour à l’autre. Caitlin, comme sa meilleure amie Iseabail, toutes deux inséparables et se ressemblant physiquement, aidait l’association en question. Des vidéos clandestines ont été tournées dans les cages des saumons d’élevage et pourraient bien entraîner la fermeture de ce commerce.

Parallèlement, des baleines s’échouent en nombre sur une plage. Marsaili œuvre pour les sauver de l’irrémédiable. Ces pages, quoique atroces sur la souffrance animale, sont d’un profond intérêt pour mieux connaître ces cétacés, en une séquence quasi documentaire qui donne encore pus d’ampleur à un roman qui n’en manque pourtant pas.

Les rebondissements se succèdent comme une sinistre farandole, Peter May se fait virtuose d’un suspense qu’il ménage tout en jouant avec nos nerfs et nos émotions. Son Fin Macleod est un personnage marqué par la vie mais sachant se faire brutal comme tendre, il est bâti de plusieurs facettes comme la plupart des protagonistes que l’on suit dans cette enquête minutieuse savamment orchestrée, en une succession de désirs de vengeance mais aussi d’amour contrariées, empêchées voire impossibles. Car « Loch noir » ne manque pas d’histoires de cœur, mais toutes se rejoignent en une sorte d’impossibilité de dépassement de soi.

La description des paysages de toute beauté est saisissante de vérité, les images défilent comme dans un documentaire environnemental. Car ce roman sait se faire hybride, même si jamais Peter May ne perd la main sur le déroulé de son enquête, poisseuse et rugueuse à souhait.

Sur fond de réchauffement climatique, « Loch noir » est un polar écologique, un constat alarmant sur l’état de notre planète et des procédés atroces mis en œuvre dans le domaine de la pêche. « Un élevage de saumon d’un demi hectare produit autant de déchets qu’une ville de dix mille habitants ». Mené de main de maître, le roman nous dévoile de nombreux et peu glorieux secrets de famille au cœur des grands espaces de l’Ecosse sauvage et ignorée, pour un tout parfaitement régulé, équilibré. Pour reprendre une métaphore sportive éculée, ce quatrième tome est un vrai retour gagnant.

« Loch noir », traduit par Ariane Bataille, est paru cette année aux éditions du Rouergue, c’en est à coup sûr l’un des polars majeurs. Quant à Fin Macleod, reviendra-t-il nous torturer l’esprit ? C’est tout le mal que l’on peut se souhaiter.

https://www.lerouergue.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 novembre 2025

Michèle AUDIN « Rue des Partants »

 

Mise à jour : cette chronique a été préparée il y a quelques semaines afin de paraître le 1er décembre. Or, vendredi 14 novembre, Michèle Audin nous a quittés. Cet article publié plus tôt que prévu initialement est donc un hommage au remarquable travail passionné d'historienne dont elle a fait preuve toute sa vie, je n'en change pas une ligne. Repose en paix.

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Tout commence par une photographie de Robert Doisneau, celle d’un lavoir de Ménilmontant à Paris, rue des Partants, prise quelque part au mitan du XXe siècle. On y voit des blanchisseuses s’affairer. L’occasion est trop belle pour Michèle Audin qui se plonge grâce à de nombreux documents d’archives dans l’histoire de ce quartier populaire, de 1848 à 1953.

Les blanchisseuses de Ménilmontant sont prétexte à digression, notamment sur les révoltes et les insurrections du quartier. Arrêt prolongé sur la Commune de Paris, dont Michèle Audin est une spécialiste, sur les figures de Eugène Varlin, Léo Frankel, Gustave Flourens notamment, non sans rappeler une première tentative de Commune en octobre 1870 sur les hauteurs de Belleville.

Dans un XXe arrondissement prolétaire et rebelle, la population est plus à même d’organiser des mouvements de contestation contre le pouvoir en place, y compris bien sûr par le truchement de la Commune, dont l’autrice extirpe une célèbre photo d’une barricade, qu’elle analyse minutieusement. La Commune, c’est aussi, toujours dans ce même quartier, le presbytère transformé en morgue.

Michèle Audin continue son exploration : faisons connaissance avec cet Alexis Trinquet, figure méconnue de la Commune de Paris, dont l’autrice nous dresse un portrait, celui d’un homme qui se dresse contre Léon Gambetta. Car l’histoire politique est aussi remémorée, patiemment, incluant quelques croustillantes anecdotes. Mais ce livre est aussi une topographie de Ménilmontant, une comparaison avant / après, entre XIXe siècle et monde contemporain.

Les faits divers les plus marquants du quartier sont évoqués, comme le premier accident du métro parisien en 1903, 84 morts, ou encore le quartier bombardé par un zeppelin allemand en 1916, pendant la première guerre mondiale.

Venons-en au recensement national de 1936. Là aussi Michèle Audin explore les archives et analyse les données. Elle pousse jusqu’à la seconde guerre mondiale et énumère les noms des riverains de Ménilmontant morts en déportation à Auschwitz, ou ses Résistants morts à la même période, toujours exécutés par l’ennemi. Là encore, le travail de recherche est conséquent. Petit clin d’œil à Madeleine Riffaud, qui a combattu dans ce quartier, la même Madeleine dont une fameuse saga est en cours en bande dessinée (le quatrième tome vient de paraître), cette Madeleine qui vient de nous quitter en 2025 à plus de 100 ans.

La visite se termine par un index des noms et lieux cités. Ce documentaire est original : il nous guide dans le Ménilmontant du passé, par son histoire, son quotidien, ses faits marquants, l’évolution de son architecture. Un petit livre très plaisant à parcourir, d’autant qu’ils se clôt par ce qui était le but premier : les blanchisseuses de la rue des Partants. Michèle Audin possède ce talent de nous faire nous intéresser à des bribes historiques que nous n’aurions peut-être pas connues sans elle. Et chaque fois ou presque, elle dévoile de nouvelles images de la Commune de Paris, et ceci est capital. « Rue des Partants » est une longue radiographie d’un Ménilmontant prolétaire en même temps que celle d’un monde englouti. Le livre est paru en 2024 aux toutes fraîches éditions Terres de Feu, nées durant l’été 2023.

« Les enfants pauvres sont pittoresques. Dans le tableau de Delacroix, vous savez, l’un d’eux guide le peuple, à égalité avec la liberté. Dans Victor Hugo, qui a inventé Gavroche. Dans les photographies du vingtième siècle. Ils font partie du décor : sur les photographies, les grands terrains vagues des fortifications seraient bien vides sans eux ».

https://editions-terresdefeu.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 12 novembre 2025

Revue Critique « Frontières du noir »

 


Pour son numéro de l’été 2025, la revue d’analyse littéraire des éditions de Minuit, oscillant entre mensuel et bimestriel, propose à sa façon de célébrer les 80 ans de la Série Noire de chez Gallimard (dont les éditions de Minuit font partie depuis 2023). Le numéro 937-938 balaie l’univers du noir, pas seulement littéraire par ailleurs, et il est toujours très pointu dans ses propos.

Entrée en matière pour le moins originale et surnaturelle avec un texte de Geoffrey O’Brien s’attardant sur le roman « The search of Briday Murphy » de Morey Bernstein de 1956, où il est question d’hypnose, la pensée s’ouvrant sur le cinéma. Marc Cerisuelo analyse quatre films de François Truffaut : « La mariée était en noir », « Baisers volés », « La sirène du Mississipi » (avec un seul P, l’auteur insiste à juste titre) et « Domicile conjugal », approche sur la technique comme sur le rapport à d’autres cinéastes.

Caroline Reitz revient sur le roman « Eileen » de Ottessa Moshfegh (2015) ou une femme prend la parole 50 ans après sa jeunesse. Est mis en parallèle le roman « Ma sœur, serial killeuse » de Oyinkan Braithwaite (2019, Nigeria), deux roman qui abordent entre autres la sororité et le féminisme, et ne sont pas sans rappeler le film « Thelma et Louise » de Ridley Scott (1991).

C’est la série BD « 100 bullets » du scénariste Brian Azzarello et du dessinateur Eduardo Risso qui est à l’honneur dans le texte de Denis Mellier avant que Thibaut Bruttin se penche sur l’œuvre de Jean-Patrick Manchette et Jean Vautrin et leur rapport au cinéma, notamment aux deux monstres sacrés Jean-Paul Belmondo et Alain Delon. Dans un style fort similaire du reste de son œuvre, Pierre Bayard discourt sur la paranoïa dans le cinéma dans un entretien donné à Marc Cerisuelo et Benoît Tadié, par ailleurs traducteur d’une partie des textes en anglais de la présente revue.

Comme dans son indispensable livre « Le roman noir, une histoire française », Natacha Levet trace un historique passionnant du roman noir à la sauce francophone et, contrairement à son livre, elle n’omet pas de mentionner les auteurs « noirs » de Minuit que sont entre autres Jean Echenoz, Christian Gailly, Tanguy Viel et autre Yves Ravey. Boris Dralyuk propose une approche originale du noir avec trois poètes étatsuniens : Kenneth Fearing, Alfred Hayes et Weldon Kees, une poésie du noir dont de larges extraits accompagnent le propos.

Pierre Berthomieu nous entretient de l’œuvre cinématographique de Michael Curtiz et plus précisément de son adaptation en 1945 du roman « Mildred Pierce » de James M. Cain (1941).

Caroline Julliot dresse les contours du Nestor Burma de Léo Malet et revient sur la carrière de ce pionnier du roman noir. Dans un texte sur l’opposition entre police et détective, Thierry Hoquet place trois films en parallèle : « Meurtres mystérieux à Manhattan » de Woody Allen, « Assurance sur la mort » de Billy Wilder et la série « Only murders in the buildings » de Steve Martin et John Hoffman. En silhouette apparaît le crime d’une proche de la famille de l’auteur de l’article, ensuite hanté par la lecture de polars classiques.

La directrice de la Série Noire Stéfanie Delestré répond pertinemment aux questions de Marc Cerisuelo et Benoît Tadié sur l’itinéraire de la célèbre collection de chez Gallimard. Et comme toujours avec l’interviewée, on en apprend beaucoup !

Gérald Peloux s’intéresse quant à lui à certains titres de romans noirs japonais déviants dans la littérature de l’entre-deux guerre, tandis que Jean-Pierre Naugrette met la lumière sur la place prépondérante de la couleur noire et l’errance dans l’œuvre de Charles Dickens, la pensée s’amplifiant bien vite vers les évocations de la ville de Londres dans la littérature classique.

Vincent Platini ressuscite l’œuvre en partie oubliée de Francis Carco, insistant sur la bohème de l’écrivain, sa fréquentation des bas-fonds qu’il retranscrit à la perfection dans ses romans agrémentés de langage populaire, d’argot parisien typique, les figures des prostituées gouailleuses. Platini revient aussi sur les rapports entretenus entre Carco et le monde la peinture.

Le dernier article signé Andrew Pepper fait la part belle à l’après Jean-Patrick Manchette, au polar de l’après mai 68, c’est-à-dire au roman noir, au polar sociétal en direct en temps de crise surtout aux Etats-Unis, avec un constat sans solution. L’article s’étend toutefois vers le polar féministe d’Amérique latine, de quoi inspirer des lectures.

« Frontière du noir » est un recueil de textes traitant le « Noir » de manière ample et variée, touchant à la fois littérature et cinéma pour rendre le tout plus pertinent, moins réducteur. Si quelques interventions peuvent paraître ardues, d’autres s’adressent à toute la population, ce qui est la moindre des choses lorsqu’on parle de roman noir. Recueil dans lequel il se pourrait fort que vous annotiez quelques petites références à exploiter ultérieurement. Et puis les éditions de Minuit restent une valeur sûre (même si c’est esthétiquement curieux de voir soudain apparaître une couv’ noire dans ma bibliothèque personnelle des livres de chez Minuit)…

Ainsi se termine mon cycle consacré aux 80 ans de la Série Noire, à moins que... J’espère que vous y aurez trouvé des lectures intéressantes. J’ai tenté de varier les articles, les époques, les auteurs, j’espère ne pas avoir trop échoué. Bien sûr, je reviendrai ultérieurement sur des titres de la Série Noire, mais de manière moins solennelle, plus ponctuellement.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 novembre 2025

Johann CHAPOUTOT & Philippe GIRARD « Libres d’obéir »

 


Cette BD de 2025 est l’adaptation du livre documentaire « Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui » de Joahnn Chapoutot, paru en 2020.

Reinhard Höhn (1904-2000) fut un bon nazi, toujours prêt à briller par son statut de chercheur pour le triomphe de la cause, statut de chercheur qu’il conservera toute sa vie. Proches des idées du Führer, il pense comme lui que le pouvoir n’est pas l’Etat et que l’Etat doit disparaître dans sa globalité, car « puisque l’Etat redistribue les richesses, il assure la survie des faibles ». Or dans le IIIe Reich, on n’aime pas particulièrement les faibles. Le but est diriger plutôt que gouverner. 

Ainsi Höhn propose une approche managériale autoritaire avec prescription de méthamphétamines pour améliorer le rendement des ouvriers. Un seul syndicat est autorisé : le Deutsche Arberitsfront. La plume de Johann Chapoutot, épaulée magistralement par le somptueux travail graphique de Philippe Girard, raconte pour ainsi dire trois histoires : celle du nazisme par le prisme du traitement du prolétariat, le destin de Reinhard Höhn en une biographie traçant les grandes lignes de son métier de chercheur, la troisième histoire, enchâssée, étant celle de victimes du management autoritaire contemporain se documentant sur l’origine de ce patronat sévère et destructeur.

Le système nazi se finance en partie par la spoliation des biens juifs réinjectés pour réduire les impôts et augmenter les prestations sociales. Ironie de l’histoire : en 1945, au départ de nombreuses troupes de soldats allemands sur le front, il faut les remplacer pour continuer à faire fonctionner le pays. 15 millions d’étrangers sont recrutés.

Après la guerre, Höhn n’est pas inquiété pour son passé nazi, il crée en 1956 une école de management basée sur l’expérience étasunienne, un management dur, où l’humain est remplacé par la rentabilité. Le salarié devient flexibilité, adaptabilité, performance. Au revoir la vie privée, bonjour l’aliénation ancêtre de ce que l’on appellera plus tard le burn-out. Les entreprises sont dirigées comme des armées même si l’adversaire est invisible, seul le profit compte.

C’est toute cette évolution du management jusqu’au monde actuel que Chapoutot raconte dans cette bande dessinée, formant un miroir avec les employées discutant de nos jours, détruites par leurs conditions de travail, dont l’ancêtre pas si lointain émane du nazisme.

Le travail de Philippe Girard est tous points remarquable : coloré, dynamique, il joue avec les polices de caractère, le type « affiche » pour des slogans présentés comme des publicités. La couleur rouge est très présente et gifle quasiment à chaque page. Car le discours de fond suinte le sang, la maltraitance, la négation des valeurs humaines. Ce n’est pas uniquement le message de Chapoutot qui se lit avec intérêt, mais sa représentation par Philippe Girard qui fait de cette BD un écrin. Car Girard agrémente des slogans de management dans leur langage original : l’allemand. Il sert aussi à rendre la pilule moins amère, l’esthétisme est ici aussi important que le texte.


Derrière la biographie de Reinhard Höhn, derrière une histoire du management nazi, derrière son héritage dans les entreprises de nos jours, c’est une BD qui forme un tout grâce à deux hommes très talentueux qui unissent leur force pour proposer un livre d’une grande valeur artistique comme historique et sociologique. Pour les détails concernant le management toxique, ruez-vous sur ce documentaire, il vaut le coup !

(Warren Bismuth)

mercredi 5 novembre 2025

Maxime OSSIPOV « Luxemburg »

 


Ce recueil de quatre nouvelles a tout pour plaire. Imaginez un auteur contemporain « médecin-écrivain » au même titre que Anton Tchékhov et Mikhaïl Boulgakov par exemple, ayant retenu les leçons stylistiques de ses aïeuls tout en s’en affranchissant, y rajoutant quelques scènes absurdes dignes de Nikolaï Gogol, le tout dans une Russie actuelle corrompue, et vous obtenez un mets délicat et fort appétissant.

Des  descriptions minutieuses de villes de province qui s’occidentalisent au climat antisémite dont le pays ne s’est jamais départi, Maxime Ossipov raconte sa Russie, par ses yeux de médecin empathique (encore un point commun avec Tchékhov) qui écoute les souffrances de ses patients, en y agrémentant de nombreuses références à la littérature, surtout la russe classique. Que demander de plus ?

Le plus, ce sont ces petites notes historiques, l’ombre de Marina Tsvétaïeva, le désespoir par l’humour, toujours recommencé. Ossipov est doté d’une profonde conscience dans ses descriptions de portraits souvent abîmés, il fait pétiller ses scènes, sait les rendre burlesques malgré la noirceur ambiante.

La deuxième nouvelle, « Luxemburg » (une ville de province à l’est de Moscou, à ne pas confondre avec le pays européen), qui donne son nom au recueil et se présente plutôt comme une novella, nous permet de suivre Sacha, le narrateur trois fois baptisé, traducteur et intellectuel, au nom à connotation juive alors qu’il ne l’est pas ou ne pense pas l’être, Sacha dont le père avait inventé une façon de cacher des livres interdits dans le caveau d’un cimetière (les cimetières sont quasi omniprésents dans tout le recueil). La famille de Sacha est encore aujourd’hui victime de l’antisémitisme et des tombes sont même profanées. Pourtant, « Les juifs sont horribles, seuls tous les autres sont pires ». La violence va crescendo, les juifs envisagent de quitter le pays pour simplement sauver leur peau et celle de leurs proches.

Si les deux dernières nouvelles sont bien plus brèves, elles rajoutent une touche locale fort intéressante. Maxime Ossipov est de ces auteurs russes qui ont su puiser à la source, celle des aînés, mais qui l’ont remodelée pour la rendre actuelle, faire vivre ses actions dans un pays contemporain, qui comporte pourtant des similitudes avec l’ère stalinienne et même tsariste. Il emprunte à Dostoïevski pour rendre ses propos plus lumineux, plus pétillants. Il dépeint à son tour une Russie plongée dans la corruption, la haine, l’individualisme, la perte de repères. En tant que médecin, il se fait parfois légiste pour tenter de comprendre d’où vient le mal.

« Luxemburg », recueil de nouvelles écrites entre 2017 et 2021, est à la fois un diagnostic et une quête, un regard vers l’Occident sans superlatifs. Du soupçon au remède, le chemin est tortueux. L’exil peut être une solution, un but à atteindre. C’est d’ailleurs le choix que fera Maxime Ossipov après l’invasion russe en Ukraine, allant s’établir quelque part en Europe Occidentale.

« Luxemburg » qui vient de paraître est une nouvelle pierre à l’imposant édifice littéraire russe, son auteur n’a pas à rougir des « classiques » qui ont fait tellement d’ombre aux diverses descendances, ce qui est encore vrai aujourd’hui. C’est le quatrième livre de Ossipov publié en France. Comme les précédents c’est par le soin des éditions Verdier et de leur collection Slovo qu’il nous est divulgué, il est à déguster bien calé dans un gros fauteuil un brin défoncé par les âges.

https://editions-verdier.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 novembre 2025

Christos CHRYSSOPOULOS « Maison Alma »

 


Dans un pays indéterminé se dresse une Unité adjacente à une maternité. Dans l’Unité, six appartements occupés par des patients, des personnes déficientes mentales. Mais qui sont ces patients ? Ils vont intervenir les uns après les autres, prendre la parole, parfois laborieusement, parce que toutes et tous portent les traumas d’un passé qu’ils n’ont jamais soigné.

Les résidents vivent en vase clos, à la fois seuls mais dans un collectif représentant une entité pleine. Sans l’un des membres le château de carte s’écroule. Cette communauté s’autorégule en une complémentarité minutieuse. Chacun y va de sa petite histoire, ses souvenirs, réels ou inventés. « Quelle que soit l’histoire choisie, chacun la relate dans les moindres détails avec ses mots et de façon immuable. Ils ne l’oublient jamais, ni celui ou celle qui l’a imaginée, ni les autres. Et si elle recèle en elle des faussetés, cela relève désormais de la vérité de l’Unité. Quels que soient les mensonges, ils doivent avoir été inventés ex nihilo, pour en dissimuler d’autres et devenir à leur tour la vérité de l’Unité. Puis on les oublie. Vivre dans l’Unité suppose de renoncer à la contradiction. Et de ne jamais laisser place à l’objection ».

Les souvenirs sont souvent liés aux parents, aux moments dramatiques, à tout ce que l’on aimerait voir rejaillir de ses tripes mais qui reste coincé dans une gorge trop nouée. Alors par petites touches, parfois, une mince partie est expectorée… Mais pas tout, jamais, et ce collectif n’est qu’une suite de solitudes en chaîne. « Ils ont beau cohabiter sous le même toit, en fait ils sont isolés. Les quelques conversations entre eux ressemblent à des soliloques, ou plutôt à des flèches égarées dans l’infini, qui ne se croisent jamais. La vie est dénuée de profondeur. Il n’y a aucune interaction ; juste la répétition et le silence ».

Dans tout cet édifice précaire va surgir Alma, introduite par le Visiteur, née dans la maternité tout à côté. Et elle va métamorphoser les résidents, ensoleiller l’atmosphère, réchauffer les cœurs.

Dans un texte flirtant allègrement avec le fantastique, le grec Christos Chryssopoulos poursuit son œuvre protéiforme, y compris dans un même récit. C’est le cas ici avec un roman qui titille parfois la poésie avant de basculer dans une structure théâtrale où tout n’est plus que dialogues, très peu de décors – savamment décrits au début -, le tout mêlé d’onirisme, où les protagonistes semblent vivre dans un autre monde, un monde parallèle, le leur.

« Maison Alma » est un hommage vibrant à la jeunesse, à tout ce qu’elle peut apprendre aux aînés par sa fougue, sa spontanéité. Il est faux de croire que les plus anciens détiennent plus de vérités. C’est un récit dans lequel plusieurs naissances ont lieu en diverses périodes, d’ailleurs les résidents racontent leurs propres naissances, les uns après les autres, tandis que Alma arrive dans leur univers, pour une naissance de plus. Mais la naissance est aussi le moment où les inégalités commencent.

Roman hybride sur la filiation, le « redépart », le renouveau, l’acceptation de la différence, un texte humaniste présenté de manière originale, notamment par cette longue séquence où Elle (nous ne connaîtrons jamais son prénom) est enceinte, dans la maternité jouxtant les appartements de l’Unité, une grossesse extrêmement détaillée, y compris scientifiquement, cette grossesse qui bientôt va bouleverser la vie de plusieurs personnes qui n’attendent plus rien de l’avenir. Un roman où l’espoir, pourtant peu présent, ne se fait plus tout à coup lueur mais quasi certitude. Car Alma est cette enfant aux dons prodigieux qui lui permettent de réparer des vies. Les dernières lignes sont extraites d’une chronique de 1938 de Joseph Roth, ce qui peut représenter un indice quant à l’espace temps et pourquoi pas géographique… Ce point de vue étant entièrement gratuit et personnel, merci de n’en pas tenir compte.

« Maison Alma », écrit en 2019, vient de paraître aux nécessaires éditions Signes et Balises, dont Anne-Laure Brisac, directrice éditoriale, signe ici la traduction du grec. Soutenez cette maison, elle est magistrale !

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 29 octobre 2025

Jean-Patrick MANCHETTE « Le petit bleu de la côte ouest »

 


Gerfaut, un cadre parisien, traîne à l’hôpital le plus proche un accidenté de la route. Il ne sait pas qu’à ce moment précis il vient de se mettre dans de sales draps, le blessé ayant été en fait touché par balles. Alors Gerfaut part en vacances avec femme et fillettes en Charente-Maritime. C’est là qu’il réalise que sa vie est peut-être en danger car il se sent suivi. Il repart soudainement à Paris où son ami Liétaud lui confie une arme. Gerfaut veut retrouver les hommes qui lui en veulent, mais doit-il retourner sur son lieu de villégiature, où par ailleurs sa famille court peut-être un risque majeur ?

« Le petit bleu de la côte ouest » de 1976 est à coup sûr un palier important dans l’œuvre de Manchette, il restitue à la perfection toute l’atmosphère unique de l’auteur : modernité stylistique, suspense, précision toute cinématographique des scènes, inventaires à la Prévert en des plans fixes, situation politique de l’époque, humour omniprésent. Manchette joue sur la tension. Ainsi les fins de chapitres restent en suspens. Mieux : il nous apprend que son Gerfaut va se faire agresser, puis il renvoie la scène à une date ultérieure. On verra ça plus tard.

La musique, le jazz surtout, joue toujours un rôle primordial dans un Manchette, histoire d’imposer sa bande originale. Car chez lui tout est cinéma, tout est décrit bien au-delà de la littérature, tout est script. Manchette vit avec son temps et dispose ainsi d’objets hétéroclites témoins de leur époque, ou même paraissant en avance (un peu comme dans un épisode de Columbo).

Tout à coup, en fuite et après bien des péripéties, Gerfaut atterrit pataudement au cœur d’une nature inhospitalière. Et là Manchette frappe fort. Il évoque sans le nommer le western chef d’oeuvrissime de Richard Sarafian « Le convoi sauvage » (1971)… avant de faire vivre à son héros des scènes similaires, comme littéralement piquées au film, Gerfaut jouant Zachary Bass (Le Hugh Glass interprété par Richard Harris). On atteint le somptueux. « Il atteignit la basse branche à demi brisée d’un arbre, acheva de l’arracher et l’utilisa en guise de béquille. Il parvint à reprendre la progression débout et atteignit la vitesse de 4 km/h. Il envisagea et rejeta l’idée de repérer des abeilles qui butinaient, de les suivre, atteindre la ruche, chasser l’essaim d’une manière ou d’une autre et bouffer le miel. Il lui parut qu’il subirait d’innombrables piqûres et serait définitivement mis hors de combat, si même il n‘en crevait pas. De toute façon, il n’y avait pas d’abeille ». Car Manchette ne respecte rien, caricature à tout va, emprunte en remodelant, en imposant son style fait de nouveaux codes dans une littérature noire alors en manque d’inspiration.

Fleurant bon la dystopie, le roman se resserre à nouveau vers du plus tangible, toujours en mouvement, car « Le petit bleu de la côte ouest » est une incessante course poursuite… sans course. Et attention à ne pas se prendre les pieds dans le tapis. La vitesse d’exécution des actions risque de nous faire perdre un infime détail qui peut plus tard s’avérer d’importance. Or, Manchette ne répète jamais ses indices deux fois. Tout en se fendant la pêche, nous nous devons de rester concentrés sur le fond du texte.

« Le petit bleu de la côte ouest » a été adapté ultérieurement en bande dessinée avec Jacques Tardi au crayon, tandis que le cinéma s’en est également emparé à sa manière. Ça ne vous dit rien « Trois hommes à abattre » de Jacques Deray avec Alain Delon ? Quoi qu’il en soit, ce « Petit bleu » est une grande réussite, il est parfait si vous souhaitez découvrir l’univers de Manchette, d’autant qu’il est aussi bref que percutant. Sa langue est on ne peut plus novatrice, elle n’en est que plus addictive.

Ce roman a été lu dans le cadre du cycle toujours en cours pour célébrer dignement les 80 ans de la Série Noire. Quant à moi, je vais continuer, dans l’ordre chronologique, mon exploration de l’œuvre de Manchette, le sourire aux lèvres.

« Il fit plusieurs essais infructueux ponctués de chutes ridicules et douloureuses. L’idée lui vint enfin de ramper en crochant dans la terre avec ses doigts. Il franchit une courte pente et accéda à une zone de terrain tout bouleversé, très décourageante. Ce n’étaient qu’abrupts ressauts, affleurements de granits, entrelacs de troncs abattus par la foudre ou les avalanches, surplombs vertigineux. Plastiquement, c’était fort romantique. Du point de vue de Gerfaut, c’était la merde totale ».

(Warren Bismuth)

dimanche 26 octobre 2025

Arthur Conan DOYLE « Le chien des Baskerville »

 


Nous allons goûter ce mois-ci à « La vie de château » pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres. Concernant Des Livres Rances, ce ne sera pas le long fleuve tranquille ni coquet que l’on pourrait espérer en tel lieu, puisque c’est une sordide affaire policière qui va hanter les murs et les abords d’un vieux manoir. À vous de jouer monsieur Sherlock Holmes !

Quelque part vers 1900, un certain docteur Mortimer rend visite à Sherlock Holmes et son fidèle acolyte le docteur Watson à Londres pour une affaire curieuse : l’un de ses amis, Charles Baskerville, richissime propriétaire du manoir de Baskerville Hall dans le Devonshire, vient de mourir mystérieusement des suites de problèmes de cœur. Seulement, une légende tenace raconte qu’un chien gigantesque rôde sur la lande autour du manoir depuis la mort violente de sir Hugo Baskerville en 1742, alors propriétaire du manoir et tyran notoire, au passé sulfureux.

L’héritier du domaine se trouve être sir Henry Baskerville, neveu de sir Charles et résidant au Canada. Il souhaite se rendre rapidement sur les lieux du drame ainsi que pour recevoir son précieux bien. Il a cependant reçu une lettre énigmatique dès son arrivée en Angleterre, les mots ont été découpés dans un journal, collés grossièrement avant que le tout ne soit adressé à sir Henry. Cette lettre prévient : « Si vous tenez à votre vie et à votre raison, éloignez-vous de la lande ». Sir Henry doit être escorté pour se rendre sur place, et Sherlock Holmes, préoccupé par d’autres affaires en cours, ne peut l’accompagner afin de le protéger. Ce sera Watson qui lui servira d’ange gardien.

Nous allons faire connaissance avec les personnages les plus proches du manoir dans cette campagne triste et humide, grâce au docteur Watson, épaulé notamment par le docteur Mortimer. Mais il se déroule des faits étranges et comme surnaturels, sans doute en rapport avec ce chien, qui par ailleurs hurle dans le brouillard, alors qu’un forçat évadé, Selden, rôde à son tour, peut-être afin de nuire…

« Le chien des Baskerville », rédigé entre 1901 et 1902, est l’un des titres les plus célèbres des aventures de Sherlock Holmes. Il n’appartient toutefois pas directement à la série (s’il marque le retour de Sherlock Holmes, que Doyle avait pourtant fait mourir en 1893, rien n’est dévoilé quant à la « résurrection » de son personnage fétiche) , et c’est l’une des rares enquêtes contées en roman et non en nouvelle. L’ambiance y est gothique et en partie fantastique, même si tout y est parfaitement rationnel. Comme à son habitude, Holmes brille par son esprit de déduction, Watson par son flair et sa soumission. Nous voilà parfaitement ancrés dans un roman typique d’une certaine littérature anglaise du XIXe siècle.

L’un des intérêts de ce roman (bien qu’il y en ait beaucoup) est l’absence de Holmes durant une partie des événements. Néanmoins, Watson lui a promis de le tenir au courant de l’affaire, ce qu’il fait par le biais de plusieurs lettres, jointes au récit, de sorte que Holmes, bien qu’absent, n’est pas effacé du récit. Les personnages, la plupart mystérieux, confèrent un attrait supplémentaire à l’intrigue et à ce climat, même si Doyle s’applique à ne surtout pas rendre le tout sombre ou poisseux. Au contraire, les bons mots ne manquent pas, et le résultat est un pur divertissement malgré une enquête sinistre à résoudre.

« Le chien des Baskerville » est un sommet du genre par son décor, ses protagonistes, ses rebondissements, la richesse et la complexité de la trame. Si Holmes peut agacer par sa suffisance et son narcissisme, force est de reconnaître qu’il possède néanmoins un sacré charisme. Mais les autres personnages ne sont pas là pour faire tapisserie, tous ont un rôle qu’ils jouent par ailleurs à la perfection. La recette fonctionne parfaitement, on ne s’ennuie pas une seule seconde. Le dénouement, méticuleusement expliqué par Holmes lui-même, tient du grand art.

Le roman fut adapté à de très nombreuses reprises, je retiendrai toutefois deux références qui m’ont accompagné juste avant la lecture du roman (oui, je peux prendre mon travail très au sérieux). Tout d’abord un livre audio de 2008 aux acteurs éblouissants (Philippe Lejour, Jean-Marie Fonbonne, Jean-Claude Ray, etc.), reflétant excellemment l’ambiance, puis ce film de 1959, devenu une sorte de classique, réalisé par Terrence Fisher, avec Peter Crushing dans le rôle de Sherlock Holmes, André Morell dans celui de Watson et Christophe Lee jouant sir Henry Baskerville. Ces deux supports mettent en valeur ce scénario solide à l’atmosphère si particulière. Un vrai tiercé gagnant !

(Warren Bismuth)



mercredi 22 octobre 2025

Rick BASS « Là où se trouvait la mer »

 


Dans la famille « Quatre saisons de pavés », challenge de l’amie Moka du blog Au Milieu Des Livres, je demande l'automne ! Et c’est presque tout naturellement que vient s’incruster Rick Bass, peut-être l’auteur qui prend le plus en compte le rythme des saisons, ici pour un roman de plus de 600 pages, puisque la règle du jeu de ces pavés des quatre saisons est de présenter un livre de n’importe quel format comportant au moins 500 pages.

Rick Bass enchante dans ses recueils de nouvelles. Ce géant des grands espaces et du nature writing sait mieux que tout autre décrire des scènes et des images sauvages qui marquent et questionnent. Ses romans ne possèdent peut-être pas cette même magie, en tout cas les moments de grâce sont sans doute plus espacés, ils se méritent.

« Là où se trouvait la mer » de 1998 est le premier roman de l’auteur, après plusieurs recueils de nouvelles et des essais. Le travail est ambitieux pour une première salve, puisque Bass nous entraîne à la frontière entre le Montana et le Canada pour nous faire suivre plusieurs personnages sur plus de 600 pages. Le vieux Dudley, vieil homme acariâtre, autoritaire et porté sur les femmes, en plus d’être fauconnier à ses heures perdues, est un géologue de renom. Il a formé Matthew, en faisant en quelque sorte son double soumis et effacé. Il imagine aussi un bel avenir pour le jeune Wallis qu’il prend sous son aile. Mais celui-ci pourrait bien lui donner du fil à retordre.

Dudley, établi du côté du Texas, envoie Wallis prospecter dans le nord-ouest du Montana pour rechercher du pétrole dans les entrailles de la terre. Là-bas vit Mel, la femme de Matthew et fille du vieux Dudley, accessoirement spécialiste des loups dont elle suit régulièrement les traces des meutes. Le Montana en hiver est un coin du globe isolé, comme figé par le froid et l’impressionnante épaisseur de neige. La vie s’y écoule au ralenti, le thermomètre pouvant descendre en dessous de moins 60 degrés. « Les Indiens avaient chassé dans cette vallée chaque automne, mais ne s’y étaient jamais installés. Il faisait encore plus froid, alors, on était plus proche de l’époque des grands glaciers et la terre, comme un visage qui se serait tourné vers le soleil, n’avait pas encore commencé son lent réchauffement ».

Les conditions de vie sont rudes, la coupure avec le monde extérieur totale. Mel et Wallis vont devoir d’apprivoiser, prendre leur temps pour faire plus ample connaissance dans cette vallée de la Swan nouvellement habitée par les humains puisqu’elle ne fut occupée à l’année qu’à partir des années 1910. Soudain, Wallis tombe sur de vieux carnets de jeunesse de Dudley, et c’est un choc. Car Dudley est un érudit de géologie, et ses carnets regorgent d’informations de première main sur la minéralogie, la Terre jusqu’à l’origine du Monde. Dans ce long roman, Wallis va ouvrir ponctuellement ces carnets, s’en imprégner tout en tentant de percer à jour la personnalité de Dudley qui lui échappe en partie.

Régulièrement, Dudley et Matthew viennent rendre visite à Mel et Wallis, traversent le pays afin de passer quelques jours dans ce coin sauvage du Montana. Dudley se comporte horriblement, cruellement. Mel n’hésite pas à le remettre en place, à le houspiller. Puis Dudley et Matthew repartent comme ils étaient venus, après que Matthew ait embrassé sa femme une dernière fois. Mais Mel et Wallis se rapprochent inexorablement.

Tout en étant un roman étrangement silencieux et très contemplatif, « Là où se trouvait la mer » foisonne en informations : sur l’hiver extrême dans un coin perdu du monde, sur la géologie, l’origine de la création de la terre, mais aussi sur la faune locale, les cerfs notamment. Il se fait parfois guide naturaliste ou minéralogique. Il est aussi roman psychologique, avec ces deux beaux personnages que sont Mel et Wallis, vivant ensemble un grand isolement, une sorte de solitude à deux. Les personnages secondaires peuvent également s’avérer forts, je pense à Joshua, ce fabricant de cercueils aux formes bestiales pour rendre comme onirique le trépas des habitants de la vallée et alléger les souffrances des survivants. Il y a aussi la vieille Helen, la mère de Matthew, en fin de vie, influencée par la sagesse amérindienne, tandis que se forme à chaque visite de Matthew un faux triangle amoureux entre lui, Mel et Wallis, bien que Rick Bass soit avare en dialogues malgré de réguliers rebondissements qui mettent du piment dans la lecture. « La neige ne cessait de tomber, plus vite qu’on ne pouvait la ramasser, si bien que la plupart des gens finirent par abandonner et par rentrer chez eux, résignés à attendre le printemps, ne dépendant maintenant plus que de la pitié des éléments ».

Rick Bass déploie un redoutable talent pour nous immiscer au coeur de la nature sauvage, mais plus encore au coeur de la famille qu’il peint. Son talent fait que nous nous sentons appartenir entièrement à cette quasi fratrie. Certes, les scènes de chasses, de traques, d’assassinats d’animaux sont irrespirables et parfois bien trop longues, se perdant dans des détails dont nous nous dispenserions aisément. Mais il y a tout le reste : la chaleur humaine, la beauté de la terre, de la nature, la complicité, la lenteur surtout. Qu’il fait bon se pavaner en ces pages qui filent à un train de sénateur. Rick Bass, lui-même habitant le nord-ouest du Montana, observe ses égaux, leurs gestes du quotidien, leurs émotions, leur solitude, pour nous les retranscrire sans fioritures mais avec cette langue d’une haute porte poétique où plutôt « poéthique animalière » comme l’écrit dès le titre de son ouvrage de 2021 l’essayiste Claire Cazajous-Augé à propos du travail de l’auteur. Car il s’agit bien de cela, la poésie par l’éthique et de profondes valeurs animalières. Les femmes chez Bass sont aussi prépondérantes par leur présence, leurs valeurs, leur identité de femmes et leur répondant. « Une petite fille prit la parole – c’était Suzie, une des élèves. ‘Vous avez pas besoin de forer ici, dit-elle avec colère. C’est pas bien. Ça va tout bousculer, ici – ça va déranger les animaux – leurs vies – leurs… Elle regarda autour d’elle, désespérée. Leurs cultures, quoi, dit-elle. Leur relation avec la terre’ ».

Des êtres vont naître, d’autres vont disparaître, tels est le cycle de la vie sur terre, simple mais divinement raconté par Rick Bass. Comme ses personnages, son roman d’aspect sauvage se laisse finalement domestiqué pour ne plus nous lâcher. Tout est beau dans ce roman : ses protagonistes, sa nature immense, les cours d’histoire, de biologie, de géologie. Même les excès du vieux Dudley sont rendus avec tendresse (mais révolte). Car Bass ne juge pas, il laisse vivre et évoluer ses personnages, il ne les condamne pas, même s’il est parfois palpable qu’il se dresse contre certains de leurs abus. Et puis ces cours d’écologie, ces pages contemplatives sont d’une splendeur absolue. « Là où se trouvait la mer », écrit en 1998, est paru en 1999 en France, traduit par Anne Wicke. Il souffre de quelques longueurs (quel roman de plus de 600 pages n’en souffre pas ?), de quelques redites, mais pardon, quel voyage époustouflant ! Sans les scènes difficiles de souffrance animale, ce roman serait peut-être un chef d’oeuvre dans son genre. Il peut aussi être vu comme une version fictionnelle de sa fausse trilogie nature des grands espaces (fausse car elle n’est pas du tout présentée comme trilogie, même si les trois volumes se complètent et me paraissent en partie indissociables) comprenant « Winter », « Le livre de Yaak » et « Le journal des cinq saisons », qu’il vous faut à tout prix avoir lu (et même si je n’ai parlé sur ce blog que d’un seul des trois titres). « Toute la terre qui nous possède », l’un de ses rares romans, ne m’avait pas provoqué la magie nécessaire à l’appréciation d’une œuvre, mais « Là où se trouvait la mer » en comble peut-être les manques. Roman à apprécier loin de la vitesse et du bruit, comme une offrande.

(Warren Bismuth)





dimanche 19 octobre 2025

Natacha LEVET « Le roman noir, une histoire française »

 


Aujourd’hui nous allons nous cultiver. Plus précisément, nous allons plonger au cœur de l’histoire du roman noir, en insistant sur les ramifications françaises. C’est Natacha Levet qui va nous servir de guide avec ce passionnant et méticuleux essai de 2024 où elle s’immisce jusqu’aux racines du genre, en fait jusqu’à la tragédie grecque !

Car le roman noir aurait ses racines lointaines et indirectes du côté de la tragédie grecque, bien avant d’être un héritier plus direct du roman gothique des XVIIIe et XIXe siècles. Natacha Levet met en perspective toutes les accointances entre plusieurs styles qui vont accoucher du roman noir, débarquant en tant que tel dans les années 1920 aux Etats-Unis, alors qu’en France il faut attendre un petit peu plus, et notamment dans l’héritage du roman prolétarien, duquel est directement issu le roman noir. Les pionniers français peuvent aller se chercher du côté de Jean Meckert ou autre Léo Malet, mais le vrai précurseur francophone est Georges Simenon, un belge qui écrit des romans noirs (même s’ils ne portent pas encore ce nom) dès le tout début des années 1930. Pour les deux autres, il faut attendre les années 1940. Ces deux-là posent d’ailleurs leur pierre à l’édifice avec l’incorporation d’une langue populaire et argotique qui fera son chemin par la suite. Boris Vian prend rapidement leur sillage sous le pseudonyme de Vernon Sullivan en 1946.

Deuxième guerre mondiale, le roman noir se situe entre résistance et collaboration, deux camps s’affrontent là aussi. Car il ne faut pas perdre de vue que le roman noir français fut alors abondamment écrit par des conservateurs, des réactionnaires aux thèses parfois proches de celles de l’extrême droite. Le terme « roman noir » apparaît après la guerre, bien qu’il existait en partie avant, notamment par la dénomination de « littérature noire ». Le roman noir est par essence pessimiste voire nihiliste. Ce n’est que bien plus tard qu’il prend le nom de « polar », lequel aurait été inventé en 1965 par un certain Michel Audiard, mais sera surtout popularisé à partir des années 1980. Le roman noir et le polar ne sont pas toujours absolument synonymes, un long débat serait nécessaire sur le sujet, mais nous manquons de temps et d’espace.

La Série Noire de chez Gallimard a joué un rôle prépondérant dans la représentation des codes du roman noir. Créée en 1945, elle va d’abord voir se succéder toute la fine fleur du roman hardboiled (dur à cuir) étatsunien avant qu’apparaissent les premiers titres français. C’est en partie avec l’apparition de la Série Noire que le roman et le cinéma se rapprochent inexorablement, le film noir, dont l’appellation est antérieure au roman noir, était déjà fort prisé. Le roman va lui permettre un succès encore plus grand (Aparté : la maquette des couvertures de la Série Noire « évoque un faire-part de deuil inversé »). L’un comme l’autre sont alors dépolitisé, servent de divertissement, ne sont en rien sociaux hormis quelques exceptions, notable dans la littérature par la figure de Jean Meckert (qui paraîtra bien seul jusqu’aux débuts des années 1970). Le roman noir français est jusqu’à cette date volontiers cocardier, chauvin, nationaliste et rétrograde.

Il est aussi profondément sexiste, machiste, misogyne, la femme jouant un rôle ingrat à l’aspect sexuel extrêmement visible. Manipulatrice, elle est aussi démoniaque. Ce n’est que fort tard que l’esprit général du roman noir va évoluer, notamment par le fait que des femmes vont se mettre à en écrire… et obtenir un certain succès. Avant cette ère, la « culture du viol » est omniprésente.

Natacha Levet revient brièvement sur le pouvoir détenu dans ce genre littéraire par un homme comme Gérard De Villiers, qui propose par ses romans ou ses collections du roman noir raciste, sexiste, anticommuniste, homophobe et profondément réactionnaire. Après les événements de mai 68, il trouve en face de lui les enfants de la Révolution, les gauchistes déterminés : Jean-Patrick Manchette bien sûr, mais aussi Francis Ryck et Pierre Siniac, tous derrière l’infatigable et bouillonnant Jean Meckert, qui traverse les époques sans plier l’échine et seul parmi ces noms à être ouvertement politique. Dans les années 1970, il est à peu près le dernier rescapé des premières années du roman noir (à ce propos Simenon range sa machine à écrire en 1972, alors que Meckert écrira encore pendant plus de 12 ans).

Une nouvelle structure narrative prend part au développement du roman noir. Amenée par Jean-Patrick Manchette, qui en 1979 la requalifie de « Néopolar », elle fait émerger la fin du livre comme simple produit de consommation, elle se rapproche de la littérature blanche, avec ses auteurs diplômés et critiques sociaux, souvent de gauche (exception faite de A.D.G., un proche du Front national et de Jean-Marie Le Pen). Quelques noms s’imposent, comme Frédéric Fajardie, Jean Vautrin (bien que né en 1933) et autres Didier Daeninckx. C’est l’arrivée du roman noir politisé mais non activiste, plutôt témoin désespéré de son temps avec une partie documentaire et historique. Un roman engagé dans son époque, le « polar polaroïd » selon les mots de Jean-Bernard Pouy. Il subit aussi la concurrence de la science fiction et du thriller, de plus en plus en vogue.

« Si le polar des années 1970 et 1980 donne l’image d’un phénomène de reconversion militante, menant des militants politiques, syndicalistes, vers un autre monde d’expression, parfois à la suite d’une désillusion politique, le polar des années 1990 et du XXIe siècle marque l’avènement d’une prise de parole qui n’est ni le fruit d’un engagement ni le résultat d’une déception militante. Les auteurs rejettent même l’image d’un « polar de gauche » telle que la leur renvoient les médias, figés sur une certaine idée des auteurs des années 1970 et 1980 : politique, oui, politisé, pas nécessairement, partisan, surtout pas ».

Aujourd’hui les frontières entre littérature blanche et roman noir sont de plus en plus poreuses et il peut être bien difficile de les distinguer. Les femmes sont bien implantées, ayant parfois choisi un prénom androgyne par peur d’être immédiatement étiquetées. Elles jouent aujourd’hui un rôle crucial dans le roman noir et par extension le thriller. Quant au roman noir français, désormais il constate, fait le bilan pessimiste d’une société, devient de plus en plus international car nombre de ses histoires se déroulent loin de l’hexagone, nous permettant de découvrir de nouvelles terre peuplées d’autres êtres. Les frontières ont en partie disparu. Pour ce qui est « intra-muros », les scénarios sont de plus en plus basés sur un certain passé problématique de la France, pour ne pas dire un passé sulfureux. Aujourd’hui, le roman noir se retourne historiquement, il compare passé et présent, l’écologie vient aussi de plus en plus souvent s’asseoir à la table des négociations.

Natacha Levet égrène une liste conséquente d’auteurs contemporains, elle en connaît un rayon et provoque des envies de lecture, puisque c’est aussi le but d’un tel ouvrage. Elle décortique avec précision tout un genre et même une véritable institution, pour un résultat riche en informations. Le seul bémol que l’on pourra trouver à ce puits de références est l’absence totale des auteurs contemporains des éditions de Minuit (hormis une apparition plus que timide de Christian Oster) qui sont pourtant aujourd’hui parmi les plus innovants dans le domaine du roman noir, je pense à Jean Echenoz bien sûr, mais aussi à Tanguy Viel, Yves Ravey, Vincent Almendros et pourquoi pas à Laurent Mauvignier (par exemple « Histoires de la nuit » est un roman noir magistral). Mais il serait stupide de bouder alors que cette petite encyclopédie renferme tant de noms, de titres et de références en tout genre. Cet essai est paru au P.U.F. en 2024, c’est dire s’il est toujours d’actualité.

(Warren Bismuth)