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dimanche 31 août 2025

Veronika BOUTINOVA « Qadir et Coralie »

 


Du côté de Calais deux migrants au bord de la route sont fauchés par une automobile. Ce sont Saryas et Qadir, deux frères afghans ayant fui la guerre dans leur pays. Agnès les a soignés à l’hôpital. Elle est aussi la mère de Coralie. Mél quant à elle est une activiste pour l’accueil des migrants et Ulysse un jeune identitaire qui influence certains élèves de sa classe par ses thèses nauséabondes. Coralie va rencontrer Qadir, et le coup de foudre va s’établir entre eux.

Dans ce roman polyphonique sous-titré « Une love affair dans la jungle afghane », de nombreux personnages se succèdent comme à la barre d’un tribunal pour témoigner de la vie à Calais, qu’ils soient pour ou contre l’accueil des migrants qui échouent sur ces terres pour rallier l’Angleterre et son supposé Eldorado. Texte destiné à la jeunesse (ados et jeunes adultes), dans lequel les idées s’affrontent, se comparent, les valeurs aussi. Ce qui en résulte est qu’il faut coûte que coûte éduquer, instruire, insuffler la connaissance aux jeunes, et le rôle des profs est primordial.

Tout comme se succèdent les personnages, les actes s’enchaînent, les faits divers tirés de la vraie vie et mis en scène pour les besoins du scénario. Ainsi, Mél est attaquée et blessée, cette scène relate en fait une vraie agression ayant eu lieu dans des circonstances similaires. La fiction emprunte souvent à la réalité. « Notre prof d’anglais nous a expliqué qu’en France, ce n’était pas comme aux States, on n’a pas une totale liberté d’expression et tant mieux : il est interdit de tenir des propos racistes, xénophobes, homophobes, fascistes, antisémites, sexistes, validistes, grossophobes, etc. Le racisme est un délit, pas une opinion ».

Entre en scène Noé, ami d’Ulysse et amoureux de Coralie, mais Qadir l’a devancé dans le cœur ce cette dernière. Au sein d’une ville coupée en deux entre pro et anti accueil, la cohabitation est parfois tendue, c’est ce que dépeint Veronika Boutinova dans son nouveau roman, un épisode poignant de « l’histoire des migrations contemporaines qui ne font que commencer pour des motifs économiques, politiques, écologiques ». Le texte s’appuie sur de nombreux anglicismes pour bien montrer la difficulté pour un migrant de se faire comprendre avec les simples rudiments qu’il peut posséder d’une langue à son arrivée sur une terre d’accueil.

Démantèlements de jungles, fantasmes du mal absolu, techniques du bouc émissaire, tout est bon pour dénigrer l’étranger. Et l’on parle de remigration dans une rhétorique infecte, vitrine de l’extrême droite. Le rôle des réseaux sociaux est écrasant, les échanges y sont violents, les insultes banales et les intimidations nombreuses. Quelques protagonistes de ce roman vont en faire les frais. Car aujourd’hui, il devient difficile de revendiquer son humanisme dans un monde où tout n’est plus que soi-même et où tout s’achète.

Le cas si particulier de la ville de Calais est ici scruté, détaillé, dans une ville où la  position géopolitique est singulière et la solidarité pourtant pas toujours de mise. « Qadir et Coralie » est une version romancée de la pièce de théâtre « Sous l’arbre à brosses à dents » de 2014, également appelée « N.IM.B.Y. » lors de sa première publication aux éditions L’espace d’un Instant, ici signée par la même Veronika Boutinova. La présente version vient de paraître aux belles éditions Le Ver à Soie.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 27 août 2025

Dominique MANOTTI « Bien connu des services de police »

 


Bienvenue chez les ripoux ! Panteuil, banlieue parisienne en 2005. Les flics font la loi chez les prostituées alors que Doche et Isabelle Lefèvre entament le même jour leur carrière de gardiens de la paix. Mais nous faisons aussi connaissance avec toute la brigade ainsi qu’avec la commissaire Le Muir, femme déterminée et un poil arrogante, dont le chauffeur est un certain Pasquini qui, lui, roule pour l’extrême droite. C’est d’ailleurs un sport en vogue dans la police où se retrouvent pas mal d’anciens collaborateurs ou sympathisants de partis ou groupuscules fascistes.

La police de Panteuil c’est aussi le machisme, les agressions quasi gratuites et les bavures, notamment cette intervention trop musclée en pleine ville après un supposé vol de téléphone portable perpétré par un maghrébin. L’affaire aura des suites et l’ambiance est électrique. Parallèlement le stagiaire Doche découvre l’existence d’un garage servant au maquillage de grosses cylindrées, voitures que le commun des mortels ne risque pas de se payer.

Dans cette banlieue chaude, un squat de maliens prend feu. Bilan : quinze morts. Officiellement il s’agit d’un règlement de compte entre dealers, mais qu’en est-il au juste ? La ville s’embrase sur fond de trafic de cocaïne.

Dans un style fluide, direct et vigoureux, Dominique Manotti met patiemment en place ses personnages tout en les faisant évoluer en direct sur le terrain. Un terrain brûlant où l’on ne sait plus bien qui sont les bons et les méchants, qui sont les flics et les caïds, tout devient poreux et brumeux. Les flics se prennent pour des cowboys et abusent des intimidations, les caïds connaissent les règles et les respectent une fois en face des forces de l’ordre. Quant à nos deux stagiaires, ils hallucinent, ils ne s’attendaient pas à être témoins de telles scènes où les pourris ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.

Polar classique urbain, avec ses putes, ses macs, ses trafiquants de drogue, ses immigrés clandestins et squatteurs, ses flics jouant double jeu et abusant largement de leur position dominante, « Bien connu des services de police » ne fait pas dans la nouveauté, ne s’embarrasse pas de rebondissements. Dominique Manotti déroule une situation comme en direct, ne garde aucun tabou pour elle. Son engagement se ressent à chaque page. Elle déterre également des dates historiques de la police française et ses accointances avec l’extrême droite, car ce polar est aussi l’histoire d’un rapprochement : celle d’une partie de la police avec le Front National.

« Il était entré dans la police comme gardien de la paix en 1980, il a été de toutes les aventures de l’extrême droite policière, depuis la manifestation de 1982, pour le rétablissement de la peine de mort et le droit de tirer sans sommations, jusqu’aux équipées des groupes paramilitaires du FN, spécialistes de l’infiltration, de la provocation, du maniement des armes et des explosifs ». Le roman dénonce aussi l’abus de pouvoir, notamment celui de la commissaire le Muir, certaine de son invulnérabilité, arriviste ambivalente amatrice de caméras journalistiques.

Un polar qui n’est pas violent dans les scènes, dont le sang n’éclabousse pas chaque page, un polar sans grosse enquête de fond, plutôt témoin d’un temps, roman psychologique et en grande partie documentaire, provoquant une certaine sudation (« sudatif » n’existant visiblement pas dans le dictionnaire). Livre chroniqué dans le cadre des 80 ans de la Série Noire de chez Gallimard chez qui il est paru en 2010.

(Warren Bismuth)

dimanche 24 août 2025

Aziz CHOUAKI « Les oranges »

 


Ce n’est certes pas la première fois pour ce défi mensuel, mais Seigneur j’ai péché. Mieux : j’ai encore triché ! Relisons l’énoncé du mois : « La littérature africaine » proposé ce mois par « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka. Et c’est là que le bât blesse : « Les oranges » est-il un classique ? Pas vraiment puisqu’écrit en 1998. Mais il se trouvait sur ma pile à lire, il n’attendait qu’à être dévoré, et l’occasion était unique, donc voilà. Et pardon.

Aziz Chouaki (1951-2019) est né français puisque dans le département de l’Algérie. Il devient algérien lors de l’indépendance de son pays, qu’il quitte en 1991 pour rejoindre la France. « Les oranges » est un texte bref, entre monologue théâtral (il fut monté au théâtre), poésie hallucinée, fable et récit de vie d’un pays, l’Algérie.

Le titre est tiré de la légende de l’orange dans laquelle est planté une balle : « À partir d’aujourd’hui, tu es désigné par le Royaume des Oranges pour établir la légende de ta race. À présent, tu vas me faire le serment que voici : ‘Je jure d‘enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges’ ».

De 1830 à l’aube des années 2000 défilent des images, des dates fortes de l’Histoire de l’Algérie, entre allégorie et déambulation dans l’effervescence des rues d’Alger, inter générationnelles, par delà les morts et les tragédies. Ainsi nous croisons l’émir Abdelkader, Tocqueville, des écrivains français (ceux de la métropole) et tant d’autres. Les terres colonisées par la France, les premières tensions vives, la culture imposée, etc. « Voilà mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ! ».

Entre cynisme, humour et engagement, Chouaki se souvient, énonce, évoque, dénonce. Exaction, massacres, alors que les algériens vont rejoindre l’armée française pour combattre à ses côtés lors des deux guerres mondiales. Et puis 1954, le début de la guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. Les yeux d’Albert Camus qui regardent le drame en cours. Basculement, sorte de révolution intérieure. Algérie libérée, marxisme proclamé. Déconstruction des apports français, volonté d’autonomie totale. Le texte scande comme au cœur d’une manifestation, le rythme est rapide, le souffle manque. Présidence autocratique de Houari Boumédiène, qui meurt en 1978, remplacé par Chadli Bendjedid jusqu’en 1992. C’est le temps de la montée inexorable des islamistes, les législatives qu’ils remportent en 1991 lors des premières élections libres dans une corruption généralisée après une insurrection sanglante en 1988 (plus de 600 morts nous dit l’auteur).

La pays bascule du marxisme à l’islam, les rues changent, les vêtement aussi, les discours bien sûr. Les élections ont été annulées et le Front Islamiste du Salut dissous. Il passe dans la clandestinité, règle leur compte aux intellectuels et écrivains, considérés comme la menace intérieure majeure. La population est prise de terreur, les assassinats, les attentats se succèdent, le pays est devenu incontrôlable et pourtant contrôlé par les fanatiques religieux.

« Les oranges » est de ces textes importants, en quelques dizaines de pages il retrace 160 ans d’histoire algérienne de la colonisation française à la décennie sanglante, il pointe toutes les dates cruciales dans un style exubérant, puissant, profond et quasi hors sol, il déborde, il prend partie, il ricane du malheur pour ne pas montrer ses larmes. La postface est signée Christiane Achour et Benjamin Stora, elle rend hommage à ce texte original et violent paru originellement aux éditions Mille et une nuits, vous savez ces tout petits livres par leur format renfermant des textes qui résonnent par delà les décennies voir les siècles.

(Warren Bismuth)



mercredi 20 août 2025

Nathalie QUINTIN-RIOU « Croquée »

 


« Dans un brouillon, il y a de l’infini », cette phrase extraite du livre « Croquée » de Nathalie Quintin-Riou pourrait servir d’incipit tant elle donne le ton de ce recueil de poésie. Avec une grande musicalité, une immense sonorité, Nathalie Quintin-Riou semble  prendre des notes dans un carnet (que j’imagine volontiers à spirales), avant d’assembler, tricoter un texte fait de collages de phrases, de vers, de mots, un peu comme du John Dos Passos épuré, essoré jusqu’à la moindre virgule.

L’ambiance n’est pas stable : oscillant entre Moyen-Âge et modernité (avec ce SMS ou encore ce T.G.V.) tout en rendant hommage à Emily Dickinson. C’est dire si plusieurs périodes de l’Histoire entre ici en collision, d’autant que la variété de la structure narrative est déroutante. Cette mosaïque sait se faire onirique par les rôles des rêves, elle est aussi parfois un jeu, sur les mots et les tonalités (« prière d’épeire »). Ce sont bien plusieurs mondes qui cohabitent, dans la joie mais pas toujours. Car il y a la sœur handicapée mentale. « Que notre pas prolonge la falaise ». La douleur remplace subitement une certaine désinvolture.

Poésie libre et affranchie qui est aussi un pari pour la vie car il faut « Écrire pour décontenancer le désespoir ». Nathalie Quintin-Riou modèle et remodèle ses mots, jongle avec afin de « Se déshabiller jusqu’à l’enfance » et retrouver les sensations d’un avant. Mélancolie ? Peut-être, même si « Le principe d’incertitude est sûr ».

« Croquée » est une suite de textes hybrides que la poétesse qualifie elle-même de « Lesboète », d’un lesbianisme au clin d’œil appuyé à Fernando Passoa, dans un maillage de parties autobiographiques déguisées, ainsi que dans un mélange dosé d’amour et de tragique.

Les dessins accompagnant le recueil sont signés Sylvie Durbec, illustrations à leur tour composites, peintes comme des collages papier, avec des assemblages de couleurs, de formes et pas mal d’animaux. « Croquée » vient de sortir au éditions Le Réalgar de Saint Etienne, dans la très belle collection L’orpiment qui donne voix à des poètes et des illustrateurs pour un travail en commun et en rapport.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 août 2025

Mehis PIHLA « La grande lessive »

 


Cette pièce de théâtre estonienne de 2024 (traduite et publiée en France en 2025) revient sur ce qui fut sans doute tout simplement le plus grand blanchiment d’argent de l’Histoire et prend naissance dans les banques estoniennes au début des années 2000. L’argent, nerf de la guerre, qui peut tout. L’auteur estonien Mehis Pihla nous invite à suivre Artur, jeune homme qui possède des relations influentes et se retrouve propulsé responsable clientèle d’une banque de Tallinn, Estonie indépendante, par son ami Oliver.

Très vite, Oliver forme Artur sur le blanchiment d’argent, notamment sur les comptes de puissants clients russes. Mais pas seulement. « Le rouble ne valait plus rien, tous les affairistes russes avaient besoin de plus en plus de dollars. Nos financiers ont rapidement acquis les meilleurs pratiques des pays occidentaux en matière de création de schémas offshore, les premières banques en ligne ont été créées grâce à l’initiative nationale « Tigre bondissant », et l’Estonie est ainsi devenue la Suisse du bloc de l’Est ».

Une organisation extrêmement complexe est mise en place, une importante banque danoise implantée à Tallinn tire les ficelles, les clients se précipitent de toute l’Europe, mais les meilleurs clients se situent chez la voisine Russie dont le système financier est poreux et corrompu, poreux comme ce nouvel espace Schengen qui permet, en tout cas ne contrôle pas, de telles transactions. Les sociétés écran fleurissent de même que les paradis fiscaux, et Artur se prend au jeu et, comme les banques, veut « grossir ».

L’indépendance alors toute neuve de l’Estonie fait directement suite  à l’effondrement du bloc de l’est, de l’Union Soviétique et de ses satellites. Or les rapports entre la Russie et ses anciennes provinces sont toujours très marquées, et les projets de corruption des banques estoniennes arrivent vite aux oreilles des dirigeants russes. L’Estonie pourrait bien devenir un de ces nouveaux eldorados fiscaux. C’est alors que la machine infernale s’emballe.

« La grand lessive » met en scène cette invraisemblable arnaque. L’auteur s’est finement documenté sur ce scandale mondial afin de l’expliquer dans cette pièce pas toujours simple de par les va-et-vient de l’argent et l’implication de plus en plus d’acteurs et de pays, des ramifications de plus en plus profondes et un langage forcément technocratique et technique. Mehis Pihla retranscrit les grandes étapes de ce gigantesque scandale financier qu’il fait incarner par Artur. La pièce est préfacée par Holger Roonnemaa et traduite de l’estonien par Martin Carayol, elle vient juste de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 13 août 2025

Joseph BOYDEN « Les saisons de la solitude »

 


Nouvelle intrusion dans le challenge « Quatre saisons de pavés » (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre) du blog Au milieu des livres pour la saison estivale, avec ce roman de 500 signé du Canadien Joseph Boyden.

Au Canada, dans la petite ville de Moosonee en bord de lac, Will, 55 ans, ancien pilote d’avion et Indien Cree alcoolique, est dans le coma à l’hôpital. Sa nièce, Annie, vient chaque jour à son chevet. Ces deux personnages vont partager la longue histoire de ce roman, leurs deux récits s’enchâssant parfaitement au gré de chaque chapitre pour former une fresque familiale sur trois générations.

La sœur d’Annie, Suzanne, a disparu depuis deux ans avec Gus Netmaker. Les deux familles, du temps du père de Will et de la première guerre mondiale, étaient proches, mais les épreuves du temps les ont rendues ennemies. De plus, Gus n’est pas précisément un tendre : il fait dans la vente de drogue, notamment auprès de la jeune génération dans certaines réserves indiennes du pays.

Dans les chapitres où il tient le rôle de narrateur, WIll s’adresse à ses deux nièces, les filles de Lisette, comme dans un journal intime. Il fut autrefois attaqué par Marius, un biker, et en outre le frère intrépide de Gus, qui a juré sa mort. Quant à Annie, elle vit dans une cabane avec Gordon, indien – ojibwé - lui-même et muet de naissance, son protecteur. Elle possède une amie précieuse, Eva, infirmière dans l’hôpital où a échoué Will. C’est elle, mère d’un bébé et désenchantée dans un couple mal assorti, qui en partie veille sur le vieil indien.

Annie part à la recherche de sa sœur Suzanne, de Toronto à Montréal en passant par New York tout en se confessant à son oncle dans le coma lorsqu’elle vient lui rendre visite chaque jour ou presque. Annie vit une existence moderne, assimilée, emplie de fêtes, d’un travail de mannequin de charme (comme sa sœur), d’alcool, de rencontres fortuites et d’ecstasy. Elle va faire la connaissance d’un DJ de Toronto et de ses amis, peut-être pas franchement pour le meilleur. WIll, lui, a en partie abandonné les coutumes Crees, au contraire de son demi-frère Antoine, vivant à la manière de leurs ancêtres alors que de nombreux Indiens sont portés disparus dans la Communauté.

Ce beau roman lent qui prend plaisir à étirer les scènes d’introspections et les monologues, est émouvant, attachant par ses personnages qui incarnent la dérive d’une jeunesse canadienne, en particulier la décadence des jeunes Indiens, paumés et abandonnés. C’est aussi un roman de la disparition, celle de Suzanne, celle peut-être imminente de WIll, la disparition du mode de vie Amérindien, des coutumes, des croyances, mais aussi celle de l’amitié entre deux familles.

Le talent de Joseph Boyden réside dans cet affrontement entre deux mondes : celui, ancien et quasi perdu, du vieil oncle Will, celui d’Annie, moderne, actuel, fait de rencontres sur fond d’alcool, de drogues, dans de grandes villes loin des réserves indiennes. Les deux voix, tout en se juxtaposant, racontent deux vies opposées, deux destins en contradiction l’un avec l’autre. Et pourtant existe cet amour filial, quasi inébranlable.

Peu à peu Joseph Boyden laisse découvrir des détails, des pans de vie qui aident à mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce roman ambitieux. Ambitieux car long (500 pages), narré par deux personnages qui de bout en bout prennent sans cesse le relais narratif de l’autre, infatigablement. Il est saisissant de comparer les deux récits.  Deux salles deux ambiances. Mais l’un comme l’autre, Annie et Will ont souffert, parfois pour les mêmes raisons, dont le racisme. La lutte à mort contre les Netmaker est sous-jacente, sans jamais pourtant prendre le dessus. Les sentiments sont exposés avec une grande pudeur, contrairement aux massacres d’animaux qui peuvent donner la nausée.

C’est ici le deuxième roman de Joseph Boyden – traduit en 2009 par Michel Lederer, - encore lui ! - après le déjà très réussi « Le chemin des âmes ». Boyden est un auteur discret et rare, seulement trois romans et un recueil de nouvelles à son actif. Canadien, il fut punk dans sa jeunesse, et a sans doute connu les épisodes brumeux des fêtes pathétiques qu’il raconte avec sobriété. Un roman pareil ne pouvait paraître que dans la collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel. Il est à déguster lentement, truffé de petits détails à première vue insignifiants qui sont pourtant tout le ciment du scénario. Il est difficilement résumable tant les protagonistes de premier ordre sont nombreux et magnifiquement dépeints, on se prend de tendresse pour les uns, de rage contre les autres, mais l’équilibre est toujours parfait. Quant aux scènes avec des ours, elles sont d’une grande beauté, d’ailleurs la nature, quoique loin d’être prépondérante, est bien présente tout au long du parcours des deux narrateurs. En somme, un beau voyage à peu de frais (et sans drogue).

(Warren Bismuth)





dimanche 10 août 2025

Jérôme VILLEDIEU « Moralès »

 

Moralès est un soldat de retour d’une guerre sur son cheval. Il observe, voit l’inéluctable : le monde court à sa perte. La maladie s’immisce partout dans ce retour à la civilisation d’un être marqué, ayant perdu toute illusion sur le champ de bataille. « Quel monde, je n’y comprends plus rien ». Moralès déambule, erre dans les villes et les forêts, par n’importe quel moyen de transport. Des images, terribles : « La vision d’un mort sur le siège avant, nette, lentement aperçue. Le monde s’il continue ainsi ». Moralès scrute une société désormais pressée, toujours en mouvement, provoquant un désastre écologique en cours après que l’homme se soit gavé. Car aujourd’hui comme hier, tout se monnaye. Il faut produire pour faire consommer. Moralès découvre ce monde-là, à petits pas, comme s’il plongeait un orteil pour vérifier si l’eau est bonne.

« Moralès »est un long poème halluciné et désenchanté où un ancien soldat soliloque sur l’état du monde, de l’humain. « Les communicants ont-ils remplacé les artistes ? ». C’est aussi un journal d’errance et un cri de désespoir hurlé en un souffle devant le constat d’une société devenue nihiliste, en des séquences décousues se succédant comme en une poésie expérimentale. « Moralès » est un rejet du monde moderne, où les forêts mystérieuses et violentes pourraient pourtant s’avérer être un refuge, mais rien n’est moins sûr. « Je suis encore soldat mais n’ai plus d’autre patrie que ces mondes ardents dont les boucles démultiplient les frontières au point qu’elles s’effacent ».

Ce livre très grand format est littéralement porté par les dessins remarquables, colorés ou en noir et blanc, de la talentueuse Elza Lacotte. Des « pleine page » qui font leur petit effet ! Une sorte de bestiaire onirique célébrant la nature et tranchant peut-être radicalement avec le texte. Elza Lacotte donne vie à un texte sombre d’une civilisation ayant perdu tout repère. Par ses couleurs, elle fait pétiller un récit désabusé.

« Moralès » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie, dans la collection Voyages graphiques. Ce voyage-là est sans issue, mais rendez-vous sur le site de l’éditrice, le catalogue est varié grâce à de nombreuses collections qui ont chacune leur identité propre.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 6 août 2025

Jean-Claude IZZO « La trilogie Fabio Montale »

 


Les trois tomes de cette saga furent écrits et publiés dans les dernières années du XXe siècle, et ils font aujourd’hui autorité sur l’image sociologique qu’ils donnent de la ville de Marseille de cette époque. J’étais parti pour lire un tome, et puis l’élan m’a amené jusqu’à la dernière ligne du troisième. Jean-Claude Izzo (1945-2000) est aujourd’hui une référence en romancier « polar politique français de gauche » aux côtés de pointures comme Jean Meckert, Jean-Patrick Manchette, Didier Daeninckx et quelques autres. Cette trilogie est présentée dans le cadre de la célébration des 80 ans de la collection Série Noire de Gallimard. Les trois volumes furent ultérieurement regroupés en un seul format poche, « La trilogie Fabio Montale ».

« Total khéops » (1995)

 

Premier signe de qualité : l’épigraphe est signée Jim Harrison. Total khéops signifie Bordel immense, comme nous l’apprend une chanson du célèbre groupe rap marseillais IAM. De bordel et de Marseille, il va plus qu’en être question. Fabio Montale, ancien truand marseillais à la petite semaine, devenu flic pour se ranger, voit deux de ses anciens plus proches amis malfrats, Manu et Ugo, se faire tour à tour dessouder. Le tableau de chasse est un peu funèbre. Montale continue à avoir quelques relations dans le milieu, ce qui déplaît fortement à sa hiérarchie. Pourtant, grâce à ses connaissances, il obtient de précieux renseignements sur l’enquête visant à retrouver les assassins de ses potes.

Fabio fréquente aussi beaucoup les femmes, et l’on finit par s’y perdre dans les prénoms de toutes celles qu’il a aimées ou qu’il va aimer. Car s’il joue les gros bras, c’est aussi un cœur d’artichaut le Fabio. Entre amours déçues et immersion au coeur de bandes rivales, ce roman est on ne peut plus dynamique, tout comme les armes lourdes qui ont fait leur apparition dans la cité phocéenne, notamment dans les quartiers nord, malfamés et salement réputés, alors que la Camorra napolitaine commence à mettre le grappin sur divers trafics.

Fabio veut à tout prix identifier les tueurs, ceux qui ont refroidi ses amis. Il va chercher au fond de ses tripes, de son cœur, des souvenirs qu’il exhume, avec pudeur et gorge serrée. Mais les cadavres vont encore s’amonceler et à nouveau le toucher de près. Mais le véritable héros de ce roman est bien sûr Marseille, que Jean-Claude Izzo nous fait parcourir jusqu’à la moindre ruelle, avec ces lieux historiques, son évolution jusque dans la fin des années 1990, les débuts de sa gentrification. Marseille cosmopolite, ses bandes rivales parfois issues de communautés différentes, Marseille et les années 1970, le développement industriel passant par l’embauche de main d’œuvre étrangère, les tensions entre immigrés, une jeunesse désorientée, sans travail.

Marseille ressemble de plus en plus à une poudrière, et cette trilogie en est le témoin, en une analyse sociologique fouillée. Izzo nous sert de guide touristique autant qu’historique et c’est passionnant, même si quelques pages, pour respecter le cahier des charges du roman noir dans toute sa splendeur, sentent les testostérones et l’après-rasage parfum musqué. Du très bon harboiled influencé par celui des Etats-Unis bien sûr. Quant à Montale, il finit par démissionner, écoeuré de toutes ces magouilles. C’est ainsi que nous le retrouverons chômeur dans le deuxième volet, « Chourmo », toujours avec ces accents à la fois marseillais et libertaire, le tout dans une mélancolie palpable.

« C’était ça, l’histoire de Marseille. Eternité. Une utopie. L’unique utopie du monde. Un lieu où n’importe qui, de n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre dans le flot des autres hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait dire : ‘C’est ici. Je suis chez moi’ ».

« Chourmo » (1996)

« Le chourmo, en provençal la chiourme, les rameurs de la galère. À Marseille, les galères on connaissait bien ».

Fabio a démissionné de la police. Maintenant âgé de 45 ans, il est chômeur, il erre dans les rues de Marseille, « son » Marseille adoré autant que haï. Sa cousine Gélou, 48 ans, refait surface. Son fils Guitou, 16 ans ½, a disparu, elle demande l’aide de Fabio. Qui ne va pas tarder à retrouver le gamin… assassiné. Puis c’est le tour de Serge, son pote éducateur des rues. Une méchante série noire qui démarre pendant que la montée de l’islamisme fondamentaliste semble inexorable dans les rues de la ville, avec notamment l’implantation du F.I.S., Front Islamiste du Salut, et du G.I.A., le Groupe islamique Armé.

Et on oublie trop facilement que la France a appelé ses ressortissants aujourd’hui encore considérés comme immigrés quand elle avait besoin d’eux : « Nous on est Français. Le grand-père, il a fait la guerre pour la France. Il a libéré Marseille. Avec le régiment de tirailleurs algériens. Il a eu une médaille pour ça (…). Marseille n’avait jamais remercié les Algériens pour ça. La France non plus. Au même moment, d’autres officiers français réprimaient violemment les premières manifestations indépendantistes en Algérie. Oubliés aussi les massacres de Sétif, où ne furent épargnés ni les femmes ni les enfants… Nous avons cette faculté-là, d’avoir la mémoire courte, quand ça nous arrange… ».

On fait connaissance avec Pavie, camée et pute, amie de Arno, mort. Rapprochements du banditisme local avec des pays d’Europe de l’est, d’autres du Moyen-Orient, et bien sûr avec la mafia. Le moral de Montale ne s’arrange pas. S’il garde des contacts avec la police, il sont parfois tendus puisqu’il est en quelque sorte repassé du mauvais côté de la barrière. Et ses amis tombent les uns après les autres, comme si une malédiction s’acharnait personnellement contre lui.

« Chourmo », moins ample que « Total khéops », se laisse néanmoins lire plaisamment avec son ambiance si particulière, mélancolique, froide, parfois teintée d’un rien de nostalgie. « J’ai l’impression qu’il y a en toi quelque chose qui tient du sablier. Quand le sable est complètement descendu, il y a forcément quelqu’un qui vient le retourner ».

« Solea » 1998

Le tome de trop. La redite dispensable. Le bégaiement inutile. « Solea » (du reste une chanson de Miles Davis) tient de ses deux aînés, « Total khéops » et « Chourmo ». Trop. Mêmes scènes mêmes circonstances. Montale est toujours cet ancien flic devenu chômeur qui navigue entre les autorités policières et les petits caïds. Et la faucheuse a, toujours et peut-être encore plus que dans les deux précédents volets, la fâcheuse tendance à lui prendre ses proches. Et Montale s’enfonce dans une déprime sans nom. Marseille semble ici en partie abandonnée, moins décrite, moins arpentée. Ce qui faisait la force du premier et dans une moindre mesure du deuxième tome, est ici presque absent. Montale pense surtout à ces femmes qu’il a convoitées, convoite ou convoitera. Il en ressort un romantisme paradoxalement un peu plombant.

Derrière le rôle social du bistrot dans sa globalité (déjà développé dans les précédents livres), il est difficile d’accrocher au scénario. Babette, journaliste et amie de Montale, sort avec un avocat spécialiste de la mafia, Gianni. Pendant ce temps, Montale rencontre Sonia, en tombe amoureux en une seule nuit malgré un éthylisme avancé, et la découvre dézinguée dès le lendemain. On ressort ici les grosses ficelles de l’amie tuée, de Montale sur les lieux du crime juste après (ou même parfois pendant un assassinat), un Montale qui paraît de plus en plus avoir le don d’ubiquité. On en arrive aux limites du scénario, où Izzo réchauffe les plats, ne sert plus rien de nouveau sinon des séquences d’une sentimentalité un peu mièvre. Tout semble déjà avoir été écrit dans les deux premiers romans, et la perte d’inspiration dans l’ultime est palpable. Tout comme l’impuissance de la police devant l’implantation de la mafia (car c’est le volume où la mafia est la plus présente).

En parlant de, les ramifications s’étendent jusqu’à la mafia varoise, alors qu’il est question de l’assassinat de Yann Piat, députée du Var, en 1994. Ce sont les pages les plus intéressantes du roman, hélas l’auteur ne persévère pas et ne donne que d’infimes renseignements et pistes sans rien exploiter davantage (les anciens se souviendront de « L’encorné » et « Trottinette », que Izzo n’évoque pas). On referme le volume, la tête encore pleine des deux tomes précédents, ce dernier assaut glissant comme une quasi inexistence, comme la course manquée.

« La cruauté des images de génocides, hier en Bosnie, puis au Rwanda, et aujourd’hui en Algérie, ne faisait pas descendre dans la rue des millions de citoyens. Ni en France, ni ailleurs. Au premier tremblement de terre, à la moindre catastrophe ferroviaire, on tournait la page. Laissant la vérité à ceux qui mangeaient de ce pain-là. La vérité était le pain des pauvres, pas des gens heureux ou croyant l’être ».

(Warren Bismuth)

dimanche 3 août 2025

Daria SERENKO « Les filles et les institutions »

 


Un récit de vie plus qu’un roman, tel est ce livre bref de Daria Serenko. Une femme travaillant pour la culture publique en Russie Poutinienne raconte simplement son quotidien. Certes, depuis le stalinisme, les moeurs ont changé, les femmes sont devenues plus libres, en tout cas moins asservies, peut-être plus visibles, mais les hommes semblent s’être figés. Mais attention, les coups bas entre femmes ne manquent pas, les trahisons sont quasi routinières.

Car la tension est à son comble. L’Etat russe contrôle toute vie des fonctionnaires, jusque sur les profils de comptes Facebook et les photos publiées (un bout de corps est mal venu, tout propos déplacé est sanctionné). Puis il y a cette photo de Poutine distribuée aux institutions, photo couleur à photocopier et suspendre dans chaque pièce d’un bâtiment. Lors d’événements, le langage se doit d’être policé, lui aussi est surveillé et scruté. Tout est sous contrôle de l’Etat. « Ce matin par exemple, nous avons reçu par mail des instructions accompagnées de fichiers vidéos. Les instructions stipulaient que les fichiers vidéo devaient être téléchargés et utilisés comme écran de veille sur tous les moniteurs de notre établissement ».

La nostalgie de l’ère soviétique est parfois palpable, le vote obligatoire, pour Poutine bien sûr, avec photo du bulletin à l’appui, tandis que tout événement homosexuel est banni et que les syndicats sont corrompus. Pour les fonctionnaires, il est interdit de participer à toute manifestation sous peine de sanctions. Leur vie professionnelle est marquée par les fêtes nationales, à célébrer sur le lieu de travail : jour du drapeau national (tricolore depuis 1994), jour de la Russie, jour de la langue russe. Entre autres.

Et ces femmes fonctionnaires en ont assez, fatiguent. Le texte est rythmé par des chansons russes ou soviétiques, car il faut tout de même un peu de gaîté dans ce monde sans espoir. « Chères filles, nous avons tous besoin, semble-t-il, d’une grève mortelle. Vivre est devenu insupportable ».

« Les filles et les institutions » est paru en 2023 chez Sampizdat éditions. Traduit par Sylvia chassaing, il est préfacé par Laura Poggioli, il est une tranche de vie bureaucratique post-soviétique, c’est-à-dire un espace sans espérance ni autonomie, dans une attente de lendemains qui chantent.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

mercredi 30 juillet 2025

Annie ERNAUX « L’autre fille »

 


Annie Ernaux a 10 ans lorsqu’elle apprend l’existence d’une sœur aînée. Enfin, non pas l’existence mais plutôt la mort, survenue en 1938, à 6 ans, deux ans et demi avant la naissance de la cadette qui s’était toujours jusque là crue fille unique. Par ce livre de quelques dizaines de pages, cette cadette entreprend la rédaction d’une lettre à la sœur qu’elle n’a pas connue, et pour cause.

L’autrice découvre de vieilles photos sur lesquelles figure la sœur, celle qui n’avait jamais eu de visage. Cette lettre, pourquoi l’écrit-t-elle ? « Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ? ». Mais c’est aussi une sorte de thérapie dans laquelle elle dévoile ses propres malheurs, de santé notamment, d’enfant choyée mais solitaire. Car elle aussi a failli mourir, et là c’est l’engrenage dans son esprit. Sans se comparer à sa sœur qui pour elle est une inexistence, elle se demande pourquoi ses parents ne lui ont jamais rien dit à propos de ce fantôme. Car ce n’est pas de leur bouche qu’elle a appris la nouvelle. D’ailleurs, il n’en sera jamais question avec eux, jusqu’à leur mort.

Annie Ernaux s’attache à tenter d’entreprendre le bref parcours de sa sœur, aidée par six photographies, c’est peu. Photographies qu’elle scrute, qu’elle fait parler. Et des questionnements qui surgissent : les parents ouvriers étaient-il trop pauvres pour permettre à leur jeune enfant de survivre ? Puis viennent les doutes : « T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence ». Est-ce que la sœur décédée aurait transmis de manière post-mortem la force de vivre à sa cadette ? Cadette qui, en quelque sorte l’a remplacée, la seconde fille unique a supplanté la première. Aucune des deux n’aura connu la sororité. Alors qu’elles sont issues du même sang.

Soudain, le roman « Jane Eyre » s’invite au menu, Annie Ernaux croit y reconnaître sa sœur dans l’une des protagonistes. Troublant. Cherche-t-elle à placer sa sœur là où elle n’est pas alors que « je ne peux pas te mettre là où j’ai été », comme un constat sombre. Quant au but de la lettre, il reste flou : « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée ». Le style, froid comme un bac à glaçons, distancié autant qu’épuré, d’une âpreté vertigineuse, donne la chair de poule. Les phrases laconiques mais ô combien précises et finement construites parachèvent un travail remarquable. « L’autre fille » est paru en 2011 aux éditions Nil, dans la collection les Affranchis, où des auteurs prennent la plume pour écrire une lettre à qui ils le souhaitent. Et celle de Annie Ernaux est un modèle du genre.

(Warren Bismuth)

dimanche 27 juillet 2025

Francisco COLOANE « Cap Horn »

 


Chic, on rempile ! Début de la saison 6 donc, pour le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres (à partir du dernier lundi du mois, chroniques s’étalant sur une semaine). Et déjà un thème ô combien roboratif : « Les récits insulaires », ce qui m’a permis d’ouvrir ce recueil de nouvelles du chilien Francisco Coloane.

Francisco Coloane (1910-2002), est un auteur chilien surtout connu pour ses nouvelles maritimes, souvent comparé à Joseph Conrad et Jack London par exemple. Le ton est cependant un rien différent dans ce recueil de 14 nouvelles de 1941, dont l’immense majorité ne se déroulent pas en mer mais bien sur la terre ferme, sur la Terre de Feu pour être tout à fait exact. Cette région, la plus australe du globe, est on ne peut plus austère avec une nature sauvage et capricieuse, hostile aussi. Alors les hommes tentent de s’adapter.

À l’instar du climat, les hommes, ainsi que les animaux domestiques, sont rugueux. Ces 14 nouvelles nous les dépeignent dans des lieux différents mais toujours géographiquement proches. Des dépeceurs d’animaux, des putes, des marins en perdition, des sports de combat locaux. Et bien sûr les contrebandiers, l’absence de femmes, la solitude, et le whisky. Et bien sûr l’hiver, long comme un jour sans pain. Et bien sûr la mort. Rodant sur les grandes plaines.

Coloane dépeint des péons solitaires, isolés, en des accents parfois gothiques ou fantastiques, tant les légendes dans cette partie du monde ont la dent dure. Les paysages sont accidentés, hantés par les âmes des anciens naufragés et accentuent une solitude à rendre fou. Coloane est un formidable conteur, qui part d’une histoire toute simple, pour en faire une épopée souvent tragique en quelques pages.

Les animaux ont une place prépondérante dans ce recueil, comme ce cheval alezan qui va se venger de la maltraitance qu’il a subi de la part des hommes. Il y a aussi ces chiens fidèles, ces poules pondeuses et salvatrices, ces phoques redoutés. Et cette amitié entre l’homme et « ses » animaux : « On reconnaît un homme à ses chiens et à son cheval ».

Les lieux ? Le détroit de Magellan, la Cordillère des Andes, Ushuaia et bien sûr l’inévitable Punta Arenas. Des noms qui font rêver les touristes mais beaucoup moins les autochtones. Rudesse de la vie en des anecdotes contées presque avec magie, car le gaillard possède une sacrée plume ! Une plume qui sait se faire empathique, humaniste, poétique, qui transforme une image en une pétillance. Les gauchos deviennent sublimes de courage ou de lâcheté. Coloane décrit des histoires d’hommes. En cela aussi il se rapproche de Conrad et London. Mais sa plume est peut-être moins brutale, moins violente. C’est ma troisième intrusion dans l’œuvre du chilien après « Tierra del fuego » et « Le dernier mousse », c’est aussi celle que j’ai préférée.

Ce recueil pourrait bien tomber à pic pour vous, en plein été caniculaire, histoire de vous rafraîchir un peu, il coche toutes les bonnes cases pour passer des vacances parfaites : des personnages vrais, une nature grandiose, des animaux qui ont un vrai rôle, de la neige, du froid, et bien sûr de l’isolement, celui que nombre d’entre vous redoutent dès qu’ils sont loin de chez eux.

(Warren Bismuth)



mercredi 23 juillet 2025

Jacques RANCIÈRE « Au loin la liberté – essai sur Tchekhov »

 


L’œuvre d’Anton Tchekhov (1860-1904) a déjà été abondamment commentée et continue d’inspirer nombre d’essayistes. Ainsi il en va de Jacques Rancière, écrivain fort prolifique, qui s’intéresse de près au travail de l’écrivain russe. Dans un livre de 110 pages au petit format, il analyse le message particulier ainsi que le processus d’écriture et la structure des textes, notamment des nouvelles de Tchekhov (qui en a écrit plus de 600).

L’une des marques de fabrique de Tchekhov, outre ses formats souvent très brefs, est qu’il prend ses personnages en cours et les abandonne soudainement, terminant son récit en laissant une éventuelle suite en suspens, comme pour faire participer son lectorat, en tout cas pour lui permettre de travailler son imagination.

Tchekhov est né en 1860, soit une année avant l’abolition du servage dans l’Empire russe. Ses personnages sont souvent encore imprégnés de cette pratique, aussi ils peinent à saisir le sens même du mot Liberté. Or la liberté est l’un des concepts charnière de tout l’œuvre du nouvelliste russe. La liberté et la vérité. Le peuple russe est alors toujours soumis à l’autorité, y compris aux lois ancestrales même abolies. Il lui est donc bien difficile d’entrevoir un avenir sans ces jalons qui ont rythmé sa vie. Il lui manque la vérité permettant d’entrevoir la liberté.

Pour parfaire sa réflexion, Rancière s’appuie sur quelques nouvelles, emblématiques de la pensée Tchekhovienne. Il fait même s’entrecroiser plusieurs nouvelles, complémentaires ou au contraire s’affrontant, se contredisant. Car le talent de Tchekhov réside à ne pas s’immiscer dans un dialogue ou un fait, il ne prend pas part au débat, il laisse parler ses protagonistes, sans jamais les interrompre. D’ailleurs, son lectorat ne sait jamais où il se situe puisqu’il se contente de décrire, d’évoquer. Chez lui, il serait vain de dénicher une quelconque morale, elle n’existe pas, même si « La morale de l’écrivain [Tchekhov, nddlr] tient presque toute en deux principes simples et qu’on dirait volontiers simplistes. Le premier est de ne pas mentir. La seconde est de ne pas craindre la liberté. Or la vérité est que la liberté fait peur. Si elle est loin, c’est que la servitude est encore bien là et qu’elle est d’abord dans les têtes. Il est trop simple en effet de la figurer seulement à travers la violence des puissants et de leurs gendarmes. Elle est d’abord dans l’air que l’on respire et les effet qu’il produit sur les cerveaux, ceux des gendarmes, comme celui du vagabond ».

Tchekhov met en scène nombre d’hommes de science, étant lui-même médecin. Là encore, pas de pensée personnelle, mais des joutes verbales, parfois contradictoires. Il peut nous être difficile de nous placer dans un camp ou l’autre, d’ailleurs est-ce le but ? Car Tchekhov ne veut pas être un porte-parole, seulement un passeur. S’il abandonne ses personnages, s’il ne conclut pas au terme de ses récits, c’est pour mieux laisser le débat se poursuivre en son absence, là encore il laisse le libre choix à son lectorat, la fameuse liberté. En bon pragmatique il se tient à l’écart des débats brûlants, sociétaux, il ne fait que retranscrire. Si ses personnages peuvent faire preuve d’une morale, jamais nous ne saurons si Tchekhov l’approuve ou non, car lui a chassé la morale de son esprit.

Alternances de points de vue, discussions parfois stériles, Tchekhov laisse échanger, il est l’écrivain de la consolation et de la compassion. Chaque point de vue peut être entendu. Ce qui ne signifie pas que Tchekhov est un homme froid exempt de sentiments, simplement la pudeur et la tolérance l’entraînent dans un certain mutisme de circonstance. Il se tient loin de l’agitation, tout comme il ne cherche pas à créer une fresque puisque ses récits « sont faits de tableaux qui se succèdent sans que rien ne les lie nécessairement aux précédents et aux suivants ». Ses portraits sont des instantanés, de minuscules tranches de vie dans lesquelles il propose simplement une piste.

Comme Jacques Rancière le fait justement remarquer, la musique joue un rôle non négligeable dans l’œuvre de Tchekhov, elle peut même à elle seule soumettre une idée ou une contradiction aux propos d’un protagoniste. C’est là encore au lectorat de découvrir quel en est le sens. La nature tient une place de choix, même si Rancière ne fait qu’effleurer ce fait, prenant exemple sur la longue nouvelle « La steppe », l’une des plus célèbres de l’écrivain russe.

Chez Tchekhov, pas de bouleversements, ses récits débutent alors que l’histoire a déjà commencé, et se terminent comme suspendus, scrutant l’avenir proche. Peu de violence, seules quelques scènes de crimes viennent rougir les pages. C’est aussi ce qui fait que son œuvre est unique dans la littérature russe, d’autant que ses personnages vivent des existences la plupart du temps ordinaires, bien loin des bouillonnantes aventures écrites par ses contemporains.

Sur la structure même de l’œuvre de Tchekhov, c’est Ivan Bounine, cité dans le livre, qui semble le mieux tirer son épingle du jeu dans son essai « Tchekhov ». Ainsi il résume parfaitement : « Quand un récit est terminé, il faudrait à mon avis supprimer le début et la fin. C’est là que nous mentons le plus, nous autres écrivains ». Et Tchekhov s’est appliqué à ne pas mentir. Certes le texte « pourrait continuer indéfiniment », mais Tchekhov le clôt, le laissant à l‘appréciation de son lectorat.

Jacques Rancière termine son essai sur l’un des grands thèmes Tchekhoviens : la liberté comme possibilité, c’est-à-dire comme éventuelle suite au récit. Mais sur ce point, encore une fois, seul le lectorat est capable de répondre, par son imagination, par sa volonté. « Au loin la liberté » est paru en 2024 chez La Fabrique éditions, il n’est en aucun cas une biographie, plutôt en quelque sorte une explication de texte, une analyse pertinente et enthousiaste, même s’il laisse complètement de côté l’aspect théâtral, l’humour subtil ainsi que la place prépondérante de la nature dans l’œuvre de Tchekhov. À son tour il ouvre des voies de lecture pour redécouvrir ce maître de la nouvelle. Il peut être complémentaire du livre de Korneï Tchoukovski « Tchékhov, un homme et son œuvre » de 1967 (paru en 2020 chez Interférences et qui propose une ample analyse de l’oeuvre mêlant de conséquents éléments biographiques) et de celui de Donald Rayfield « Anton Tchekhov une vie », colossale biographie de 550 pages presque au jour le jour, paru en 2019 chez Louison éditions, tous deux déjà chroniqués en ces pages. Avec ces trois références, vous devriez être outillés pour l’hiver prochain.

https://lafabrique.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 juillet 2025

Georges SIMENON « Mes apprentissages – reportages 1931-1946 »

 


Maintenant que nous avons en hiver et au printemps fait plus ample connaissance avec le nouveau challenge, annuel celui-ci, « Quatre saisons de pavés » du blog Au milieu des livres (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre), penchons-nous sur ce très gros bouquin de plus de 1000 pages de Simenon, « Mes apprentissages » pour ce troisième rendez-vous du défi, le Pavé d’été.

Simenon n’est pas précisément connu pour sa plume journalistique, c’est bien pourtant dans cette profession qu’il a débuté à Paris tout droit débarqué de Liège. Ici, pas de dépoussiérages de ses premiers articles mais bien une sélection d’articles à partir de 1931 qui court jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.

Contenu copieux, c’est grâce à ces articles de presse, que Simenon a délivrés comme pour ses romans à une vitesse vertigineuse, que nous apprenons à mieux connaître l’homme. Celui qui par sa fiction était à la recherche de « L’homme nu » se met, inconsciemment, ici lui-même dans le plus simple appareil puisque l’on jauge de ses idées, convictions, contradictions (nombreuses), ses hantises comme ses goûts. Simenon a passé une partie de sa vie à voyager, et c’est par ces voyages qu’il nous dépeint ce qui l’a forgé, que ce soit au bord d’une rivière française ou à l’autre bout du monde.

L’entame est une petite mise en jambes avec des chroniques sur ses voyages fluviaux en France, dressant une fresque du pays dans le début des années 1930. C’est peut-être le compte rendu de sa visite au 36, quai des orfèvres qui suscite les premiers émois. Là-bas, Simenon a suivi des enquêtes de faits divers, c’est sur le terrain qu’il a peaufiné le personnage de Maigret tout en donnant son point de vue personnel sur quelques affaires, dont la célèbre « Affaire Stavisky ». C’est - dit-il en tout cas – qu’a été demandé non à Simenon mais à son commissaire Maigret, ce qu’il pense de cette histoire. Il doit en rendre compte par le biais d’articles. Il se met donc, lui, dans la peau du personnage auquel il a donné naissance pour donner son opinion. Moment totalement à part du recueil, et accessoirement fort réussi.

Simenon a la bougeotte, alors il va et vient un peu partout en France. Il s’intéresse non pas à la nature ni aux paysages – ou si peu - mais à l’homme dans son quotidien. Il dépeint notamment des travailleurs, prolétaires pour la plupart, et il en ressort un certain nationalisme fleurant un rien la naphtaline. Soudain, nouvelle surprise, voilà que Simenon, homme dans ce qu’il a de plus misogyne de manière presque compulsive, écrit sur la Femme. On l’a d’ailleurs connu bien moins rigoureux à prendre fait et cause pour la gente féminine qu’il n’hésite pas à écorcher, humilier ou caricaturer dans son œuvre. Ici il se fait défenseur ardent et même apôtre, mais avec ce rien de machisme sous-jacent qui colle plus à ce qu’il est vraiment. Par ailleurs, dans ces chroniques, il évoque avec fierté les nombreux bordels qu’il a assidûment fréquentés.

Simenon fut peut-être l’un des écrivains les plus contradictoires de son époque. Son racisme latent est ici comme pris à contre-pieds dans une attaque effrénée et sincère contre le colonialisme. « Le colonialisme porte atteinte à la dignité de l’homme » écrit-il. Et là il ne feint pas, on le sent révolté contre le sort qui est réservé aux populations autochtones par des Blancs envahisseurs et esclavagistes. Il se dit même « antiraciste convaincu » alors que nombre de phrases ou situations dans des romans ont sans nuance réfuté cette position. C’est tout l’intérêt de lire Simenon. Car si on le sait très réactionnaire dans ses convictions, très conservateur, « vieux jeu » pour ne pas dire ringard, on découvre par moment un homme sincèrement révolté, lui qui a fait ses premières classes françaises du journalisme aux côtés des anarchistes. On le sent proche d’eux pour certains faits sociaux alors que pour d’autres il se place aux antipodes. Ici il analyse la colonisation avec toute sa rage et son cœur, et il en ressort quelques pages magistrales.

La Norvège en plein hiver, un drame aux îles Galapagos, s’ensuivent de nombreux articles peut-être moins intéressants voire plus soporifiques, sans doute purement alimentaires. Sur un recueil de 1000 pages, il est presque « normal » de traverser par moments des pages plus ennuyeuses où l’écrivain se contente de décrire, tente de peindre une carte postale par sa seule plume. Le drame avec Simenon, c’est que lorsqu’il veut faire reprendre la sauce, il fait aisément d’un exemple précis une généralité, il conclut hâtivement et quasi internationalement à partir d’une scène vue, souvent de quelques minutes, ou d’un entretien qu’il a eu avec l’habitant d’un pays qui lui a raconté ce qu’il avait envie, peut-être d’ailleurs ce que Simenon avait envie d’entendre. Pourtant Simenon entonne le petit refrain modeste : « Je ne veux rien prouver du tout ni rien juger. Je me contente de raconter mes petites anecdotes sans même essayer d’en tirer une morale ». Si seulement…

Par ce livre d’articles, apprend-t-on à mieux connaître Simenon ? La réponse est aussi ambivalente que l’homme lui-même : oui et non. On le reconnaît sous certains traits qu’il a accumulés dans ses romans, par de nombreux « réflexes » d’homme (le mot est important) de son époque, et même par des idéaux politiques qui, même s’il ne développe pas ce thème, peuvent s’apparenter non à un soutien mais tout au moins à aucune répugnance envers le nazisme montant dans les années 30 (tiens, Simenon a croisé Hitler en Allemagne dans un ascenseur). Il ne condamne pas, loin s’en faut, la politique de Mussolini, et jamais il ne se met dans la peau d’un homme de « gauche » sur la politique internationale. Il est attentiste, curieux mais pas affolé. Mais tout ceci est déjà palpable dans son œuvre.

Simenon fait preuve d’un certain nationalisme dès qu’il décrit la France. Plus étonnant : jamais il n’indique tout au long de ces plus de mille pages qu’il est resté citoyen belge, il se revendique français avec des papiers en bonne et due forme, lui qui n’a jamais demandé la nationalité française. Tout comme il apprécie le fait d’être un auteur à part, ce qui l’autorise, dirait-on, à fustiger certains de ses petits camarades d’écriture.

Autant le dire immédiatement, ce recueil est classé par thèmes, non par chronologie. Aussi on peut être perdu quant à l’époque exacte où a été écrit tel ou tel article, même si chaque date est scrupuleusement consignée. Bien vite, le voici en 1945 à Londres, au Canada, aux Etats-Unis où il s’établit pour quelques années (l’idylle, l’exaltation qu’il décrit comme étant la sienne ne dureront pourtant qu’une grosse décennie avant un retour sur son continent natal). Il fuit l’Europe, et pour cause. Car même s’il n’a sans doute pas été un collaborateur actif durant la guerre, il n’a pas non plus farouchement fait preuve ne serait-ce que d’une velléité de résistance, les rumeurs enflent (son frère fut en revanche un proche du régime nazi) et Simenon quitte la piste, direction le nouveau monde. Dans les articles de cette époque, Simenon s’interdit de parler politique (monsieur est prudent, on le serait à moins…). Pourtant, parfois, comme par un vieux réflexe, sa plume fourche. Il parle ainsi de « l’Allemagne occupée » (si si, un lapsus qui en dit long).

La famille Simenon traverse en automobile les Etats-Unis du nord au sud, l’occasion pour le désormais père de famille de créer une suite d’articles consacrés à ce voyage. Là encore les vieux réflexes ressurgissent. Simenon s’extasie sans retenue devant la société d’hyper consommation, d’hyper production, d’hyper capitalisme. Bref, d’hyper tout. Un pays de la démesure égoïste qui semble coller parfaitement avec les idéaux d’un Simenon par ailleurs devenu immensément riche. Ici s’est glissé un texte de 1958, dans lequel par ailleurs il emploie le terme « israélite ». Prudence à nouveau pour celui qui a tant fustigé les « juifs » dans ses œuvres.

Mais revenons en 1931 (vous voyez que le livre, comme ces chroniques, voyage lui aussi, mais dans le temps). C’est un Simenon reporter que l’on perçoit. Il connaît sans aucun doute possible le travail alors fort apprécié de Albert Londres et s’en inspire peut-être directement dans cette série d’articles où il sera notamment question de trafic de tabac à la frontière belge, et ce sentiment de renouer avec Maigret, ce n’est plus Simenon qui décrit, mais le commissaire, comme dans un inconscient dédoublement de personnalité. Ces pages sont émouvantes car elles font revivre en quelque sorte l’atmosphère si particulière des romans de Maigret.

Retour des « impressions de voyageur » et du journalisme sur le terrain. Interview de Léon Trotski en 1933, voyage en Russie en 1934, où il ne voit que mensonge, corruption, manipulation d’Etat, dissimulation et mise en scène. Mais peut-on lui donner tort ? Il raconte en détails sa difficulté pour pénétrer dans le pays mais aussi… pour en ressortir ! Plusieurs articles sur la Turquie avant une nouvelle série d’instantanés sur de nombreux lieux qu’il a traversés. Ce copieux ouvrage est accompagné de photographies prises par Simenon lui-même. Tout n’est pas intéressant, mais Simenon, on le prend comme il est, c’est-à-dire que ses points de vue sont toujours attendus au virage, ne serait-ce que pour s’auto-alimenter sur le fait que cet homme possédait de nombreuses facettes dont certaines peu enviables ou en tout cas peu glorieuses.

Il faut être Simenophile pour escalader pareille montagne, mais l’effort vaut la peine d’être tenté, même si l’homme n’en ressort pas particulièrement grandi. Il nous aura au moins livré des traits plus humanistes de sa personnalité, par-delà des articles eux-mêmes qu’il qualifiait d’ « anecdotes sans prétention, des petites histoires de partout et d’ailleurs, des instantanés pris aux quatre coins du monde ». Et c’est un fait que nous aurons parcouru le globe en chaque point durant ce long voyage, que nous aurons exploré tous les continents avec émotion car, et il faut bien le reconnaître, Simenon écrit ici en passionné, en vrai témoin de son temps, il nous fait partager cette exaltation permanente et on le sent beaucoup moins désinvolte que dans ses romans. C’est un autre aspect de l’homme, une autre sensibilité qui nous sont livrés, et rien que pour ces détails il est intéressant de parcourir ce pavé.

Alors que l’œuvre fictionnelle de Simenon est sans cesse rééditée dans de nombreuses collections, « Mes apprentissages » ne fut publié qu’à une poignée de reprises, la dernière fois en 2016. La version proposée ici est celle de chez Omnibus datée de 2001. Bon voyage !

(Warren Bismuth)





mercredi 16 juillet 2025

Marie NDIAYE « Rosie Carpe »

 


Née Rose-Marie, Rosie Carpe est une femme qui malgré son jeune âge a déjà vécu maintes vicissitudes. Elle et son fils Titi (Etienne), 6 ans, vont rejoindre en Guadeloupe Lazare, frère aîné de Rosie, après 5 ans de silence. Immédiatement un mystère à propos du passé de la famille Carpe se crée. Rosie est alors enceinte d’un second enfant et ses parents vivent eux aussi désormais en Guadeloupe.

Les souvenirs surgissent et prennent vite une place prépondérante dans le récit : enfance à Brive-la-Gaillarde, déménagement à Paris, juste pour Rosie et son frère, les parents ne les rejoindront que bien plus tard sans toutefois nouer de liens cordiaux avec leur fille qui sombre dans l’alcool et l’apathie, dans le stupre et les sex-tapes.

Rosie revoit donc son frère Lazare en Guadeloupe après de nombreuses péripéties. Il n’est plus le même homme, ayant entreprit un commerce nébuleux avec son ami Abel. Elle fait connaissance avec Lagrand, un noir dont la mère est internée. C’est lui qui incarne à lui seul tout le peuple de Guadeloupe. C’est aussi lui qui s’occupe d’un Titi à l’abandon, notamment lorsque ce dernier tombe malade, tandis que les parents de Rosie semblent désormais mener grande vie, se détournant toujours plus de leurs deux enfants. C’est par le prisme de Lagrand que l’histoire nous est lentement dévoilée, alors que les rebondissements se succèdent en cascades sur fond de racisme « ordinaire » (comme si le racisme pouvait être ordinaire).

« Rosie Carpe » est un roman dérangeant, particulièrement poisseux et malséant, sans doute par le fait que les personnages, hormis Lagrand, sont antipathiques, refermés comme des huîtres, taiseux et/ou manipulateurs. L’écriture froide et distanciée de Marie Ndiaye colle parfaitement à son sujet, grave voire désespéré. Car aucun espoir ne paraît vouloir émerger des protagonistes, écrasés par leur propre existence, ayant en partie cessé de lutter, alors qu’un meurtre se déroule sous les yeux de certains d’entre eux.

Tout semble effrayant dans ce roman paru en 2001 aux éditions de Minuit. Le style de l’autrice, littéraire aux phrases longues et idées imbriquées, contribue à mettre le lectorat mal à l’aise. Rien ne vient sauver ce tableau de quasi naufragés dans un scénario laissant entrevoir une embellie avant de revenir subitement au même point, le tout rythmé par la perversité de personnages se mentant à eux-mêmes. Et la réminiscence de la couleur jaune, celle de la maison de Brive, couleur pourtant si chaude, ne permet aucun souffle salvateur, tout est pourri dans cet environnement familial vicié.

« Rosie Carpe » est un roman de la fuite puis de la non rencontre, de l’abandon à soi-même comme aux autres, c’est aussi une analyse profonde et sombre des relations familiales perverties, de l’échec cuisant de la notion même de famille. Seul ce Lagrand tire son épingle du jeu, il pourrait bien être le seul humain, en tout cas le seul humaniste du récit. Le décor est la Guadeloupe, touchée par la misère, les trafics en tous genres ainsi que le racisme ambiant. La chute, soignée, laisse pourtant entrevoir une lueur d’espoir, mais Marie Ndiaye préfère clore son sujet avant cette éventualité. Roman de la désolation à lire en apnée pour des nuits agitées, il ne se laisse pas apprivoiser facilement tant il sent la bile et possède un persistant goût de nausée. Mais l’expérience, quoiqu’un brin traumatisante, vaut largement le détour. 340 pages à lire lorsqu’on se sent suffisamment armé psychologiquement pour l’affronter par la face nord, la plus froide.

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(Warren Bismuth)