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dimanche 5 janvier 2025

Jean ECHENOZ « Bristol »

 


Après son précédent roman de 2020, « Vie de Gérard Fulmard », Jean Echenoz introduit à nouveau dans son titre le patronyme du personnage qu’il va nous faire suivre. Cette fois il s’agit de « Bristol », Robert Bristol, réalisateur insignifiant préparant une adaptation cinématographique du roman « Nos cœurs au purgatoire » de Marjorie des Marais, et témoin impuissant d’une défenestration. En effet, un corps nu tombe tout près de ses pieds dans une rue de Paris.

Bristol rencontre Marjorie des Marais, qui lui soumet d’autorité, moyennant une généreuse aide au financement du film, une certaine céleste Oppen dans le rôle principal, ce qui ne le ravit pas. Le tournage du film doit démarrer, il aura lieu dans des décors naturels similaires à ceux du livre, plus pimpants que les studios de Nevers. Cap sur l’Afrique donc. Le Bostwana plus précisément.

Là-bas, rien ne va franchement se dérouler comme prévu, d’autant qu’une armée, possiblement de miliciens, déboule de nulle part, envahissant le plateau comme le paysage. Entre temps, un éléphant est embauché sur le tournage et semble bien être le plus talentueux de toute la troupe, bien qu’il provoque un incendie de village.

Retour à Paris, le défenestré refait surface. Et c’est bien tout le piment de ce prodigieux roman. L’immeuble dans lequel vit Bristol et où l’homme a sauté, rue des Eaux, est sans cesse en mouvement, les gens passent, se croisent, s’aiment ou se détestent, alors que Céleste Oppen est portée disparue depuis le fiasco du film. Les protagonistes de cette immense farce se succèdent sans mollir, l’immeuble étant leur témoin. Un défilé incessant, même le commandant Parker, chef des miliciens africains, vient rendre une petite visite, c’est dire.

Mais chez Echenoz, tout est toujours sous contrôle. Bousculé entre scénario cinématographique, roman moderne, d’aventure, polar, biographies des principaux personnages, le maître Jean retombe toujours solidement sur ses pieds alors que le déroulé de l’histoire pouvait laisser craindre que l’auteur s’était malencontreusement éparpillé. La machinerie Echenozienne est parfaitement huilée, dans une richesse de vocabulaire frisant l’obsession. Chaque phrase est bâtie à la manière d’un bâtiment antisismique. En 200 pages, Echenoz s’ingénie une fois de plus à plastiquer outrageusement et méthodiquement les codes du roman, tout en multipliant les aphorismes décalés (« Il faut d’abord se reposer d’avoir dormi »).

Virtuose de la plume, Echenoz fait en sorte que son roman ne soit pas résumable, ses personnages, ses décors comme ses séquences sont innombrables, les scènes burlesques abondantes. Echenoz aime à surenchérir toujours un peu plus, jusqu’à cette scène où un parachutiste atterrit sur le dos de l’éléphant du tournage. Bref, c’est immoral, mais réjouissant. L’auteur joue avec son lectorat : « Corps longiligne et thorax trapézoïdal, lèvres lascives et lunettes noires polarisantes sur nez grec, Jacky Pasternac serait assez facile à décrire mais on n’en a pas tellement envie ». Car oui, il y a un dénommé Pasternac. D’ailleurs, les clins d’œil et allusions à la littérature et au cinéma sont légion, accentuant un peu plus la parodie. La spirale infernale ne cesse d’étourdir tout en faisant monter la pression d’un cran.

Echenoz percute à nouveau son lectorat et signe peut-être ici son meilleur roman. Enfin, roman, c’est vite dit, appelons-le plutôt « aroman » tant il est une suppression des repères, une abolition du déjà vu, une privation sensorielle où les humains semblent écrasés par le poids du rôle d’un immeuble. Bref, il faut avoir lu Echenoz pour se plonger sans restriction dans l’univers unique et millimétré de son œuvre. Ce « Bristol » vient tout juste de paraître chez Minuit (comme tous les romans de l’auteur), il laisse sans voix. Et sans mots. Alors autant emprunter ceux de Jean Echenoz pour qualifier Robert Bristol : « Là, le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin de surgelés – Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)