Recherche

dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)

mercredi 9 avril 2025

Jérôme LAFARGUE « Pamoja ! »

 


Pamoja est un mot swahili signifiant « Ensemble », ce qui aura son importance dans ce nouveau roman de Jérôme Lafargue puisqu’il va nous faire voyager quelque part où la langue Swahili est pratiquée, en Afrique de l’est plus précisément.

Anton, 14 ans, et son chien-loup Windy recueillent une jeune réfugiée noire de 8 ans, Nila, qui vient de s’échapper d’un mystérieux convoi. Anton va frapper à la porte de Gustavo, noir lui aussi, un vieil homme de 74 ans au parcours lourd autant que riche. Ce dernier n’hésite pas à les prendre immédiatement en charge, direction la montagne, pour les planquer.

Ils ont rendez-vous avec Maïtena, officiellement courtière en immobilier, mais plutôt guide clandestine à ses heures perdues. Tout ce petit monde est bientôt traqué par un individu louche qui pourrait bien vouloir récupérer Nila à des fins spéculatives, à moins qu’il soit là pour autre chose ?

Dans ce roman sensible, Gustavo se revoit à l’âge de Anton, alors qu’il était chef de rebelles au Mozambique durant la guerre d’indépendance qui éclata en 1964, une guerre civile anticoloniale dans une région où la Françafrique a joué un grand rôle. Pour Gustavo, c’est aussi le souvenir de sa fiancée, Themba, victime de cette guerre, alors que d’autres souvenirs atroces hantent sa mémoire. Certaines scènes peuvent sur ce point être difficiles à lire par leurs images crues.

Mais revenons au présent. L’homme qui les suivait semble avoir disparu, semé peut-être. La petite troupe en profite pour rejoindre un hameau perdu vivant en autosuffisance. Là y est Alberto, une vieille connaissance de Gustavo, même âge, spécialiste en renseignement militaire, il a jadis sauvé la vie de Gustavo. Aujourd’hui il a un grand service à lui demander…

« Peu avant la tombée du jour, ils parvinrent en vue du hameau. Trois rues dépeuplées et silencieuses. Les volets des maisons en pierre étaient soient fermés, soient manquants. Au premier étage de l’une des baraques, une couette avait été jetée sur un garde-corps. Détrempée par les pluies et battue par le vent, des traces noirâtres d’humidité la martyrisaient, comme des trous d’obus dans un champ enneigé ». Car on en revient souvent aux souvenirs de guerre.

Jérôme Lafargue navigue entre passé insurrectionnel et présent incertain où pointe le transhumanisme, dépeignant quelques événements de la guerre d’indépendance du Mozambique par le prisme de Gustavo, les technologies dangereuses et redoutables actuelles par celui de Alberto. Anton est ce jeune garçon plein d’espoir qui s’est donné une mission : celle de sauver Nila à tout prix des griffes de ses bourreaux. Jérôme Lafargue excelle dans la description de la nature, des oiseaux, des arbres, des torrents, une arme qui permet de décompresser, de souffler malgré la tension du roman. Dans une écriture simple autant que précise et fluide, il déroule ses séquences une à une, dévoilant au compte-gouttes des secrets enfouis de chacun des protagonistes.

« Pamoja ! » joue avec les espaces temps, entre passé révolutionnaire et futur (présent ?) libertarien où quelques bonhommes richissimes semblent vouloir faire ce qu’ils veulent de la planète sans aucun garde-fou. La silhouette de Elon Musk apparaît d’ailleurs, brièvement. Le texte est traversé par différents climats : le conte par les descriptions de la nature ou quelques scénettes entre Anton et Nila, le roman historique pour les épisodes de la guerre d’indépendance du Mozambique, le roman futuriste pour les inventions glaçantes et destructrices en passe d’être réalisées. Il est aussi roman filial avec les portraits de Gustavo et Alberto, deux durs à cuire qui ont un héritage à transmettre. Maïtena est la plus impénétrable, veut-elle le bien ou travaille-t-elle pour le mal ? Enfin, la conclusion du roman le rend tout à fait dystopique.

« Pamoja ! » vient de sortir chez Quidam éditeur, la richesse de tons qu’il propose pourrait fort trouver son lectorat.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 6 avril 2025

Charles Ferdinand RAMUZ « La guerre aux papiers »

 


Ramuz surprend toujours, dézinguant les repères stylistiques habituels. Dans ce texte par exemple, et même si le style est précisément moins déconcertant que ses œuvres antérieures, on a l’impression d’entrer en cours de récit, d’avoir loupé quelque chose d’important, de fondamental, comme si on prenait le train en courant une fois le quai quitté, alors qu’un meurtre y a déjà eu lieu.

Dans un village suisse du canton de Vaud paré d’un imposant château, vit « Borchat, Daniel Jean-Etienne, ancien soldat, 42 ans ». C’est lui que Ramuz nous propose de suivre dans cette histoire survenant en 1802. La révolution française a laissé des traces y compris dans les villages suisses isolés. Et quand le gouvernement républicain est prêt à prélever à nouveau la dîme, un impôt féodal pourtant disparu dans le pays, le peuple ne l’entend pas de cette oreille et s’organise pour se révolter.

Réunions clandestines, mise au point d’une attaque de masse. Le but est simple : détruire par le feu les documents attestant des droits féodaux de la dîme. Une longue marche va s’organiser afin d’atteindre Lausanne, lieu renfermant les archives du pays, ainsi que Morges, abritant un arsenal où dorment de précieux canons. Borchat sera au nombre des émeutiers, mais rien ne pourrait se dérouler comme prévu, d’autant que Borchat s’est entiché de la Fanchette, une femme émancipée qui voit d’un mauvais œil ce projet saugrenu.

Qu’importe, le groupe déterminé se rend à Lausanne, muni d’une sommation qu’il compte bien faire respecter, la voici : « Nous, commandant du contingent de Bossenges, agissant au nom du gouvernement provisoire, faisons sommation à Monsieur d’Épendes ou à son représentant d’avoir à nous livrer sur l’heure les papiers concernant la levée de la dîme qui sont en sa possession, étant entendu qu’au cas où il n’obtempèrerait pas, il sera fait usage de la force… ».

Comme souvent chez Ramuz, « La guerre aux papiers », de 1942 (et dernier roman de l’auteur), se sert d’événements historiques réels pour ensuite tisser son texte autour avec ces beaux personnages fictifs. Ici c’est la révolte des Bourla-Papeys (brûle-papiers) de 1802 à laquelle Ramuz rend hommage. La complexité de la besogne était de maintenir un certain équilibre entre un récit quasi insurrectionnel et deux histoires d’amours très romantiques. Ramuz est parvenu à ses fins, même si l’on oubliera rapidement l’historiette à l’eau de rose pour ne retenir que la volonté du peuple émeutier.

« La guerre des papiers » est un petit roman idéal pour découvrir l’univers et la prose singulière de Ramuz, ainsi que pour appréhender l’écrivain dans son engagement. Le texte vient d’être réédité (mi 2024) aux incontournables éditions Sillage, toujours dans les bons coups lorsqu’il s’agit de déterrer des textes oubliés appartenant au domaine public. Plus récemment encore, elles ont republié « Le règne de l’esprit malin » du même auteur, et je ne serais pas étonné de vous en parler dans un avenir plus ou moins proche.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 avril 2025

James WRIGHT « La branche ne se brisera pas »

 


James Wright (1927-1980) est un poète étasunien oublié, c’est d’ailleurs par le biais de ces deux recueils de poèmes la première fois qu’il est traduit en France. Pourtant, sa poésie est somptueuse et ses images envoûtantes. « La branche ne se brisera pas », premier recueil, avec ses villes industrielles, ses tragédies minières (le père de Wright était mineur) sur fond d’alcool sont évoquées en des instantanées d’une Amérique désenchantée. La mort toujours, celles d’animaux ou le souvenir d’un Président américain probablement empoisonné. Que ce soit dans l’Ohio (dont Wright était originaire), le Minnesota, le Wyoming ou les 2 Dakotas, les brefs clichés sont émaillés de désastres, mais de beauté aussi, précisément là où le poète convoque la nature.

Poésie historique avec cette rencontre entre le Président Eisenhower et le dictateur Franco en 1959 en Espagne : « Les sourires brillent à Madrid. / Eisenhower a serré la main de Franco, l’a enlacé / Sous le feu des photographes. / De nouveaux bombardiers bien propres venus d’Amérique étouffent leurs moteurs ». Poésie vagabonde qui rend en outre hommage au poète espagnol Miguel Hernández (qui fut également honoré dans un bref texte de Jim Harrison).

Mais la nature tient un rôle prépondérant par ces arbres, ces oiseaux, ces cours d’eau, ces astres, ces champs où vont trimer les fermiers. Cette nature qui tient compagnie dans un quotidien marqué par la solitude, l’isolement, la déprime. « Pourtant, / il y a de bonnes choses dans ce monde », importance de ce simple mot « pourtant ». Cette solitude qui colle aux semelles, même si elle est en partie choisie et assumée. Et la mort, qui rôde, infatigablement. « Richesses mortes, mains mortes, la lune / S’assombrit, / Et je suis perdu dans les belles ruines blanches / De l’Amérique ».

Le second recueil « Allons nous rassembler à la rivière » n’est pas non plus avare en images fortes, avec cette Jenny, la Femme fantasmée, cette muse, sorte d’idéal féminin perdu dans une atmosphère de suicide, de miséreux du Midwest, que l’auteur dépeint magistralement. « Je veux être emporté / Par un grand oiseau blanc inconnu de la police, / Planer sur mille kilomètres et me cacher soigneusement, / Modeste et doré comme un dernier grain de maïs, / Conservé avec les secrets du blé et des villes mystérieuses / Des miséreux anonymes ». Hommages répétés aux peuples autochtones pour lesquels Wright est empreint d’une immense compassion. Puis le rôle des ombres, rappelant les oubliés. Enfin le rôle des gares, débuts ou terminus d’un voyage éprouvant.

La poésie de James Wright est libre et venteuse, torturée comme contemplative. Ces deux recueils sont d’une beauté saisissante, intimistes comme universels et la présence de Dieu n’y est que discrète. Livre d’une grande sensibilité paru en 2024 aux éditions Le Réalgar dans cette superbe collection de poésie « Amériques », il est traduit par Christian Garcin, agrémenté par une esthétique sobre mais efficace (la couverture est fort réussie), et bien sûr il est à lire et à partager.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 30 mars 2025

Toni MORRISON « Délivrances »

 


Le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » piloté avec maestria par le blog Au milieu des livres propose un thème unique ce mois-ci : l’autrice Toni Morrison. Pour Des Livres Rances, le choix est forcément vite fait puisque en 2015 paraissait l’ultime roman de Toni Morrison qui a pour nom… « Délivrances » ! Le hasard n’existe pas.

Lula Ann est née noire, mais de deux parents blancs, métis pour être exact. Le père quitte le foyer familial à la simple vue de sa fille tandis que la mère, la mort dans l’âme, s’en occupe, tout en la détestant uniquement pour sa couleur de peau qu’elle ne supporte pas. D’ailleurs, Lula Ann n’est pas autorisée à appeler sa mère « Maman », mais « Sweetness ». Adulte, Lula Ann devient Bride, comme pour effacer son douloureux passé. Elle a réussi sa carrière professionnelle, est devenue directrice d’une entreprise de cosmétiques. Mais son conjoint Booker l’a quittée.

Enfant, Bride (Lula Ann donc) a dénoncé une institutrice qui, dit-elle, avait abusé de petites filles. Sofia Huxley, la coupable, a fait plusieurs années de prison. Quand elle sort, Bride la prend en pitié, cherche à l’aider… et se fait passer à tabac par la même Sofia et en reste bouleversée et traumatisée. Elle se confie à son amie Brooklyn qui, rapidement, cherche à connaître la vérité. Bride lui a évoqué un viol…

Roman polyphonique où tour à tour des femmes ainsi que la narratrice prennent la parole : la mère Sweetness tout d’abord, suivie de Bride, puis de Brooklyn, avant que Sofia ne s‘exprime à son tour. Chacune raconte son histoire. Pour Bride il s’agit bien sûr de traumatismes suite au racisme ambiant en vigueur aux Etats-Unis, avec des lois Blanches pour les Blancs, des lois où les noirs sont défavorisés, discriminés voire persécutés.

Lorsque la narratrice s’empare de son temps de parole, c’est en partie pour dépeindre l’itinéraire de Booker, l’homme qui a quitté Bride. Alors tout s’enchaîne, s’imbrique. Il est hélas impossible de dévoiler quoi que soit de cet assez bref roman sans vous en gâcher la lecture. C’est un texte purement étasunien qui en raconte la violence raciale à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, violence de la population mais aussi celle des dirigeants, des gouvernants. Bride a souffert plus qu’à son tour, et malgré son succès professionnel (elle évolue dans un milieu plutôt bourgeois) elle reste cette femme noire, meurtrie car non désirée ou en tout cas pas avec cette couleur de peau. Non désirée par la société, mais aussi par ses propres parents.

« Booker l’interrompit. ‘Scientifiquement, il n’existe rien de tel que la race, Bride, donc le racisme sans race est un choix. Enseigné, bien sûr, par ceux qui en ont besoin, mais c’est tout de même un choix. Les gens qui le pratiquent ne seraient rien sans lui’ ».

Toni Morrison (1931-2019) achève son œuvre par ce roman simple et limpide où on sent qu’elle y a mis une part d’elle-même. Roman juste et vite lu, il est une pièce, comme son autrice, de la longue et nécessaire littérature noire étasunienne. Et même s’il ne laissera pas forcément de trace à long terme, il est agréable à lire et à déguster.

 (Warren Bismuth)



mercredi 26 mars 2025

SÉVERINE « L’insurgée »

 


La sulfureuse Séverine, née Caroline Rémy en 1855 (et morte en 1929), est issue d’une famille bourgeoise. Femme complexe, amie de Jules Vallès, elle tente de se suicider en 1880. Toute sa vie elle lutte contre l’oppression, les inégalités, se dresse pour les figures réfractaires de son époque. Ses relations ne sont toutefois pas toujours celles de la société purement révolutionnaire, ainsi elle gardera une tendresse insubmersible et même une admiration pour le général Boulanger, ce dont ses camarades lui tiendront rigueur. Libertaire et irrévérencieuse, elle profite de la grande qualité de sa plume pour écrire des articles parfois séditieux en tant que journaliste. Dans ce recueil, ce sont 45 d’entre eux (sur plus de 6000 qu’elle a produits !), rédigés de 1886 à 1921 qui constituent une « autobiographie journalistique ».

Séverine a repris – brièvement – le journal « Le cri du peuple » lancé par Jules Vallès. Dans celui-ci, mais aussi dans d’autres périodiques, pas toujours ancrés à gauche, elle signe des articles au vitriol ou emplis de tendresse, notamment sur des figures du mouvement révolutionnaire d’alors. Elle rend par exemple un hommage appuyé aux quatre pendus anarchistes de Haymarket (Etats-Unis) exécutés en 1886 (auxquels on doit la fête internationale du Premier Mai). « L’exécuteur les a saisis. La corde ignominieuse s’est nouée autour de leur cou, les trappes ont joué – et les quatre corps se sont balancés dans l’espace, comme quatre grands battants de cloche sonnant le tocsin des représailles dans l’air épouvanté… ».

Les textes rassemblent des biographies succinctes mais néanmoins profondes de militants, souvent anarchistes : Auguste Vaillant, Jean Grave, Ravachol, Jean-Baptiste Clément, Francisco Ferrer (condamné à mort, il sera exécuté quelques jours après la parution de l’article de Séverine), Jules Bonnot (qu’elle mitraille sans fioritures), Louise Michel, etc. Si elle peut être qualifiée de rassembleuse, il n’en reste pas moins qu’elle attaque des figures majeures de son époque, notamment Jules Ferry, sur lequel elle écrit une courte nécrologie particulièrement véhémente.

Séverine n’a pas la langue dans sa poche, même si elle ne s’est pas affranchie de ses racines bourgeoises qui ressortent dans quelques réflexions purement aristocratiques. Elle s’insurge contre la condamnation d’un livre antimilitariste de 1889 de Lucien Descaves, « Sous-offs », signe parfois ses articles d’un seul prénom : Jacqueline, ou encore Renée. Quelques-uns de ses textes apparaissent dans le Gil Blas.

Séverine, bien que ne se revendiquant pas féministe (elle s’en explique), défend l’I.V.G. dès 1890. Militante, elle revient sur l’odieuse tuerie de Fourmies du 1er mai 1891 (neuf morts). Séverine n’est pas pour la violence de classe, du moins pas la violence physique, se classe plutôt du côté des pacifistes, condamnant les bombes lancés par ses camarades : « Il me semble que je suis arrivée à un carrefour empli de ténèbres : que toute clarté s’est éteinte, en moi comme au-dehors ; que la fumée de ces bombes, abattant des femmes, des enfants, en voilant de deuil le soleil, a fait la nuit sur tous mes espoirs, toutes mes vaillances, toutes mes convictions ! Et je trébuche dans cette opacité affreuse, les mains en avant, les pieds tremblant de heurter quelqu’une des victimes dont les cris me déchirent le cœur ! Où est ma route ? Quel est mon chemin ?... ». Si Séverine peut douter, elle repart pourtant toujours à l’assaut avec sa plume puissante et redoutable.

Dans une guerre sociale enclenchée, elle prend partie pour les travailleuses. Mais elle défend aussi la cause animale, fustige la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » ainsi que la colonisation. Elle est de toutes les justes causes. En infatigable militante, elle rejette, dénonce, défend. Le dernier article proposé dans cette anthologie porte sur Louise Michel, et la boucle est bouclée.

Séverine adhère au Parti Communiste Français en 1921, mais elle s’en écarte rapidement pour reprendre sa liberté. Elle n’a de cesse de rebondir sur l’actualité, contre l’oppression sociale. Anarchiste, elle prend pourtant parfois position pour les adversaires de ce mouvement, tout en expliquant son choix.

Ce livre, paru en 2022 dans la formidable collection Lampe-tempête des éditions L’échappée, est une manière fort originale d’approcher le travail et la pensée d’une contestataire libre, non inféodée, féministe souhaitant garder un ton d’indépendance. Si elle est un personnage un peu oublié de nos jours, ce recueil lui rend enfin justice.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

dimanche 23 mars 2025

Arno CAMENISCH « Ustrinkata »

 


Ce court roman loufoque est extrait du « Cycle grison » fort de trois brefs volumes, cycle dont chaque titre peut se lire indépendamment. Arno Camenisch redonne vit à toute une population rurale montagnarde vivant dans le canton des Grisons, le seul de Suisse où la langue romanche est encore pratiquée, ce qui aura son importance lors de la lecture de la trilogie.

« Zer ner », le premier volet, revenait sur le travail paysan proprement dit, fort de quelque 300 instantanés sur la vie à la ferme, non sans humour et dérision, mais dénué de dialogues. « Derrière la gare » est quant à lui le regard posé par un jeune enfant sur la vie des adultes de son village, avec cette écriture si particulière, ces mots déformés, « infantilisés », et une immense pétillance doublée d’une fausse innocence, le tout servi encore par l’humour généreux et communicatif de son auteur, ainsi que les nombreuses situations cocasses. Mais arrêtons-nous sur le troisième volume, « Ustrinkata », peut-être le sommet (montagneux) de ce cycle.

Dans un village grison, l’Helvezia est un bar de proximité tenu depuis soixante ans par la Tante (par ailleurs tante du jeune narrateur de « Derrière la gare »). En ce lieu haut et en couleurs, il est fortement déconseillé de boire de l’eau sous peine de se faire houspiller. Chaque geste des habitués est savamment scruté et comme décortiqué, en une langue verte, populaire, voire dialectique. Arno Camenisch redonne vie à un monde semblant englouti, à une atmosphère unique et surannée. Les piliers de l’Helvezia sont à eux seuls des personnalités, d’un pittoresque vrai.

Ici l’on se souvient du fameux éboulement de 1927 qui avait englouti un village, tandis qu’on engloutit les verres à un rythme soutenu. Chacun y va de son commentaire entre deux bouffées de cigarette, un jadis lointain et brumeux car « Regarder ça veut pas dire forcément qu’on voit ». Dans un lieu clos où les mouchoirs sont des torche-morve, les langues sont bien pendues et l’air enfumé, les ivrognes gouailleurs ne laissent aucun répit à la Tante qui doit être sur le front sans arrêt pour les servir.

La puissance du récit est dans l’écriture qui restitue à merveille des expressions typiquement suisses, des mots oubliés, et même des bouts de phrases empruntés au romanche, dans une immense farce parfois sinistre lorsque les convives se souviennent des trépassés, auxquels d’ailleurs ils rendent hommage par des tournées ponctuées de « Viva ». Le dialogue est ininterrompu et même Arno Camenisch semble avoir bien du mal (mais en toute maîtrise) à trouver une ouverture pour décrire une scène.

La Tante garde les coupures de journaux d’époque pour prouver la date exacte d’un événement passé dans le village ou à proximité. Car ici on vit en vase clos, loin des villes et de leur tumulte, on prend le temps, sauf pour finir un verre. Et ces moments forts peuvent être de toutes petites historiettes apparemment sans importance mais qui font la vie et le sel d’un village : « Mais après, une fois qu’on l’avait enterré, la tombe elle avait été refermée, l’était toute couverte de jolies couronnes et des fleurs qu’on avait mises dessus, tout joli tout beau, quand là on remarque qu’on avait enterré le maître avec son salaire. Pardi, son salaire, dans la poche de sa veste qu’il l’avait. Alors y a plus eu le choix que de ressortir le maître de sa tombe pour le repiocher dans la poche de son veston ».

Des habitants sont partis ou vont partir à l’étranger, d’autres sont morts mais pas oubliés car les traditions n’ont pas de prix, y compris celles de la longue cérémonie à la divine chopine. Et interdit de passer outre ! « C’est quoi ce carnaval, tu acceptes ça dans ton bar toi, un qui boit pas, tu peux pas imposer ça aux autres hein, je te dis ça me rend nerveux quand il boit pas ». L’écriture est tassée, car il faut partager le maximum de situations en un minimum de place, de temps, c’est ainsi que Arno Camenisch réussit une véritable prouesse stylistique.

Trilogie verte et dépaysante où les points d’interrogations ont été bannis même après une question, ce « Cycle grison », s’il est dominé en mon sens par ce « Ustrinkata », est à lire devant une chopine à la terrasse d’un bistrot. Rendons ici hommage au travail exceptionnel de traduction signé Camille Luscher, tant il fut sans doute difficile de restituer ces expressions, cette gouaille, ces inventions de mots (je pense à l’admirable quasi novlangue de « Derrière la gare »), ces expressions paraissant à première vue intraduisibles. En France la trilogie fut publiée en seulement quelques mois et en de splendides couvertures en 2020 par Quidam éditeur qui offre ici trois textes parmi les plus beaux de tout son catalogue. Viva !

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 mars 2025

Julie GILBERT « On disait les Indiens »

 


Texte hybride, entre poésie libre et performance théâtrale (il fut d’ailleurs joué sur les planches), il peut aussi être lu comme un témoignage historique au vitriol. L’autrice Julie Gilbert, franco-suisse, a vécu une vingtaine d’années au Mexique où elle a côtoyé les nations autochtones.

 

La narratrice de ce magnifique texte, une anonyme mais qui pourrait fort bien être un double de l’autrice, se rend au Nord du Mexique tout près de la frontière états-unienne, avec sa mère après qu’elles aient quitté le pays quarante plus tôt après y avoir séjourné six mois. La narratrice n’y a plus de souvenirs, elle n’avait alors qu’un an. Elles sont de descendance Yaqui, une tribu de la région, implantée près de Sonora. C’est là-bas que les légendes renaissent.

 

La narratrice et sa mère revoient un village (celui où elles ont vécu) vieilli et baignant dans son jus. « Et c’est comme si ce qu’on était venu chercher / S’était volatilisé / Effacé / Que tout ça n’avait pas eu lieu / Que tout cela appartenait définitivement au passé / À nos mémoires de femmes blanches / À nos mémoires de femmes étrangères ».

 

Texte révolté comme clamé en un seul souffle, il dénonce l’injustice devant le sort qui fut réservé aux autochtones par les Blancs, en particulier près de ces terres où les deux femmes retournent. Description d’un paysage pollué par des usines états-uniennes implantées là et pompant l’énergie des femmes qui travaillent, les déshumanisant, et puis ces gazoducs traversant les terres Yaqui de part en part, terres prêtées contre quelques billets aux populations locales. Les Yaqui étaient redevenus propriétaires de leurs terres en 1937 mais devant l’urgence financière, ils ont dû se résoudre à les louer. Aux Blancs. Dans cette région poussent aussi les casinos, les jeux d’argent sont un triomphe.

 

Au départ, la narratrice envisageait de tourner un film sur la spiritualité des peuples autochtones, mais eux ne désirent pas échanger sur ce thème qu'ils gardent jalousement pour eux. Leur spiritualité, ils ne désirent pas la confier. La narratrice reprend la route à plusieurs reprises. Diverses étapes dans de petites villes isolées d’altitude où l’empreinte capitaliste est pourtant clairement visible jusque dans les réserves Indiennes, même si d’évidence une résistance anti-états-unienne subsiste.

 

Arrêt à Window Rock, siège du gouvernement Navajo, l’occasion pour Julie Gilbert de rappeler que ce terme de navajo fut inventé par les Blancs, les autochtones se définissant de leur côté comme Dinés (le peuple). Dans les réserves, dans les bourgs comme partout, alcool, drogues hallucinogènes font des ravages. Le Blanc a encore réussi sa mission de destruction, d’anéantissement. « Cannibale enragée / Mangeant l’Indien / Mangeant tout / Mangeant ses terres / mangeant son corps / Notre cannibalisme ne semble pas avoir de fin / Et maintenant, nous voilà / En troupeau ».

 

Retour sur le traité de Fort Laramie de 1868, attribuant les Black Hills aux nations autochtones. Mais très vite les Blancs se sont rendu compte que le sol renfermait de grandes quantités d’or. D’où la révision du traité. Retour sur les pensionnats religieux qui ont « éduqué » les jeunes Indiens, les ont rendus à l’état d’esclaves, par la violence, le viol. Le tout est ponctué de chants et contre-chants. En peu de pages, Julie Gilbert retrace par des images fortes tout le calvaire du peuple autochtone au fil des générations. Des portraits de résidents croisés sont brossés, ils sont beaux, vrais.

 

Ce livre engagé est une vraie belle surprise, contant avec colère mais tendresse, violence mais poésie, la destinée des Dinés et Navajos qui, comme toutes celles des nations premières, est une tragédie extraordinaire. Le texte fut écrit puis mis en scène en 2018. La version papier, ici présentée, est parue en 2024 aux éditons Passage(s) (devenue Passage(s) et traverse(s) ???) et vaut le détour par la mine d’information qu’elle renferme et le profond respect qu’elle dégage.

https://www.passages-et-traverses.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 mars 2025

Jim HARRISON « Métamorphoses »

 


Notre Moka nationale du blog Au milieu des livres vient encore de frapper, avec un tout nouveau challenge intitulé « Quatre saisons de pavés », où la règle est simple mais redoutable : présenter sur une année, chaque trimestre, c’est-à-dire chaque saison, un livre de plus de 500 pages. Malgré mon insolent travail de chroniques à rédiger, j’ai opté pour une participation à ce challenge, étant admiratif du travail qu’accomplit Moka depuis maintenant des années (elle est notamment la cofondatrice du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » pour lequel elle réalise notamment des visuels à tomber par terre, c’est d’ailleurs aussi le cas pour le présent défi). Pour ma première participation (hiver donc, si vous avez bien noté), ce ne seront pas 500 pages, même pas 700, ni 900 mais bien 1150 au menu, pour une anthologie récemment parue, l’une des plus belles que l’on puisse espérer dans une vie de lecteur : « Métamorphoses » de Jim Harrison (1937-2016).

Jim Harrison a eu très vite la réputation d’écrivain misogyne, machiste, plaçant dans ses histoires des femmes caricaturales. Jusqu’à la naissance de « Dalva » en 1988, brillant roman d’une femme libre, où Harrison explique s’être mis à la place d’une femme pour écrire ce long récit. Dès lors, il reviendra ponctuellement sur ces portraits féminins états-uniens forts, cette gente féminine  provoquant son destin. C’est ce thème que met brillamment en valeur la collection Quarto de chez Gallimard, proposant une sorte d’anthologie de la femme chez Big Jim.

La plupart des textes présentés ici sont connus du lectorat assidu de l’auteur. « Dalva », bien sûr, ce puissant roman d’une femme déterminée, l’un des plus réussis, des plus sensoriels, des plus mélancoliques de l’écrivain. Sa suite, « Retour en terre », écrite dix ans plus tard, suite ou plutôt juxtaposition de l’histoire (ici republiée), avec cette fois-ci les événements vus par le grand-père puis le fils de Dalva qu’elle a abandonné à la naissance.

Durant sa carrière Jim Harrison a surtout été connu pour ses novellas. Ici ce sont quatre d’entre elles que nous avons le loisir de (re) lire. « La femme aux lucioles » est parue en 1990 (1991 pour la France) dans le recueil éponyme comportant trois novellas. Cette femme, c’est Claire, atteinte d’une maladie et se sachant condamnée. Mariée à un antisémite, elle discute philosophie avec son docteur attitré. Elle avoue une fascination pour Dostoïevski qu’elle découvre. « Julip » est issue du recueil du même nom. Comme pour le recueil précédent, celui-ci (de 1994, traduit en 1995) renferme trois novellas. Bobby, le frère de Julip, a frappé trois hommes qui tentaient d’abuser d’elle, il est incarcéré au moment où s’ouvre le récit.

« Epouses républicaines » est une novella parue originellement dans le recueil en comptant trois, « L’été où il faillit mourir » de 2005 (2006 pour la traduction). Dans ce texte polyphonique, ce sont trois vibrants portraits de femmes qui sont au menu avec comme fil directeur un homme, qui fut amant des trois, qui chacune à leur tour prennent la parole pour se confier sur leurs mariages respectifs ratés. Quant à « La fille du fermier », novella extraite du recueil « Les jeux de la nuit » (2010, traduit en 2011), c’est peut-être la plus réussie des quatre novellas, d’ailleurs les professionnels ne s’y sont pas trompés puisque c’est la seule qui fut éditée à part, isolée en livre de poche. La fille du fermier, c’est Sarah, adolescente dont la famille part s’installer dans le Montana. Là, sa mère quitte le foyer pour rejoindre un homme tandis que Sarah va être victime d’abus sexuels. Superbe destin d’une femme décidée à vivre sa vie, établir sa liberté, et accessoirement régler quelques comptes.

La suite de cette anthologie sera à scruter particulièrement, puisqu’il s’agit de brefs textes inédits sur une grosse quarantaine de pages, toujours en rapport avec la Figure de la femme, c’est tout le piquant du livre. « Wendigo I » est un projet de film de 1977, quelques pages où une Indienne enseignante, dans un climat fantastique et onirique, veut renouer avec les coutumes ancestrales de son peuple après qu’elle se soit « occidentalisée ». Puis vient « Wendigo II », non daté, même projet, texte similaire mais plus détaillé. « Béatrice » fut écrit vers 1986 et rend hommage aux célèbres actrices de cinéma. Il est bon de noter que ces trois reliquats de textes furent écrits avant « Dalva ». Vient « Big women » de 1990, projet avorté d’une novella loufoque. « Des femmes nues dansent » de 2001 est un hommage aux lieux de strip-tease, un peu loin de l’image de la femme que désirait enfin donner Harrison qui ici retombe parfois dans la facilité. Ce texte a été remanié avant de paraître dans le récit de vie « En marge » (2002, traduit en 2003).

Le recueil se poursuit avec un texte de 2003 sans titre, une page et un vibrant hommage au poète Francisco Hernández par le prisme d’une femme. « Père et fille » est une fiction de 2004, texte un peu plus fouillé que les autres inédits, où un homme qui a fait de la prison, divorcé depuis que sa fille avait 10 ans, aimerait qu’elle vienne enfin le rejoindre dans le Montana. Survient le puissant et bref poème féministe « Femmes en colère » de 2006. Le recueil se clôt sur « La femme blanche la plus rapide du monde ».

Mais avant tout ceci, il ne faut pas omettre le début de cette anthologie. Une belle préface de Brice Matthieussent tout d’abord, le traducteur attitré de Jim Harrison en français depuis les années 1980, préface où il rend hommage au bonhomme qu’il a bien connu. Puis le tant attendu « Vie et œuvre », un classique de la collection, soit une copieuse biographie agrémentée de très nombreuses photos, un régal absolu. Juste avant l’inclusion de « Dalva » vient un texte de 1999, « Première personne du féminin singulier » où Harrison explique son côté féminin et son désir de tenter de se mettre à leur place pour écrire leur vie. Ce texte parut en 2021 dans le livre « La recherche de l’authentique ».

Autant dire que pour les obsessionnels de Big Jim, il y a peu d’inédits, quelques dizaines de pages dans un volume en comportant 1150. Mais c’est aussi et surtout l’opportunité de relire ses romans et novellas dressant de superbes portraits de femmes, qui font que la misogynie supposée de Harrison explose à la lecture de ces pages, même s’il reste bien entendu quelques réflexions ou « oublis » machistes et pas mal de regards très appuyés sur une paire de fesses. Harrison a accédé à une grande renommée grâce à « Dalva », ce roman ample qui rend hommage à la femme en général, récit d’une beauté éclatante, qui entraîne tous les autres dans son sillage pour un recueil indispensable, et peut-être pour un lectorat resté sur sa faim après les saillies misogynes de l’auteur, une belle façon de redécouvrir son œuvre, mais aussi et surtout l’homme et sa sensiblerie exacerbée qui ruisselle tout au long des ces pages. Le recueil est paru en tout début d’année, il en sera l’un des moments marquants.

« Les femmes que nous avons maltraitées ont bien raison de ne jamais nous pardonner ».

(Warren Bismuth)





mercredi 12 mars 2025

Ariadna CASTELLARNAU « Brûlées »

 


Surprenant texte ! Sentiment premier d’un recueil de nouvelles, puis l’esprit se brouille, se questionne. Est-ce plutôt un roman ? Ou des fragments, une suite sans logique, des papiers épars ? Il faudra attendre la fin du récit pour que la lumière soit (en partie) faite.

Après une catastrophe d’ampleur (appelée « le mal »), un monde tente de survivre, héritier de l’ancien, ou plutôt du nouveau monde. Du désastre ayant plongé la terre dans le chaos, nous ne saurons rien. Des habitants des villes partent se réfugier à la campagne ou dans les bois, pour certains il s’agit d’un retour ainsi que d’un souvenir de l’enfance. Dans un climat post-apocalyptique, des femmes prennent leur destin en main, au risque d’abandonner leurs enfants qui devront être livrés à eux-mêmes.

Des cadavres, certains encore vivants mais cadavres tout de même, des humains transformés en animaux, plus grand-chose ne subsiste. Les objets rescapés de « l’avant » sont pillés, la fin semble proche. Même l’or de ne vaut plus rien. C’est un monde redevenu moyenâgeux, la technologie a complètement disparu, seule la survie compte. Les habitants que nous suivons n’ont aucune nouvelle du reste du monde, ils évoluent en vase clos, cherchant pour certains une petite place pour mourir.

Les chapitres sont comme des instantanés d’une vie terrestre à l’agonie, des loques surgissent de nulle part, et les Prieurs sont partout. Ce sont des errants qui n’ont plus rien pour vivre. Ils marchent sur leurs genoux et réclament de l’aide. Mais comment en obtenir car les mieux portants sont également malades, faibles et affamés ?

« Le ciel s’obscurcit et s’éclaircit à mesure que les rafales dispersent les nuages ici et là. Peut-être pleuvra-t-il plus tard, ou peut-être ne tombera-t-il pas une seule goutte d’eau de tout le prochain mois. Les cendres des incendies saturent le ciel en provoquant des changements de temps radicaux ». Car incendies il y a eu. Un peu partout. Les villages alentour sont encore fumants.

Et incendies il y aura, car les familles commencent à dresser des bûchers, de vêtements, de jouets, de vieux objets, du monde d’avant, comme s’il fallait en faire disparaître tout témoignage par le feu, dans une société dynamitée ou même un simple « ça va ? » demande une longue réflexion.

« Alors elle sentit la présence du garçon dans son dos et s’arrêta brusquement. Elle voulait lui expliquer qu’elle ne pouvait pas l’emmener. Que le salut était individuel, que le monde qui s’annonçait était aussi dur que ça. Mais elle qui avait vécu loin ne dit rien. L’enfant devrait apprendre tout cela tout seul, si jamais il survivait ». Et si ce monde-là n’était pas si éloigné du nôtre ?

Le talent de ce texte est dans son opacité. Non seulement l’autrice laisse planer le doute sur les causes de la catastrophe, mais elle ne donne aucune indication géographique et très peu d’indices pour délimiter « l’avant », stoppé par « le mal ». On ne saura pas grand-chose des personnages qu’elle met en scène dans un paysage étouffant, déshydraté, vidé de sa substance. Une série de brèves nouvelles ? Tout l’indique jusqu’à la réapparition de certains protagonistes, et là tout s’imbrique intelligemment, comme un puzzle en pleine construction, avec de petites touches concernant des scènes déjà évoquées, et qui reviennent, contées par d’autres lèvres. Pour le reste, Ariadna Castellarnau n’explique rien, laissant libre cours à notre propre imagination, nous laissant carte blanche pour imaginer le passé.

Roman intimiste bien qu’il traite de l’état de notre planète toute entière, il est peuplé de zombies mais aussi de personnages plus forts, les femmes notamment, car les hommes se sont écroulés sous leurs médailles, leurs acquis, et ce sont les femmes qui désormais pilotent l’avenir. C’est ainsi que « Brûlées » peut être vu comme un roman féministe, avec ces héritières des sorcières que l’on a brûlées jadis. Quand soudain, une envie de guirlandes pour égayer ce décor apocalyptique…

Fable féministe donc, mais aussi dénonciation de la surconsommation, du superflu, pour l’autosuffisance et le retour aux valeurs simples de l’existence. Car cette dystopie n’est pas tragique, elle laisse entrevoir une porte de sortie, encore faut-il faire l’effort de tout reprendre de nous-même et d’oublier le vieux monde, celui que l’on a pourtant nommé le nouveau, dans lequel nous vivons. Ariadna Castellarnau, catalane dont c’est ici le premier roman, nous embarque dans un imaginaire crépusculaire tout en nous faisant acteurs. Elle déjoue tous les plans structurels, et il nous faut nous armer de patience pour trancher quant au format. Paru originellement en 2018 aux belles éditions de L’ogre, il vient juste d’être réédité en poche chez le même éditeur, collection Sirènes. Il est de ces petits livres originaux et comme artisanaux que l’on se flatte d’avoir lu. Il est superbement traduit de l’espagnol par Guillaume Contré.

https://editionsdelogre.fr/logre/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 mars 2025

Simonetta GREGGIO « L’ourse qui danse »

Le narrateur, Inuit, a grandi auprès des siens dans le Grand Nord, de manière traditionaliste dans des igloos. Devenu adulte, il est parti à la ville pour enseigner, mais éprouve le besoin de rejoindre ses soeurs (ses parents sont morts) de temps à autre pour revivre, ne serait-ce que quelques jours, cette vie qu’il affectionne. « Auja et Anana, n’étaient pas « intégrées ». Elles n’avaient pas fréquenté l’université. Elles avaient rejeté très tôt la vie des villes, et vivaient ensemble dans un village proche de celui de notre enfance. Peu à peu, nous avons reconstruit un semblant de famille. Nous, les trois survivants, avons recommencé à vivre ensemble. Par intermittence, en ce qui me concernait, car je passais quelques mois par an à enseigner ».

Dans cette partie isolée du monde, tout n’est pas si rose. Exemple : les enfants sont contaminés par les cartouches de plombs que les Inuits ont achetées aux Kabloonaks (les Blancs). Les maladies sont nombreuses et les morts fréquentes. Le narrateur de l’histoire se plaît à aller se promener dans les grands espaces blancs lorsqu’il est de retour parmi les siens. Or il finit un jour par se perdre. « Vous passez en une fraction de seconde de prédateur à proie » car la nature est hostile, les animaux souvent affamés, et il va lui falloir lutter pour conserver la vie.

Les moments forts de l’apaisement du narrateur sont faits de rêves, rappelant les croyances amérindiennes. Il vagabonde dans l’immensité blanche jusqu’à sa rencontre avec Taark. S’ensuit celle, particulièrement épique, avec une ourse dont il tue le petit sur le dos de sa mère. Il ne le sait pas encore mais se vie vient de basculer à tout jamais, pour le meilleur et pour le pire…

En quelques dizaines de pages, ce conte écologique et naturaliste transporte son lectorat dans un monde inconnu, cruel autant que tendre. Tout en évoquant le mode de vie traditionnel des Inuits, il pointe du doigt le réchauffement climatique dont ces peuples sont les premières victimes puisque la neige ne cesse de fondre, la banquise est moins stable, l’espace vitale s’amenuise, les animaux périssent. Fable désenchantée autant que combative, elle est mélancolique, dramatique, particulièrement lacrymale et s’apparente de très près à une dystopie écologique, où un peuple en adéquation avec ses principes de vie respectant la nature voit peu à peu son avenir disparaître au profit d’une poignée de Blancs imprégnés de cupidité.

Simonetta Greggio frappe là où ça fait mal. Si elle emploie l’allégorie, elle sait aussi gifler en pleine face, alarmant tant et plus sur la catastrophe naturelle en cours. Sa poésie envoûte autant qu’elle frappe frontalement. Entre roman bref et novella, ce texte très marquant est paru en 2024 dans la collection Récits d’objet – Musée des confluences de chez Cambourakis, il est d’une beauté saisissante.

« Toutes ces années, nous nous sommes battus pour sauver une Terre qui va de plus en plus mal. Nous, les Hommes, avons continué d’être dépouillés au fur et à mesure que les gouvernements des différents pays découvraient nos richesses – pétrole, métaux rares – et lorsqu’ils faisaient de notre banquise une base stratégique pour asseoir leur pouvoir ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 5 mars 2025

Rick BASS « L’ermite »

 


Ce recueil de dix nouvelles, paru en 2002 et traduit en France en 2004 par Anne Wicke, renferme quelques trésors. Toute l’âme humaine semble ici scrutée, examinée à la loupe, dans des paysages grandioses dont Bass détient le secret afin de les dresser pour un décor toujours somptueux.

Une femme, un homme et des chiens pris au piège sous la glace d’un lac où un nouveau monde s’offre à eux. Ou encore cette femme pétrissant du pain avec amour pour le distribuer à des cygnes tandis que son mari coupe méticuleusement des arbres morts en vue de lui offrir un piano. Et ce pompier volontaire dont l’auteur décrit les interventions et la vie de famille dans un vibrant hommage aux soldats du feu.

Vient cette exploration souterraine d’un couple au cœur d’une mine désaffectée, puis cette personne étonnante qui ramasse du crottin de wapiti et achète des mèches de cheveux aux habitants, sans oublier ce hibou grand-duc coincé dans un canoë sur le toit d’une voiture lancée à pleine vitesse. Autant d’images très fortes qui restent en mémoire. Car l’écriture de Rick Bass, harmonieuse, poétique, envoûte. Il n’a pas son pareil pour conter des anecdotes futiles du quotidien, la force de sa plume entraîne son lectorat sur des terres inconnues comme un témoignage contemporain ainsi que d’un temps révolu.

Rick Bass fait la part belle aux grands espaces, à l’hiver qui s’installe sans partage dans le Montana par exemple. Il dépeint puissamment un monde rural, parfois montagneux, coupé du monde, il met en scène des êtres et surtout des couples fragilisés par la rudesse de leur existence. Chaque nouvelle est un éternel recommencement, Bass ne bégaie pas même si certains personnages d’une nouvelle semblent ultérieurement s’inviter dans une autre, magie de la littérature.

Rick Bass est de ces écrivains d’une adresse redoutable. Il vous prend par le bras et vous entraîne au sein de ses histoires, qu’il n’a d’ailleurs sans doute pas véritablement inventées, tant leur évocation est authentique. Et aussi parce que lui-même connaît très bien les paysages qu’il nous fait traverser. « L’ermite » est un recueil magnifique, porté par des séquences inoubliables au cœur de la nature sauvage. Bass est un écrivain à part, précieux car il a peu écrit de fictions, quatre romans et sept recueils de nouvelles, étant d’ailleurs surtout connu pour ses essais.

Revenons aux nouvelles. Chaque séquence compte car dans le petit rien des petites gens se cache souvent une anecdote forte, un tableau qu’on n’oublie pas. En quelques pages seulement, Rick Bass sait faire vivre des familles, des personnages rustiques, vrais, des couples boiteux perdus dans des paysages grandioses. Ses nouvelles sont parmi les plus fortes que l’on puisse lire dans le style. Il s’encombre rarement sur la longueur sans pour autant précipiter leur fin. Il sait prendre son temps. Hélas, il est assez peu relayé en France, la plupart de ses ouvrages étant épuisés chez les éditeurs.

Avant « L’ermite », je m’étais délecté avec un autre recueil, « Dans les monts Loyauté ». Je ne peux – et ne souhaite - pas tout chroniquer, mais je vous invite à le lire aussi. Quant à moi je continue mon exploration des recueils de nouvelles de Rick Bass, « La vie des pierres » fut un autre voyage étonnant. Je ne vous en parlerai pas, mais le cœur y sera. Sachez que chaque nouvelle est un éblouissement, une empreinte à mon goût bien plus profonde que ses romans car Rick Bass est définitivement un auteur du bref, de l’instant, format qui permet de retranscrire toute l’intensité des scènes. Je me répète et je m’en excuse, mais lisez Rick Bass !

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 mars 2025

Joe STARITA « Nous les Dull Knife »

 


C’est en suivant la famille Dull Knife, par son prisme symbolique, que Joe Starita s’attaque à un sujet brûlant : le traitement des nations premières, des autochtones aux Etats-Unis pendant plus d’un siècle, dans une épopée passionnante et documentée qui se termine aux tout débuts des années 1990.

Tout d’abord Guy Dull Knife Senior (il décèdera juste avant la parution du livre, une page lui est dédié en exergue), Sioux Oglala et accessoirement le dernier Lakota encore vivant de la première guerre mondiale. À près de 95 ans, bien qu’alerte, il est l’un des habitants d’une maison de retraite. Joe Starita lui rend souvent visite et sait partir loin dans le temps pour une information, une explication : « Certains anthropologues affirment qu’un bras de terre a jadis traversé le détroit de Béring, reliant ainsi l’Asie à l’Amérique du Nord, et pensent que les premières tribus indiennes sont passées par là il y a environ vingt mille ans ».

Guy a vécu 46 ans avec sa femme, Rose Bull Bear, militante, avant qu’elle décède en 1973. Ils ont eu des enfants, petits-enfants, etc. et en ces années 1990, ce sont quatre générations qui se répartissent au sein de leur famille. Mais déjà l’Histoire est en marche, celle du XIXe siècle et d’une nation décimée ainsi que sa nourriture : « C’est ainsi qu’entre 1872 et 1876, plus de six millions de bisons furent massacrés sur les grandes Plaines. L’armée américaine finit par encourager ce massacre car elle y voyait le moyen le plus rapide et le moins cher d’obliger les Indiens à quitter leurs terres sacrées et à aller s’installer sur des réserves ».

La tribu d’où proviennent les Dull Knife est Cheyenne à la base. Elle fut déplacée en 1877 dans l’actuel Oklahoma. Les tribus indiennes furent victimes de nombreuses famines, épidémies, de mal-être aussi, suite à l’éloignement de leurs terres entraînant une profonde nostalgie. C’est le cas des Dull Knife. « Ils ont survécu. C’est à peu près tout ce qu’ils ont réussi à faire ».

Dans cet ample documentaire de 400 pages, nous suivons plusieurs générations de Dull Knife pour mieux appréhender les changements au sein des Etats-Unis. La famille Dull Knife est devenue lakota par transmission. Après de nombreuses péripéties, elle échoue dans la réserve de Pine Ridge, Dakota du sud, où les enfants sont admis de force dans des pensionnats (le premier pensionnat hors réserve avait été établi en 1879). « Les traités rendaient obligatoire la scolarisation des lakotas âgés de six à quatorze ans et prévoyaient que ceux qui manqueraient à ce devoir se verraient privés de vivres. Les premières écoles de Pine Ridge n’étaient pas gouvernementales mais paroissiales ». Les indiens vont donc être « civilisés », « éduqués » dans la soumission à la pure tradition blanche chrétienne.

Des tensions décennales aboutissant au  massacre de Wounded Knee fin 1890 et au grand spectacle Wild West Show de Buffalo Bill à partir de 1892, Joe Starita avance méticuleusement dans la tragique Histoire de ceux que l’on a nommés les Amérindiens. Et de celles que l’on oublie trop souvent : les amérindiennes. « Elles n’ont pas baissé les bras et ont pris la relève tout en essayant de maintenir l’unité familiale. Les hommes, au contraire, ont abandonné la partie, plus rien n’avait de sens à leurs yeux. Pour la plupart, les années qui ont suivi Wounded Knee ont été les pires qu’ils aient connues ».

Les enfants indiens se voient peu à peu attribuer des prénoms de Blancs. Mais le peuple tient à garder certaines traditions ancestrales dont la danse des esprits qu’ils pratiquent clandestinement, malgré bien sûr les pires difficultés à allier deux cultures si différentes. Viennent les années 1960, avec leurs nouvelles générations, dont celle des Dull Knife. Guerre du Vietnam, création de l’A.I.M. (American Indian Movement) afin de rendre les droits et la dignité des peuples Indiens. Entre les horreurs, les persécutions, les stigmatisations, viennent poindre des scènes plus légères, touchantes voire presque drôles, notamment cette rencontre impromptue de certains membres de la famille avec… Elvis Presley (que d’ailleurs ils ne connaissent même pas de réputation). Au fil des décennies, cette évidence, frappante : « Après une année à Saint Louis, Guy Junior [Dull Knife, nddlr] rentra sur la réserve de Pine Ridge. Un mois plus tard, une lettre arriva à la maison de la Red Water Creek. Le 28 août 1968, le jeune homme permit à sa famille de contribuer à détenir un record : celui d’avoir participé à toutes les guerres dans lesquelles les Etats-Unis se sont engagés au cours du XXe siècle ». Et pourtant, droits bafoués, identité niée.

La création de l’A.I.M. représente une belle évolution dans les mentalités. Ce mouvement militant marche par exemple sur Washington en 1972, puis sur Wounded Knee pour commémorer le massacre de 1890. La foule est à chaque fois plus nombreuse, les sympathies – y compris blanches – fleurissent, un nouveau combat est en marche. Joe Starita revient sur le rôle du militant Leonard Peltier (dont la peine d’emprisonnement vient d’être commuée au dernier jour de la Présidence de Joe Biden, Leonard est enfin libre, plus de 50 ans après son incarcération, pour raisons de santé). Des statistiques font froid dans le dos : les Sioux Oglalas sont les gens les plus pauvres des Etats-Unis. Mais ils résistent, ils militent. Le livre s’achève sur le centenaire de Wounded Knee en 1990. Le patriarche Guy Dull Knife décède en 1995, juste après la sortie du livre, traduit ici par Hélène Fournier et paru en France en 1997 dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel. Il est préfacé, certes très brièvement – en quelques lignes -, par Jim Harrison.

Au-delà de la famille Dull Knife, ce sont bien un peu plus de cent ans d’Histoire Amérindienne ici rapportés, cent ans de souffrances, de privations, de soumission, d’obligations, mais des racines toujours vivaces. Formidable documentaire qui nous en apprend beaucoup, tant dans le global que dans l’intime des peuples amérindiens. Et vous savez quoi ?? Il n’a jamais été réédité ! La France semble peu se préoccuper de la mémoire amérindienne. Mais ce livre existe, et il est précieux, d’autant qu’il est parsemé de nombreuses photos d’époque en noir et blanc.

 (Warren Bismuth)

mercredi 26 février 2025

Hervé LOICHEMOL « Le métro de Gaza et autres textes »

 


Petite information en préambule : les éditions L’espace d’un Instant viennent juste de rééditer, cette fois-ci dans la collection Sens Interdits, « Les monologues de Gaza » du théâtre Ashtar dont j’avais fait une chronique ICI lors de sa sortie en 2017, un livre qui fait forcément écho à celui présenté ce jour.

Plusieurs textes de Hervé Loichemol sont publiés dans ce volume « Le métro de Gaza ». La pièce de théâtre éponyme de 2022 est une descente au cœur d’un métro palestinien inventé par un certain Abusal. C’est dans ce métro qu’en pleine occupation israélienne pénètre Khawla, une palestinienne à la recherche d’un homme qu’elle a rencontré sur les réseaux sociaux, Djamil, un gazaoui qui ne donne plus signe de vie. Son téléphone a été intercepté par quelqu’un d’autre. Khawla se lance donc dans une quête et tombe fatalement sur Abusal, le créateur du métro, dans une ambiance de guerre où les bombes explosent tandis que les portes des voitures du métro s’ouvrent et se ferment, dans ce qui semble être une profonde absurdité. « Vous croyez qu’on ne sait pas lire à Gaza ? Qu’on n’a pas d’écoles, de professeurs, de livres, de théâtres, de cinémas ? Que nous ne faisons pas partie du monde ? Que nous sommes des ostrogoths ? Des animaux ? Des rats ? ».

Oui mais. Ce Djamil existe-t-il vraiment ? Et si oui, porte-il bien ce nom qu’il a donné à Khawla ? Puis intervient une pièce dans la pièce : les comédiens jouant « Le métro de Gaza » se mettent à échanger en aparté, parfois en anglais (il vaut mieux connaître quelques bons rudiments pour suivre les conversations). Texte sur les pertes d’illusions, le traumatisme de l’occupation, le quotidien en temps de guerre. « Je rêve d’un soldat qui aurait refusé de tirer ».

La seconde pièce au titre énigmatique « Les échinides » fut terminée en 2023 après bien des péripéties dont Hervé Loichemol nous entretient en annexe. Texte original et aux multiples têtes, il est d’abord l’anatomie d’un oursin par un homme. Qui finit par discuter avec lui, nommé Le dormeur du sable. Ce dernier évoque le poète palestinien Mahmoud Darwich, puis en récite la poésie. Il incarne Darwich. Non, il EST Darwich. Il défend son poème « Passants parmi les paroles passagères », jadis condamné par l’Etat d’Israël (voir ma chronique de l’affaire du poème ICI, livre récemment réédité par les éditions de Minuit). Le dormeur du sable/Darwich parle de l’occupation Israélienne en Palestine, elle ne date pas d’hier.

« Lapis Judaïcus, la pierre juive, c’est le nom donné aux épines de certains échinides », enfin est éclairé le titre de la pièce, un texte d’abord abscons, puis se faisant de moins en moins brumeux, de plus en plus net jusqu’à l’explication finale. Sept annexes sont jointes aux deux textes, dont l’une précisément sur les conditions de répétitions de la présente pièce, un mort notamment.

Les autres annexes de ce volume sont des reproductions d’articles sur la position de l’auteur sur l’occupation de Gaza par Israël depuis des décennies, puis sur l’après 7 octobre 2023 et ce qu’il a changé, à la fois dans l’imaginaire collectif mais aussi dans la sémantique de certains médias. L’auteur revient aussi sur l’attaque du Théâtre de la Liberté de Palestine par l’armée Israélienne, les arrestations d’acteurs, de figures du théâtre palestinien.

« Le métro de Gaza », texte ô combien militant, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, dans la collection Sens Interdits, 150 pages sans concession, humanistes autant qu’offensives.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 février 2025

Jim TULLY « Belles de nuit »

 


Encore un sujet alléchant pour ce mois, avec le challenge « Les classiques c’est fantastique » orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce dernier se retirant de l'organisation du challenge, l'occasion pour moi de remercier chaleureusement Fanny pour son travail et son investissement remarquables durant toutes ces années. Nous allons rendre hommage aux « Filles de joie », et c’est l’opportunité rêvée pour Des Livres Rances de présenter le septième roman traduit (en 2023 seulement !) de l’états-unien Jim Tully (1891-1947).

Ce titre publié originellement en 1935, « Belles de nuit », fait référence aux fleurs les Belles de jour. Nous allons suivre Leora Blair, jeune fille dont la mère, enceinte pour la énième fois, vient de décéder. Malgré l’amour qu’elle porte à ses huit frères et sœurs dont elle est l’aînée, Leora quitte le domicile conjugal de l’Ohio, aidée par sa cousine Alice, pour échapper à la violence physique et psychologique du père, ainsi qu’à la misère d’une famille nombreuse. La sœur de son père, tante Moll le Rouge, tient une maison close, c’est dire si ce qui va suivre est aussi, bien qu’indirectement, une affaire de famille.

La mort de la mère est pour Tully une occasion rêvée pour défendre l’avortement. Mais Leora existe quant à elle bel et bien et va devoir rouler sa bosse dans un monde dominé par les hommes. Leora aperçoit très vite le pouvoir qu’elle exerce sur les hommes, et sa beauté grandiose n’y est pas étrangère. Aussi elle n’hésite pas à mentir à ses prétendants, en femme calculatrice. Elle possède néanmoins un cœur d’or.

Leora arrive à Chicago chez Mère Rosenbloom, la tenancière autoritaire mais immensément généreuse d’un bordel qu’elle dirige avec maestria. Les clients sont riches et charitables, influents autant que naïfs, il n’en faut pas plus pour la jeune Leora, qui n’hésite pas à mentir sur ses sentiments par appât du gain. Elle devient Leora La Rue. L’ambiance au bordel est détendue, même si « les innombrables contraintes imposées à des millions de femmes n’ont pas aidé la société. Elles l’ont seulement rendue plus hypocrite et malléable ».

« Belles de nuit » n’est pas pourtant précisément un roman féministe. Écrit en 1935, il garde des réflexes masculinistes, avec ces femmes ne voyant que l’argent pour leur bonheur, ou ces hommes prêts à tout pour leur faire plaisir tant qu’ils en ont les moyens. Cependant, il met sur la table le sujet de la prostitution sans la rendre vulgaire ni bassement sexuelle. Comme à son habitude, Tully fait se succéder des personnages. Différents par leur passé, il nous les montrent, pour les prostituées en tout cas, riches de leur expérience de vie, qui fut souvent un naufrage, il ne les présente pas nues à son lectorat et leur rend un hommage sincère, défendant leur cause sans coup férir.

Des portraits des clients (des habitués surtout), il en ressort autant la vanité que l’aridité de tendresse, avec ces hommes séducteurs mais mal dans leur vie malgré leur richesse. Bien sûr, au beau milieu de ce petit monde, Tully offre une peinture d’un vagabond splendide qui semble déchirer le tableau général. Si le style est bien plus classique que pour son Cycle des bas-fonds fort de cinq volumes (que je vous ai longuement présenté, titre après titre), le ton change soudain aux deux tiers du roman, comme si Tully ne parvenait plus à se maîtriser et devait à tout prix se remettre à faire dialoguer ses personnages dans une langue populaire. Et ce petit écart fonctionne parfaitement, tandis que la belle Leora s’entiche d’un juge, pour le meilleur et pour le pire. Mais quels sont ses vrais sentiments ?

Tully décrit, décrypte la vie dans une maison close, ne la prend ni de haut ni avec dégoût. Bien au contraire, il nous partage les doutes et les chagrins des prostituées, leurs échanges sont toujours empreints d’une grande pudeur, jamais Tully ne « montre » une scène sexuelle ni dégradante, bien qu’il eut été facile de déborder, je pense notamment à cette prostituée aimant à se faire fouetter pour un gain financier plus important. Tully mesure ses propos, par respect, avec délicatesse. Les derniers chapitres, je l’évoquais, se rapprochent de l’ambiance de son Cycle des bas-fonds, la gouaille s’élève, Tully entre totalement dans son élément, avant de nous imposer une fin tragique qui donne finalement à « Belles de nuit » une allure de roman noir.

« Belles de nuit » est différent des premières œuvres de Jim Tully. Pourtant il sait leur correspondre quand l’auteur juge le moment opportun, il ne fait pas tache. De plus, il s’attaque à un sujet alors tabou : la condition des prostituées en maisons closes. Je le répète : ce roman ne possède pas une once de vulgarité. Pourtant il fait immédiatement scandale pour son immoralité. Jugé « répréhensible » par un tribunal, il est interdit au Canada et certains de ses exemplaires sont même brûlés par les flics, ces représentants de l’Etat.

« Belles de nuit » à la couverture fort à propos, roman audacieux et résolument moderne, n’est cependant peut-être pas le plus réussi de Jim Tully, bien que l’auteur s’en sorte plutôt bien dans un sujet glissant et dangereux, il ne verse jamais dans le cliché, son roman est un hommage criant au quotidien difficile des prostituées états-uniennes. Il est cohérent de bout en bout, ses personnages sont crédibles, tout comme l’ambiance générale, aussi puissante qu’intimiste. Paru en 2023 aux éditions du Sonneur, il est le huitième livre de Jim Tully réservé au public français. Gageons que l’exploration de l’oeuvre ne s’arrête pas là tant Tully fut un écrivain important, par ses sujets originaux comme par ses protagonistes charpentés qui semblent issus de la Vraie Vie.

https://www.editionsdusonneur.com/

(Warren Bismuth)