Fin octobre 1956 dans les rues de Budapest, Hongrie : quatre femmes gisent sur le sol. Un char russe a tiré sur la foule qui faisait la queue devant une boulangerie. Nemetz, 59 ans, passe par là et les remarque avant de rentrer chez lui. Il est inspecteur à la brigade criminelle, vit avec sa belle-sœur avec laquelle il ne s’entend pas bien. Une femme vient le voir, Anna Halmy, 33 ans, et lui assure que son mari veut l’assassiner. Elle a peur. Nemetz ne la prend pas tellement au sérieux. Elle repart. Quant à Nemetz, il ressort un instant et repasse devant la boulangerie. Les cadavres de femmes sont désormais cinq ! Et le cinquième est celui… de Anna Halmy !
Anna Halmy n’est pas morte sur place, son corps a été transporté après sa mort. Nemetz commence à enquêter. Toute la famille de Anna vit dans un même immeuble et les relations semblent délétères avec le voisinage. Mais qu’en est-il exactement du mari, médecin dans un hôpital de Budapest, l’homme que Anna a désigné comme le meurtrier avant même qu’elle ne soit retrouvée morte ?
Au cœur d’un événement historique d’envergure, soit l’insurrection hongroise contre les russes dans les rues de Budapest en 1956, Maria Fagyas tisse une intrigue simple mais redoutablement efficace. Faisant remonter l’histoire de ses protagonistes jusqu’à la seconde guerre mondiale avec l’occupation nazie en Hongrie en 1944 et la libération par les russes en 1945, mais qui s’installent ensuite, voici un peuple dont le sort a été fort secoué en seulement quelques années.
Pendant l’insurrection de 1956, beaucoup tentent de passer la frontière à l’ouest par l’Autriche, fuir et recommencer à zéro. Il n’y a plus de place dans les cimetières, aussi de nombreux corps sont enterrés à la va vite dans les squares et parcs de Budapest, la ville est en ébullition, les rues sont jonchées de cadavres. Sur fond de corruption, la cité est devenue une poudrière. « On commençait à se rendre compte que le glissement vers la droite n’était pas aussi prononcé que certains l’avaient redouté au début du soulèvement. Un homme pouvait être communiste et ne rien craindre, du moment qu’il n’était pas coupable de cruauté et d’actes contraires aux droits humains ».
Mais revenons à Anna. Elle s’était lancée dans le marché noir et son parcours pourrait bien lui avoir valu beaucoup d’ennemis. Quant à son mari, il possède une maîtresse, la mystérieuse Alexa, fille d’un ancien ministre exécuté. Aurait-elle joué un rôle dans l’assassinat de Anna ? « La vérité, c’est ce que l’on croit ». Le roman s’écoule sur une durée de douze jours, pendant cette insurrection, il la prend en cours et se termine alors qu’elle n’est pas achevée.
« Le communisme avait ôté à Budapest ses soieries couleur d’arc-en-ciel pour la vêtir de la toile de jute de la révolution ». Car « La cinquième femme » est aussi un roman politique, la véritable intrigue semblant être celle qui se déroule dans la rue, les quelques semaines où le pays bascula vers une possible indépendance grâce à l’insurrection dans les rues de Budapest. L’enquête ne semble presque qu’un prétexte pour placer des personnages et les faire évoluer au centre d’un climat de confusion et de suspicion dans une tension sociale où la détaslinisation n’a pas porté ses fruits. Et pourtant elle vaut largement le coup, cette enquête !
Nemetz est une sorte de Maigret, calme et à la constante recherche de petits indices sur le terrain. Tous les personnages de ce roman sont réussis, bons ou mauvais, aucun ne sonne de manière caricaturale. L’épilogue se joue dans les tréfonds d’une profonde animosité entre hongrois et russes. « Actuellement, leur politique, c’est de terrifier les gens, de les affoler. Ils arrêtent et déportent des hommes dont ils savent pertinemment qu’ils n’ont pris aucune part à l’insurrection ». La fin époustouflante et somptueuse est tout bonnement kafkaïenne et peut faire porter à ce roman le superlatif de petit chef d’œuvre.
« La cinquième femme » est de ces romans qui envoûtent par leur atmosphère et leur double décor : un fait historique d’envergure et une enquête minutieuse. Pourtant, Maria Fagyas n’a pas vécu la révolution en direct même si elle semble s’être largement documentée. Elle est bien née en Hongrie en 1905, mais elle a fui aux Etats-Unis en 1937. Cette réédition très récente n’en est pas vraiment une. Si le roman de 1963 est déjà paru dans la collection Série Noire en 1964, il avait été amplement amputé pour que le format ne dépasse pas les 256 pages alors fatidiques de cette collection (pour éviter des frais supplémentaires). C’est ainsi que de nombreuses traductions vont souffrir de coupes rases, notamment à cette période des 50’s et 60’s. Pour la première fois, le roman, toujours traduit par Jane FIllion, mais révisé et splendidement préfacé par Marie-Caroline Aubert, par ailleurs collaboratrice à la Série Noire, voit le jour dans son entièreté.
Cette publication s’inscrit précisément dans le cadre d’une sous-collection de la Série Noire, intitulée « Classique » et née en novembre 2023. Au menu, des rééditions, comme son nom l’indique, de classiques de la Série Noire (je vous avais présenté dès sa sortie la réédition du premier Jean Amila « Y’a pas de bon dieu ! »), mais aussi et surtout parfois l’occasion de ressortir des traductions pour la première fois proposée en intégralité. C’est le cas pour ce formidable polar de Marie Fagyas (le seul qu’elle ait écrit) qui atteint enfin son vrai nombre de pages, soit 320 ! Cette collection est admirable et permet de dépoussiérer des titres et/ou auteurs oubliés, une vraie mine d’informations agrémentée de préfaces pointues.
Cette chronique a été présentée dans le cadre du cycle sur les 80 ans de la Série Noire. Un autre titre de cette Série Noire Classique devrait suivre très bientôt, le suspense est à son comble. D’autant qu’il y a de fortes chances pour que je suive régulièrement à l’avenir les rééditions de cette sous-collection.
(Warren Bismuth)