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mercredi 15 octobre 2025

Maria FAGYAS « La cinquième femme »

 


Fin octobre 1956 dans les rues de Budapest, Hongrie : quatre femmes gisent sur le sol. Un char russe a tiré sur la foule qui faisait la queue devant une boulangerie. Nemetz, 59 ans, passe par là et les remarque avant de rentrer chez lui. Il est inspecteur à la brigade criminelle, vit avec sa belle-sœur avec laquelle il ne s’entend pas bien. Une femme vient le voir, Anna Halmy, 33 ans, et lui assure que son mari veut l’assassiner. Elle a peur. Nemetz ne la prend pas tellement au sérieux. Elle repart. Quant à Nemetz, il ressort un instant et repasse devant la boulangerie. Les cadavres de femmes sont désormais cinq ! Et le cinquième est celui… de Anna Halmy !

Anna Halmy n’est pas morte sur place, son corps a été transporté après sa mort. Nemetz commence à enquêter. Toute la famille de Anna vit dans un même immeuble et les relations semblent délétères avec le voisinage. Mais qu’en est-il exactement du mari, médecin dans un hôpital de Budapest, l’homme que Anna a désigné comme le meurtrier avant même qu’elle ne soit retrouvée morte ?

Au cœur d’un événement historique d’envergure, soit l’insurrection hongroise contre les russes dans les rues de Budapest en 1956, Maria Fagyas tisse une intrigue simple mais redoutablement efficace. Faisant remonter l’histoire de ses protagonistes jusqu’à la seconde guerre mondiale avec l’occupation nazie en Hongrie en 1944 et la libération par les russes en 1945, mais qui s’installent ensuite, voici un peuple dont le sort a été fort secoué en seulement quelques années.

Pendant l’insurrection de 1956, beaucoup tentent de passer la frontière à l’ouest par l’Autriche, fuir et recommencer à zéro. Il n’y a plus de place dans les cimetières, aussi de nombreux corps sont enterrés à la va vite dans les squares et parcs de Budapest, la ville est en ébullition, les rues sont jonchées de cadavres. Sur fond de corruption, la cité est devenue une poudrière. « On commençait à se rendre compte que le glissement vers la droite n’était pas aussi prononcé que certains l’avaient redouté au début du soulèvement. Un homme pouvait être communiste et ne rien craindre, du moment qu’il n’était pas coupable de cruauté et d’actes contraires aux droits humains ».

Mais revenons à Anna. Elle s’était lancée dans le marché noir et son parcours pourrait bien lui avoir valu beaucoup d’ennemis. Quant à son mari, il possède une maîtresse, la mystérieuse Alexa, fille d’un ancien ministre exécuté. Aurait-elle joué un rôle dans l’assassinat de Anna ? « La vérité, c’est ce que l’on croit ». Le roman s’écoule sur une durée de douze jours, pendant cette insurrection, il la prend en cours et se termine alors qu’elle n’est pas achevée.

« Le communisme avait ôté à Budapest ses soieries couleur d’arc-en-ciel pour la vêtir de la toile de jute de la révolution ». Car « La cinquième femme » est aussi un roman politique, la véritable intrigue semblant être celle qui se déroule dans la rue, les quelques semaines où le pays bascula vers une possible indépendance grâce à l’insurrection dans les rues de Budapest. L’enquête ne semble presque qu’un prétexte pour placer des personnages et les faire évoluer au centre d’un climat de confusion et de suspicion dans une tension sociale où la détaslinisation n’a pas porté ses fruits. Et pourtant elle vaut largement le coup, cette enquête !

Nemetz est une sorte de Maigret, calme et à la constante recherche de petits indices sur le terrain. Tous les personnages de ce roman sont réussis, bons ou mauvais, aucun ne sonne de manière caricaturale. L’épilogue se joue dans les tréfonds d’une profonde animosité entre hongrois et russes. « Actuellement, leur politique, c’est de terrifier les gens, de les affoler. Ils arrêtent et déportent des hommes dont ils savent pertinemment qu’ils n’ont pris aucune part à l’insurrection ». La fin époustouflante et somptueuse est tout bonnement kafkaïenne et peut faire porter à ce roman le superlatif de petit chef d’œuvre.

« La cinquième femme » est de ces romans qui envoûtent par leur atmosphère et leur double décor : un fait historique d’envergure et une enquête minutieuse. Pourtant, Maria Fagyas n’a pas vécu la révolution en direct même si elle semble s’être largement documentée. Elle est bien née en Hongrie en 1905, mais elle a fui aux Etats-Unis en 1937. Cette réédition très récente n’en est pas vraiment une. Si le roman de 1963 est déjà paru dans la collection Série Noire en 1964, il avait été amplement amputé pour que le format ne dépasse pas les 256 pages alors fatidiques de cette collection (pour éviter des frais supplémentaires). C’est ainsi que de nombreuses traductions vont souffrir de coupes rases, notamment à cette période des 50’s et 60’s. Pour la première fois, le roman, toujours traduit par Jane FIllion, mais révisé et splendidement préfacé par Marie-Caroline Aubert, par ailleurs collaboratrice à la Série Noire, voit le jour dans son entièreté.

Cette publication s’inscrit précisément dans le cadre d’une sous-collection de la Série Noire, intitulée « Classique » et née en novembre 2023. Au menu, des rééditions, comme son nom l’indique, de classiques de la Série Noire (je vous avais présenté dès sa sortie la réédition du premier Jean Amila « Y’a pas de bon dieu ! »), mais aussi et surtout parfois l’occasion de ressortir des traductions pour la première fois proposée en intégralité. C’est le cas pour ce formidable polar de Marie Fagyas (le seul qu’elle ait écrit) qui atteint enfin son vrai nombre de pages, soit 320 ! Cette collection est admirable et permet de dépoussiérer des titres et/ou auteurs oubliés, une vraie mine d’informations agrémentée de préfaces pointues.

Cette chronique a été présentée dans le cadre du cycle sur les 80 ans de la Série Noire. Un autre titre de cette Série Noire Classique devrait suivre très bientôt, le suspense est à son comble. D’autant qu’il y a de fortes chances pour que je suive régulièrement à l’avenir les rééditions de cette sous-collection.

(Warren Bismuth)

dimanche 12 octobre 2025

Hassan ABDULRAZZAK « La chance de ma vie »

 


Sous-titrée « d’après l’histoire vraie d’Ahmed Tobasi », cette brève pièce met en scène cet homme issu d’une famille de réfugiés palestiniens, qui a grandi dans le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie. Il a 17 ans lorsque son cœur bat pour la première fois pour une femme, ce sera Sanaa. Mais l’assaut de la mosquée d’Al-Aqsa à Jérusalem en septembre 2000 change la donne, elle provoque la deuxième intifada.

Dans un récit à la première personne dont le narrateur est Ahmed Tobasi lui-même, on le suit s’engageant dans la résistance palestinienne puis arrêté, fait prisonnier et incarcéré. « Les trois tentes de notre unité se divisent en différentes factions. L’une abrite les gars du Hamas, une autre ceux du Jihad islamique et la troisième les factions plus progressistes, le Fatah et le Front populaire de libération de la Palestine. Tout le monde déteste tout le monde et une bagarre peut éclater à n’importe quel moment ».

Avec un humour libérateur, Hassan Abdulrazzak se fait l’incarnation de Tobasi, suit son itinéraire (« On ne met pas les terroristes dans des hôtels cinq étoiles »), son début de grève de la faim en prison, de laquelle il ressort au bout de quatre ans de détention, alors qu’il a 21 ans et qu’un théâtre se crée dans le camp de Jénine, le Freedom Theatre auquel Tobasi va participer.

Le texte s’engage dans une velléité plus pacifiste (« Tu veux libérer la Palestine ? C’est pas les armes à la main que tu vas y arriver. Et tu sais pourquoi ? Parce que les Israéliens seront toujours bien mieux équipés. Mais le théâtre peut avoir la force d’une arme ») discours non violent qui ne tient pas longtemps.

C’est par le biais du théâtre que s’amorce une « résistance culturelle ». Retenu pour un théâtre de Bruxelles, Tobasi s’envole pour la Belgique, puis la Norvège, mais l’exil ne dure pas. Il revient à Jénine en 2013…

Ahmed Tobasi est une figure majeure du théâtre Palestinien, il fut même nominé pour le prix Nobel de la paix en 2024. Son parcours est singulier et parfaitement conté par Hassan Abdulrazzak, auteur d’origine Irakienne, qui, par ailleurs, est le 300e auteur à être publié aux éditions L’espace d’un Instant. La très belle préface est signée Zoe Lafferty, la traduction de l’anglais assurée par Roman Mancec d’après le texte original de 2017. La version française vient tout juste de paraître. Cette pièce résonne étrangement aujourd’hui, le 7 octobre étant passé par là, mais elle alerte déjà sur ce que fut l’avenir proche et sur ce que pourrait être le futur pour la population palestinienne.

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(Warren Bismuth)

mercredi 8 octobre 2025

Collectif « Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho »

Paru en 2024, « Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho » est un recueil de six pièces de théâtre russe et Bélarus, toutes écrites en 2022 après l’invasion russe en Ukraine, six instantanés de la mémoire collective immédiate, six textes passeurs de souvenirs.

Vikenti Kostioukevitch, dans « Texte pour le théâtre : travail de désenvoûtement intellectuel », s’est exonéré de l’utilisation de la lettre majuscule et raconte la vie de nancy drogovitch, femme née dans les années 1990 dans une Europe de l’est devenue course au capitalisme. Nancy recherche des informations, des souvenirs de son père dans un texte aux forts accents gothiques et fantastiques.

Dans « Huit lettres au hasard », N. Kovaltchouk (anonyme) recueille des lettres, des messages écrits ou vocaux, comme pris au hasard au début de la guerre en Ukraine, le mot « guerre » étant censuré dans le texte, biffé, recouvert pudiquement du voile d’un rectangle noir, comme un deuil. Les écrits représentent une mosaïque journalistique tendance prise de son en mode micro-trottoir. Une femme se fait arrêter pour avoir tracé huit lettres au rouge à lèvres sur un véhicule de police.

Fascinante pièce que ce « Vania est vivant » de Natalia Lizorkina, avec cette mère dont le fils est mort, échangeant avec des compatriotes. Le mot « paix » a remplacé celui de « guerre ». Ainsi le fils est mort à la paix. Théâtre absurde et Beckettien qui puise dans la novlangue du « 1984 » de George Orwell, une langue-code utilisée comme pour déjouer la censure dans un texte éminemment engagé.

Dans un langage fleuri, Pavel Priajko nous amène, avec « Barbecue », au cœur d’une famille Bélarus se déchirant autour d’un barbecue à propos de la guerre en Ukraine, les avis divergent et les disputes éclatent, alors que l’alcool et les médicaments servent de béquilles.

Quatre brèves scénettes constituent l’univers de « Sur Instagram nous vivrons à jamais » de Iryna Serebriakova. Dialogues ou monologues, une poignée de personnages récurrents et persistance du Smartphone en temps de guerre, tels sont les ingrédients de ces instantanés sur la jeunesse ukrainienne de 2022.

Le recueil se clôt sur l’étonnant « Japon » de Andreï Stadnikov, brefs fragments de textes comme découpés ici et là, quelques mots violents par page, formant des phrases sur la violence du quotidien, le désespoir, et peut-être un clin d’œil sinistre à Hiroshima et Nagasaki.

« Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho » est un recueil varié, actuel et engagé du théâtre russe contemporain et profondément moderne. Des auteurs, des autrices racontent à leur manière, avec leur langage, leurs images et leurs armes, la guerre en Ukraine, les à-côtés et les déchirements. Paru en 2024 aux belles éditions Sampizdat.

« C’est très facile à prédire, la guerre. Il suffit de dire : il va y avoir la guerre. Et c’est toujours vrai ».

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 5 octobre 2025

Laurent MAINDON « Au nord du futur »

 


Par « Au nord du futur », Laurent Maindon achève sa trilogie consacrée à la famille Müller sortie de l’imagination de l’auteur, mais se basant sur des faits réels dans l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle et des débuts du XXIe, de la création du mur de Berlin jusqu’à la période contemporaine.

Berlin 2016. Martin, 25 ans, répète une pièce de théâtre de Samuel Beckett, « Fin de partie ». Il apprend que son père qu’il n’a pas connu va revenir à Berlin. Ce père est parti lorsque Eva, la mère de Martin était enceinte, il ignore qu’il a un fils. Mais le choc immédiat est encore plus grand puisque Martin se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, percuté par un camion fou lancé à toute allure sur le marché de Noël de la Breitscheidplatz. Il est dans le coma, victime d’un attentat islamiste.

Berlin 1990. Eva, militante de gauche. A vécu avec sa famille à Berlin ouest après l’édification du mur. Vit avec Thomas, son cousin, dont la famille a vécu côté est, si bien que les familles ne se sont plus fréquentées jusqu’à la chute du mur, moment privilégié de novembre 1989 où Eva et Thomas ont fait connaissance, sans même savoir qu’ils étaient de la même famille. Une date historique pour l’Allemagne. Les deux peuples doivent désormais réapprendre à vivre ensemble, loin des haines et des intimidations. Septembre 1990, Eva reçoit un courrier de Thomas lui annonçant qu’il la quitte pour toujours. Au même moment ou presque, elle apprend qu’elle est enceinte… de Thomas !

Deux familles ont grandi dans des conditions historiquement singulières, d’un côté et de l’autre de ce mur. « Week-end et jours fériés, des groupes d’intrus s’agglutinaient ainsi, appareils photos et jumelles en main. Ramener une preuve du désastre historique pour les uns, une image de la supériorité occidentale pour les autres. Le Mur emménageait peu à peu dans les esprits pour s’y installer durablement. Et même encore, longtemps, après sa chute ».

Le premier tome de cette trilogie court de l’édification du mur en 1961 jusqu’aux débuts des années 1970, le deuxième s’arrête à sa chute en 1989. Ce troisième en est tout simplement la suite en même temps que les conséquences psychologiques sur les populations, dans un état d’esprit allemand qui ne souffre d’aucune comparaison. Les itinéraires des aïeuls des deux familles sont scrutés, notamment lors des dates importantes du pays qui l’ont parfois plongé dans le chaos.

Eva et Martin se font écho, elle du loin des années 1990 mais aussi dans un espace temps contemporain, lui en direct de son lit d’hôpital où il est dans le coma. Néanmoins, nous saisissons ses pensées, ses émotions, nous voilà comme replongés dans le film « Johnny got his gun » de Dalton Trumbo (1971). Martin souffre, est immobile, peut-être bientôt mort, mais la mémoire essaie laborieusement de toujours fonctionner.

Quant à Eva, fatalement elle va revoir Thomas, plus de 25 ans après, l’animosité sera-t-elle au rendez-vous ? Comment vont-ils pouvoir communiquer sans haine ? D’autant que Martin, le fruit de leurs entrailles, est agonisant. La Grande Histoire, elle, continue de s’écrire, avec notamment l’incursion, lors de la verte jeunesse de Martin, des attentats islamistes du 11 septembre 2001. L’Histoire familiale entre en scène à son tour. Une date cruciale : lorsque Eva apprend à Martin sa judéité.

« Au nord du futur », titre emprunté à Paul Celan, est un roman sensible, historique et documenté sur une période inédite en Europe : un mur séparant deux peuples, plutôt le même peuple. Les personnages de Laurent Maindon sont bien campés et évoluent en leur temps, avec leurs meurtrissures personnelles dans un pays lui aussi en souffrance. Ce tome clôt une trilogie où, outre la famille Müller, le personnage central est bel et bien Berlin, ce qui nous renvoie presque naturellement à une autre trilogie, « Fabio Montale » de Jean-Claude Izzo, dans laquelle Marseille était le héros malheureux mais indestructible, comme ici la figure de Berlin, renaissant de ses cendres.

« Au nord du futur » est sorti en 2025 aux inspirantes éditions Le Ver à Soie, collection Les Germanophonies.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 1 octobre 2025

Jean AMILA « Les loups dans la bergerie »

 


Un hameau composé de trois maisons perdu dans les causses. Une jeune femme, Irène, environ 25 ans, y attend son mari Roger. Éducateur, il va venir avec un car plein de jeunes délinquants de la banlieue parisienne, des adolescents de 14 à 17 ans. Il est toutefois devancé par trois hommes patibulaires qui pourraient avoir des actions à se reprocher, des malfrats en somme. Irène les reçoit, déterminée à ne pas leur laisser le champ libre, bien qu’elle ignore tout d’eux. Survient enfin Roger, un mari qu’elle juge vulnérable et auquel les trois hommes ont ordonné à Irène de préciser qu’ils sont des campeurs.

Les jeunes délinquants sont agités et peu coopératifs. Irène, bien qu’ayant peur pour elle, fait preuve d’une certaine autorité que Roger a de son côté du mal à asseoir, en homme qui se cherche. Il est sur ce fait un personnage typique de l’univers de Jean Meckert. Les trois inconnus, le couple et les adolescents vont devoir cohabiter sinon coopérer dans ce bout du monde sans électricité ni eau courante pour un retour à la terre qui ne va pas du tout se dérouler comme prévu par la seule présence des « campeurs ».

Une gifle part et tout s’accélère, tout le monde est sur ses gardes. Qui sont ces trois hommes ? Que veulent-ils ? Quant aux jeunes, ignorant tout d’eux, ils jouent tout d’abord les gros bras pour épater les copains mais se rangent bien vite à l’idée qu’ils ne font pas le poids, y compris devant une femme. « Les gars, on vous a vaguement expliqué pourquoi vous êtes ici. Je ne vexerai personne en disant que vous vous croyez des petits durs et que vous avez l’impression de flanquer la trouille aux bourgeois !... Or, ici, il n’y a pas de bourgeois, vous pourrez rengainer vos effets !... Secundo, ce n’est pas le bagne. Vous avez pu lire à l’entrée, c’est la Vie claire ! Pas de soldats avec des baïonnettes, pas de salut au drapeau !... Vous avez un vieux copain, c’est moi, Roger !... Et une Petite Mère, c’est Irène ! ». L’ambiance devient délétère, jusqu’à des actes de violences inexcusables dont le viol d’une jeune fille de la région.

Par ses personnages, « Les loups dans la bergerie » fait penser à un roman antérieur de Meckert, « Je suis un monstre », signé celui-ci sous son vrai nom. Si « Les loups dans la bergerie » de 1959 est le cinquième roman de Amila (tous sont alors parus dans la collection Série Noire, et Meckert/Amila fut même le deuxième français à avoir rejoint la collection), c’est pourtant le premier signé du vrai prénom de l’auteur, Jean. Les quatre précédents étaient parus sous le nom de John Amila. Avant 1950 étaient parus une dizaine de romans, tous enviables, sous son vrai nom : Jean Meckert. Un autre, un seul sous son véritable nom, suivra au début des années 1970, et il lui coûtera très cher (je vous ai déjà entretenu de ce roman, « La vierge et le taureau », par ailleurs récemment réédité 50 ans plus tard).

Roman noir sans aucun conteste, « Les loups dans la bergerie » est âpre et bien sûr l’argot et le parler populaire de Meckert/Amila fait la part belle à des dialogues savoureux oubliés que n’aurait pas renié un certain Michel Audiard, lui qui démarrait seulement à la même période alors que Meckert/Amila avait déjà largement publié. L’air de rien, Meckert est à la base de tout un roman noir à la française, il succéda de peu à un Georges Simenon (un belge !) dans un style peu usité alors en France. Dès 1942, « Les coups » eurent un grand retentissement, on peut y voir les prémices du roman noir français. Meckert fut pionnier sur pas mal d’aspects de la littérature dite noire, c’est en effet à peu près le premier à faire évoluer son action dans un contexte rural (cette pratique s’est développée à partir des années 2000 pour avoir aujourd’hui le vent en poupe), loin de l’agitation des villes pour une affaire de gangsters. Il est aussi l’un des premiers à faire vivre la langue argotique tout au long de ses livres, paraissant par ailleurs très à l’aise dans un exercice redouté par beaucoup. Tout comme il est l’un des premiers chez Gallimard à passer de la collection Blanche à la Série Noire, deux collections supposées diamétralement opposées.

Son histoire intimiste est non seulement crédible mais elle convoque un espace-temps très resserré ainsi que peu de protagonistes. Monsieur le joue à l’économie. Quant à Irène et Roger, comment vont-ils pouvoir se débarrasser de « leurs » trois malfrats alors que le groupe d’adolescents commence à parler d’une seule voix d’un revolver qu’ils auraient vus, et que Roger est enfin mis dans la confidence concernant le pedigree de ces messieurs ? « Les loups dans la bergerie » est à la fois drôle et poisseux, drôle sur la forme avec ses mots empruntés à un argot pur et dur qui fait que les discussions fusent à toute vitesse par de magnifiques joutes verbales, poisseux par ce climat suffocant, en plein air mais comme dans un huis clos où plusieurs drames se succèdent. C’est un excellent Amila qui regorgent de belles scènes dynamiques dans un scénario bien bâti.

Le personnage de Roger est intéressant au point de vue de l’écriture. Car dès qu’il devient plus sûr de lui, Meckert/Amila ne le mentionne plus par son prénom mais par son patronyme : Valignat, comme pour lui conférer une sorte de respect. Quant à l’esquisse féministe, si elle reste en brouillon avec bien évidemment de furtifs relents masculinistes (l’époque était ainsi conçue), ce sont bien les femmes qui en partie agissent au cœur de l’action et la font basculer, on est loin du roman noir à la papa où la gente féminine ne fait que tapisserie et se borne à séduire. Sur ce point aussi, Meckert est donc un novateur dans le roman noir, et « Les loups dans la bergerie » réserve par ailleurs une fin absolument dantesque !

« Les loups dans la bergerie » vient rejoindre le cycle en cours commémorant les 80 ans de la collection Série Noire, cycle accueillant ici son quatrième auteur (sans compter une mise en bouche par La Noire, autre collection, proche de la Série Noire) d’autres vont bientôt débouler sur vos écrans, ne manquez pas la suite, elle devrait être passionnante !

(Warren Bismuth)

dimanche 28 septembre 2025

Etienne de LA BOÉTIE « Discours de la servitude volontaire »

 


« Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka nous ramènent ce mois-ci sur les bancs de l’école avec le thème « C’est au programme » (choisir un titre classique en lien avec les programmes français du baccalauréat ou de l’agrégation 2025-2026). C’est en prenant le bac que Des Livres Rances a trouvé son inspiration : le célébrissime « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie.

D’après Montaigne, qui deviendra son ami précisément à partir de ce texte, Etienne de La Boétie a écrit « Discours de la servitude volontaire » à 18 ans, entre 1546 et 1548 (remanié vers 1550 ou 1551). Ce traité très bref est pourtant devenu l’un des textes majeurs de toute la littérature philosophique française.

« Discours de la servitude volontaire » frappe par sa modernité, par son approche offensive. Car La Boétie attaque : les dirigeants, considérés comme tyrans, le peuple, asservi et consentant, mais aussi les soutiens du tyran, qui développent cet esprit tyrannique autour d’eux. La Boétie dénonce en quelques dizaines de pages l’esclavagisme volontaire basé sur la domination et la soumission voulue, le peuple étant effrayé à l’idée de pouvoir un jour gagner sa liberté.

Le peuple apprend méticuleusement, docilement à servir le régnant. Mal éduqué par ses parents et ses proches, il ne fait que courbé l’échine sans aucune volonté ni de révolte ni même de conflit. La Boétie leur adjure pourtant le désormais célèbre « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ». Bien simple, trop simple. La préférence collective va vers cette soumission vécue comme une protection. L’Histoire ancienne a montré que le peuple est toujours prêt à combattre sur simple ordre du gouverneur. La Boétie appuie ses propos par de nombreux faits historiques, ressuscitant quelques grandes guerres, justifiant ses lignes par des exemples glanés au cours de la grande Histoire du Monde.

Ce sont bien les courtisans qui font la force, la puissance, la crainte de la figure du roi. « Dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux ».

« Discours de la servitude volontaire » est un manifeste autant intemporel que antiautoritaire, il peut encore de nos jours être dégainé, il est impossible que l’on ne songe à aucun dirigeant actuel en le parcourant, tellement il englobe l’universel. Et c’est bien toute sa force. S’il a pu survivre aux siècles, au guerres, c’est qu’il s’exprime à tout le monde par-delà le temps, il pourra encore servir dans les siècles à venir tant que l’humain n’aura pas disparu du vieux globe.

Ce texte a également traversé les siècles par les traductions proposées, toujours plus près de leur époque. En effet, écrit en « vieux français », il est devenu illisible, et des spécialistes ont dû se coller à une sorte de reconstitution du texte de base sans en pervertir les idées ni les pistes. La version que j’ai lue est accompagnée d’une  postface de Séverine Auffret, éclairante sur son choix de traduction. Le livre était sorti aux éditions Mille et Une Nuits en 1995, et le hasard a voulu que je le ressorte très exactement 30 ans après son achat et ma première lecture, me rappelant ainsi que « Discours de la servitude volontaire » est à lire au moins une fois dans sa vie pour son aspect extraordinairement intemporel.

(Warren Bismuth)



mercredi 24 septembre 2025

Laurent MAUVIGNIER « La maison vide »

 


Le nouveau roman de Laurent Mauvignier, fort de 743 pages, est l’occasion rêvée de m’immiscer une fois de plus dans le challenge « Quatre saisons de pavés » du blog Au Milieu Des Livres, dont le principe est de chroniquer un livre d’au moins 500 pages au rythme des saisons. Voici donc (déjà) l’automne.

Laurent Mauvignier est peut-être mon auteur français contemporain préféré. Partant de ce constat, et aussi saugrenu ou contradictoire que cela puisse paraître, je serai moins élogieux, en tout cas plus mesuré que bon nombre de critiques que j’ai eu sous les yeux depuis la parution de ce nouveau roman, toutes pour le moins dithyrambiques.

En prenant sa propre famille comme cadre, Laurent Mauvignier se livre en disséquant, en exhumant et bien sûr et surtout en imaginant ce que fut la vie et les relations des générations passées, depuis le XIXe siècle. Étonnement tout d’abord quant au style : l’auteur se fait Balzacien, réécrit un roman du XIXe siècle y compris par le ton donné, si loin de son écriture, de son univers habituels.

Dans ce qu’il nomme une « catastrophe familiale », Laurent Mauvignier place d’abord en exergue une question primordiale à partir d’une de ses figures du XXe siècle : sa grand-mère Marguerite effacée tout bonnement du tableau de l’histoire familiale. Pourquoi ? Pour obtenir la réponse, il lui faut remonter le temps, jusqu’à sa mère à elle, Marie-Ernestine, l’arrière-grand-mère de l’auteur.

Marie-Ernestine est née religieusement, a connu le couvent où elle a appris le piano grâce à un homme. Elle a découvert un art inconnu de sa classe sociale. Marie-Ernestine grandit, jusqu’à son mariage forcé par son père. Ce sera Jules. Et là le style unique de Mauvignier entre en scène, quittant l’ambiance surannée du roman du XIXe siècle. Mauvignier redevient lui-même.

Cependant, tout n’est pas si fluide. Je pense à la nuit de noces de Marie-Ernestine, exagérément, démesurément étirée, avec ses grandes phrases qui finissent parfois par se mordre la queue, tandis que le bon Jules se met à titiller le goulot un peu trop avidement. De cette union naît la « fameuse » Marguerite, en 1913, possiblement d’un viol exercé par Jules, alors que la première guerre mondiale vient montrer ses baïonnettes. « Marie-Ernestine scrute la peau rougeâtre et les yeux gonflés de l’enfant ; elle pense à la souffrance de l’accouchement, à Jules et à sa proie, elle pense qu’en effet le bébé lui ressemble, à lui ; elle regarde l’enfant avec une dureté qui la surprend elle-même – maintenant la guerre peut commencer ». Celle de Jules se terminera pourtant bien vite puisqu’il mourra en 1916 sur le front. Cependant, son visage, sa silhouette posent pour l’éternité grâce à une statue le représentant sur le monument aux morts du village.

« La maison vide » est une chronique rurale s’étalant sur plusieurs générations, elle est ambitieuse, mais Mauvignier est peut-être tombé en partie dans le panneau de l’autofiction historique, pullulant actuellement chez nombre d’auteurs français (certes depuis pas mal d’années, mais le moins que l’on puisse dire est que ça ne s’arrange pas, chacun parlant de soi, des ancêtres et des héros ou antihéros de sa propre famille, avec parfois une impudeur frisant l’indécence, en des récits nombrilistes qui oublient tout simplement de s’ouvrir au monde, fin de la parenthèse). Il semble parfois empêtré entre données réelles personnelles et universelles. Exemple : de la tentative de suicide d'une aïeule puis du suicide de son père en 1983, l’auteur envisage, certes furtivement, une sorte d’hérédité dans ce geste, imaginant une potentialité, sans doute inconsciente, du suicide dans sa globalité comme un atavisme, voire une malédiction contre laquelle on ne peut lutter.

Plus c’est long plus c’est bon, à voir… Si « Histoires de la nuit », son roman précédent, flirtait allègrement avec le chef d’œuvre malgré ses 635 pages passant comme une averse glaciale, « La maison vide » souffre cruellement de longueurs, en tout cas pour tout admirateur de Mauvignier et dans sa première moitié. L’édifice entrepris pourrait être une compression de « La comédie humaine » de Balzac doublée de la saga des Rougon-Macquart de Zola pour le sujet de l’hérédité. Le résultat pourrait être à son tour un chef d’oeuvre. Pourtant, il manque ce je-ne-sais-quoi, ou plutôt il y a ce trop-plein de je-ne-sais-quoi, d’introspection à rebours, presque d’uchronie sous-jacente. Mais revenons à notre généalogie.

Marguerite, la fille (qui deviendra la grand-mère de Mauvignier), s’éprend de son père par-delà la mort, l’occasion pour l’auteur de nous rappeler à son immense talent, grâce à des images puissantes sur les gueules cassées, ces morts toujours en vie. Marguerite ne va pas tarder à rencontrer l’âme sœur, mais là encore le tragique s’installe à table, une gangrène semblant bouffer tout ce qu’il reste de sain dans la famille.

La clé du roman est sans doute dans ces quelques mots : « C’est parce que je ne sais rien ou presque de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence ».

« La maison vide » est une fresque, celle d’une famille de campagne, comme tant d’autres, dans le feu des deux guerres mondiales, entre déchirures, secrets, honte et affrontements. Deux guerres qui dévastent les liens (comme dans de nombreuses familles, parfois lors d’autres guerres), qui créent l’animosité, la haine. En 83 chapitres d’étalant sur une cinquantaine d’années et un épilogue resserré, Laurent Mauvignier, par ses longues phrases noueuses, se fait le rapporteur du destin d’une famille, la sienne. Si le tout paraît parfois un brin indigeste par l’action qui stagne voire s’assoupit malgré la foultitude de détails, l’épilogue en partie axé sur l’épuration permet une très belle sortie pour un roman qui ne restera pourtant pas le meilleur de l’auteur, dont pourtant la quasi intégralité de l’œuvre est à découvrir urgemment. Il vient de paraître aux éditions de Minuit. Il montre peut-être l’essoufflement du sujet de l’autofiction historique dans le paysage littéraire français. Une nouvelle page est à écrire, les sujets ne manquent pas.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)



dimanche 21 septembre 2025

Guido CAVANI « Zebio Còtal »

 


Quelque part dans les montagnes de l’Italie du nord du XXe siècle, une famille, les Còtal, dirigée par Zebio, figure patriarcale, tyrannique, autoritaire et violente, tente de survivre à la misère. Zebio a six enfants, et régulièrement les insulte, les frappe entre deux bordées de vin. Dans la chaleur écrasante, il intimide chacun d’eux ainsi que sa pauvre femme Placida, dame effacée et peureuse, donnant le sentiment de n’être sur terre que pour protéger ses enfants.

L’un des fils, Zuello, est parti vivre loin depuis plusieurs années pour travailler auprès de son oncle Adrio, le frère de Zébio. Seulement l’oncle a renvoyé Zuello, qui revient au village. Il embrasse sa mère tant aimée puis repart bien vite, de crainte de croiser son père.

La violence de Zebio est soudain mise à jour par les habitants du village qui s’en plaignent au maréchal. Ce dernier ne tarde pas à convoquer Zebio pour l’admonester : les voisins ont plusieurs fois entendu des cris de douleurs des enfants sous les coups paternels. Zebio va trouver son frère Adrio qui lui doit de l’argent appartenant à son fils Zuello. Mais ce que désire Zebio est bien plus que cette somme. Criblé de dettes, il a besoin d’une aide financière substantielle de son frère, alors qu’ils sont ennemis depuis toujours.

Deux des enfants de Zebio, fatigués de sa violence, s’enfuient et partent vagabonder. Seulement, l’un des deux meurent dans des circonstances tragiques. Ainsi débute la descente aux enfers d’une famille miséreuse de la montagne italienne. L’enfant témoin du drame, Pellegrino, continue son errance avant tout pour échapper à la pression du père. Il s’adonne à de petits larcins et s’en vient à ternir le nom des Còtal. Mais le père, Zebio, est soudain arrêté pour maltraitance sur enfants, il serait peut-être à l’origine de la mort de son fils. Sa vie, comme ses pensées, bascule.

Dans une région pétrie de croyance et de chrétienté, les Còtal s’en remettent souvent à Dieu. Pourtant c’est bien par leur force intérieure propre qu’ils combattent, qu’ils cherchent à s’en sortir d’une manière ou d’une autre.

« Zebio Còtal » est un roman simple fait de gens simples, il n’en est que plus bouleversant. C’est un peu Zola qui aurait passé les Alpes pour décrire une vie loin des villes, avec ses malheurs, ses horreurs, son alcool, ses lâchetés, ses faiblesses, alors que les enfants de Zebio viennent à se révolter de plus en plus. « Cette histoire de blé a fini de me dessaler. Quand je m’échinerai au travail, ce ne sera pas pour rien, le monde me respectera, je pourrai marcher la tête haute, comme les autres filles. Qu’il s’en occupe seul, de son champ ». Car la fille Glizia est une image, certes non aboutie, mais intéressante du féminisme naissant dans un cercle campagnard ultra patriarcal.

« Zebio Còtal » est un roman dont l’atmosphère particulière peut ramener à la littérature rustique grecque de la première moitié du XXe siècle. Quant à certains des personnages errants, ils pourraient presque s’être enfuis de pages de Panaït Istrati, prônant une philosophie que n’aurait pas renié Nikos Kazantzaki. Autant dire que ce roman est admirable bien que d’une simplicité confondante. Il faut aussi se tourner du côté de la littérature prolétarienne pour définir cette œuvre.

Premier roman de l’auteur, écrit en 1958, il fut en son temps admiré de Pasolini. Jamais encore Guido Cavani (1897-1967) n’avait été publié en France. C’est désormais chose faite, et le fait est qu’il entre par la grande porte avec ce roman paysan sur la déchéance d'une Famille, texte à la fois rugueux, tendre et révolté, avec un soupçon de philosophie bien sentie. Il est paru en 2025 aux souvent inspirées Editions du Sonneur, on en redemande !

« Voilà comment va la vie : on s’obstine à ne pas croire au mal qui est en nous pour pouvoir juger le mal des autres ».

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 17 septembre 2025

Michaël GLÜCK « Vint le grand récit »

 


Nous faisons tout d’abord connaissance avec la Récitante qui recoud, tisse les souvenirs, c’est-à-dire qu’elle reconstitue la mémoire à partir de témoignages. Elle est une passeuse de vies en même temps que clameuse de cicatrices grâce aux histoires dramatiques entendues. Elle conte avec force des itinéraires de migrants, d’exilés du sud méditerranéen ou de l’ouest de l’Europe, échoués en France pas vraiment par hasard. Car après la guerre le pays a dû reconstruire et a fait venir une forte main d’œuvre immigrée.

La Récitante laisse à son tour la parole à d’autres, qui ont vécu ces années, certains ont du mal à témoigner mais « les silences sont aussi parts du récit ». Alors tout en se taisant en partie, ils livrent des bribes de vie, parlent d’un monde englouti, de barres H.L.M. qui ne sont plus, ils se souvienne de l’autrefois. Ou bien ils se souviennent des récits que leurs aïeuls leur en ont faits.

En une poésie polyphonique et épique en deux mouvements, Michaël Glück, auteur fort prolifique, impose un rythme tortueux, brutal, comme maritime par grand vent. Deuxième mouvement, et sont convoqués Leïla et Nour, deux rescapés. L’auteur nous nous rappelle que nous sommes toutes et tous une partie, si infime soit-elle, du livre du grand récit dont justement ce « Vint le grand récit » est une porte d’accès tandis que le grand livre continue d’être écrit. Deuxième mouvement dédié à la poésie, l’actuelle comme celle du passé, à l’époque où les « poèmes étaient ces choses qui avaient échappé à la vigilance des miniatures espionnes ».

Et si les barres H.L.M. ont disparu pour laisser place à la vie nouvelle délimitée par un nouvel espace et peuplée par de nouvelles personnes, subsistent des cages de jeux desquelles s’emparent les enfants malgré le nouveau monde, celui des technologies broyeuses, de l’entre-soi.

« Vint le grand récit » est un poème-bourrasque sur l’accueil des migrants, la dignité, l’entraide. C’est aussi une nostalgie, une mélancolie d’une ère révolue. La langue est choyée et tempétueuse, les images fortes du passé se bousculent, cherchent à se faire une place. « Ta voix est remontée du fond du puits, alors j’ai entendu les paroles d’avant, celles qui, entre deux silences, disaient les jeux de ce terrain devenu vague entre deux grands ensembles devenus collines, buttes de gravats, de poussière. Qui sait si, en fouillant un peu, on ne retrouverait pas les livres et les cahiers de l’enfant que tu étais ».

Poème passeur de mémoire, « Vint le grand récit » décoiffe par le ton, aucun mot n’étant choisi au hasard mais s’inscrivant bien dans un tout nommé Mémoire. Si le texte recoud, c’est bien en créant des mailles à l’endroit et à l’envers entre le passé et le présent, pour livrer une mappemonde-mosaïque instable mais sincère des racines aux nouvelles générations. Il s’inscrit dans une veine de transmission écrite qui doit passer initialement par l’oralité. Mais il est peut-être avant tout la nécessité de la mémoire filiale.

« Vint le grand récit » vient de sortir dans la collection L’orpiment des éditions Le Réalgar et se pare d’une superbe couverture à rabats qui donne envie de le choyer.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 septembre 2025

Raymond PENBLANC « Comme un mendiant sur les quais de marbre »

 


Ils sont huit à se succéder, comme à la barre lors d’un procès, pour parler de la même personne : un adolescent de 15 ans, que nous prénommerons Julian. Ils témoignent à plusieurs reprises, amplifiant toujours un peu plus leurs souvenirs et anecdotes à propos de ce jeune homme crasseux, victime de violences paternelles avant même la séparation de ses parents. Lui a suivi le père. Son parcours scolaire est évoqué, mais sa vie personnelle n’est pas oubliée. Pour celle-ci, l’automobiliste, l’épicière, la mère prennent la parole. Côté scolarité, c’est au tour de la camarade de classe puis de la conseillère d’éducation de s’exprimer, suivies du professeur. S’invite tout à coup le rival, appelons-le Philippe, celui qui convoite la même fille. Le gardien de parc prendra la parole plus tard, en seconde partie. Chaque narrateur tente de mieux cerner le caractère, la psychologie ainsi qu’un possible traumatisme du premier jeune homme.

En l’absence du principal intéressé, tous dressent un portrait de ce garçon mystérieux qui brusquement tombe en pâmoison devant Arthur Rimbaud, ses poèmes, sa vie alors qu’elle est enseignée par le professeur, possible double de l’auteur. Rimbaud vit en l’adolescent qui « a renoncé à être lui-même ». Il s’est en quelque sorte réincarné en Rimbaud. Quant au rival, c’est plutôt Charles Baudelaire dont il est admiratif. Mais n’oublions pas que le titre du roman est bien tiré de l’œuvre de Rimbaud, figure que Raymond Penblanc avait par ailleurs déjà convoqué dans une fiction précédente ("L'égyptienne" en 2016, toujours chez Lunatique).

Chaque témoin ouvre une porte secrète afin de mieux nous faire découvrir l’adolescent, chaque témoignage est complémentaire aux autres, le tout s’imbriquant finalement. Bien sûr la mère égrène les souvenirs sur son enfant avant la séparation du couple puisque le garçon lui fut retiré ensuite. Quant à l’épicière, elle s’exprime dans une langue plus populaire, plus brute, tout comme le gardien de parc qui intervient à une seule reprise, c’est lui qui a découvert le corps. Car cadavre il y a, c’est en tout cas ce que nous croyons. Et le coupable est… l’adolescent !

Pour son nouveau roman à l’écriture classique saupoudrée d’humour, Raymond Penblanc interroge des témoins un à un, et ne nous dévoile l’irréparable que bien après la moitié du récit, le parc, le couteau dans le ventre. En plus de Rimbaud et Baudelaire, il invite à sa table Tristan et Iseut. Ses témoins finissent par divulguer quelques traits de leur propre vie passée. Quant au professeur, il se place non en juge mais en sage, en procureur.

Au-delà du coup de couteau fatal, « Comme un mendiant sur les quais de marbre » est une interrogation sur le rôle de la culture dans notre société, plus précisément de l’art dans l’Education Nationale. Il évoque aussi la volonté d’assimilation face à des artistes idolâtrés. Est-il possible de rester soi-même quand on admire jusqu'à l'obsession ? Comme dans une partie de l'œuvre de Raymond Penblanc, l’art prend une place majeure dans le texte. Ici c’est bien sûr Rimbaud qui remporte les suffrages même si, concernant le jeune fanatique enfui, le professeur déclare « Je l’obligerais à ouvrir les yeux, tant il persiste dans le déni, je lui dirais, affronte, assume, et tue sans hésitations ni remords tes vieux démons et tes idoles ».

« Comme un mendiant sur les quais de marbre » vient de paraître aux éditions Lunatique dont le catalogue continue de s’étoffer, une maison de toute évidence à soutenir.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 septembre 2025

James Hadley CHASE « Elles attigent »

 


Préambule : joie de la magie des boîtes à livres, que je fréquente non assidûment mais toujours avec un évident plaisir, donnant un but à mes marches, mes prises d’air. Et parfois le sort est enviable. Ainsi, et alors que je préparais dans mon petit cerveau encombré de détails insignifiants toujours plus nombreux, un cycle sur les 80 ans de la Série Noire, je tombai sur ce roman de 1951, dans son édition française originale et en très bon état. Comme quoi, un bouquin entretenu peut se léguer de génération en génération. J’avoue que j’ignorais totalement ce qui m’attendait en ces pages, je savais juste à ce moment-là que sa lecture serait prochaine pour l’intégrer dans le cycle précédemment mentionné. Je suis pourtant un lecteur peu constant de la Série Noire, mais allez savoir pourquoi j’ai tenu à présenter quelques ouvrages pour célébrer les 80 ans d’une institution littéraire française. Ce roman se classe donc tout naturellement dans ce feuilleton bloguesque.

Londres, George Fraser, 27 ans, employé de banque récemment licencié, vit dans une pension de famille où il fait des rêves qui le mènent jusqu’aux gangsters étatsuniens célèbres, les « outlaws » virils et tant craints. George est un mythomane diablement naïf. Ainsi il raconte à Ella, une domestique travaillant dans la pension de famille, qu’il a vécu aux Etats-Unis et bien connu certains des caïds qu’il idolâtre, et qu’il a dû fuir le pays en urgence. Bref, il invente tant et plus, sa vie réelle n’étant qu’une suite de vides abyssaux. Il n’a jamais mis le moindre pied aux tant convoitées U.S.A.

George est engagé comme représentant en livres pour enfants dans une maison d’édition appartenant à un certain Robinson, qui l’escroque. Il a néanmoins le temps de former un nouveau vendeur, Sydney Brant, personnage mystérieux dont la sœur, Cora, ne va pas tarder à bouleverser la vie de George, pour le meilleur et pour le pire. Un George qui jusque là ne semble avoir été aimé que de son chat Leo, félin froussard et solitaire mais qui donne pourtant tout l’amour nécessaire à George. Leo va jouer un rôle non anodin à la fin du récit.

Dans un style désinvolte et humoristique, James Hardley Chase (1906-1985) déroule les tribulations d’un duo cherchant à s’enrichir par la vente de livres, mais à qui il arrive de nombreuses (més)aventures. Car c’est bien Cora qui vient changer la donne. George est affublé d’une tare, le complexe d’infériorité. Aussi, certains s’engouffrent dans la brèche et en profitent. Car au fond de lui, George n’est pas un minable, n’est pas qu’un rêveur. Brant, possiblement un dur à cuire, lui fait soudain vivre des scènes de truands que George imaginait dans ses plus beaux rêves. Cette vie-là, il va, hélas, bientôt la connaître à son insu.

James Hardley Chase possède un indéniable talent pour tenir son lectorat en haleine. À partir d’un scénario à la banalité affligeante, il tisse une histoire solide en incorporant au fur et à mesure des personnages crédibles, rarement altruistes il est vrai, comme cette bande de grecs prêts à tout. Mais cette écriture formidablement détachée permet à la mayonnaise de prendre, d’autant que l’auteur fait évoluer l’atmosphère générale au fil du récit, pour finir par une version totalement hardboiled de petits malfrats de quartiers londoniens. Aucun des « acteurs » n’est caricatural, tous sont bien en place et évoluent dans un périmètre restreint mais vivant. Les femmes ne ressemblent pas précisément à celles alors servies par une littérature misogyne fortement imprégnée de brutalité masculine, elle ont une vraie place, jouent un vrai rôle.

Ce roman traduit par Michel Arnaud et lu complètement par hasard renouvelle en partie le style, le rend plus humain, plus émotionnel, le démarque des autres romans de la même veine des années 1940-1950. Pour finir il est un redoutable page-turner, car forcément nous sommes pris d’affection pour George, et on attend le prochain renversement de situation qui pourrait le rendre moins victime d’une société violente et individualiste. « Elles attigent », derrière son titre énigmatique, est à redécouvrir. Bonne chance toutefois, je crois qu’il n’a pas été souvent réédité. Et un merci tout particulier à l’anonyme qui a déposé ce précieux bien dans une boîte à livres et a ainsi transmis le savoir par cette belle histoire de losers londoniens.

(Warren Bismuth)

dimanche 7 septembre 2025

Roger ASSAF « Le jardin de Sanayeh »

 


« L’acteur, c’est lui le lieu de l’action, voyons ! C’est lui l’espace scénique ».Dans un théâtre de Beyrouth lors d’une répétition d’une pièce de théâtre, les comédiens improvisent et débattent, se disputent parfois. Au cœur de la pièce, un double homicide ayant au lieu en 1980 à beyrouth. Si les deux cadavres coupés en morceaux ont été disséminés dans le jardin de Saranyeh, seul l’un d’eux fait parler les comédiens, celui de la propriétaire d’un certain Khalil T., meurtrier présumé qui fût d’ailleurs pendu en 1983.

Mais la pièce, bien que relatant les événements par le fait divers puis le procès, est principalement axée sur le jeu des comédiens. Des comédiens qui improvisent, se démarquent du texte pour faire entendre leur voix, exister au sein d’une fiction, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ainsi, un brouhaha se répercute. Sami joue Khalil T., mais peu à peu il s’en fait l’ardent défenseur, il devient en quelque sorte Khalil T. Avec cette question : Restons-nous nous-mêmes lorsque l’on joue un rôle ? Est-il facile, est-il possible même de rester à distance respectueuse de la personne que l’on joue, fut-ce un assassin présumé, de surcroît exécuté ?

Bribes de procès, dépositions des témoins. Jusqu’à la condamnation de Khalil pendant que le Liban sombre dans le chaos. Khalil est libéré de prison en 1982 par des miliciens insurgés (c’est l’époque du massacre de Sabra et Chatila). Mais bien vite il réclame son retour derrière les barreaux afin d’être jugé à nouveau.

C’est alors que des personnages de Shakespeare s’invite dans les dialogues et que la pièce prend une tournure historico-politique. « Je joue à moi seul bien des personnages, dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, puis me revoilà mendiant, et l’écrasante misère me persuade que j’étais mieux, étant roi – et me voilà redevenu roi… ».

Dans un climat de discussions tendues et de profonds désaccords, Roger Assaf, qui a lui-même traduit sa pièce à partir de son texte de l’arabe libanais de 1997, nous demande, à nous spectateurs, notre avis. Tout comme les comédiens jouant leurs personnages finissent par donner leur avis propre plutôt que celui du texte imposé par le metteur en scène. C’est en quelque sorte un théâtre libre, actif, participatif, avec en toile de fond le Liban des années 1980, pays déchiré et meurtri, désespéré.

Pour Assaf comme pour ses comédiens, ceci n’est pas du théâtre. D’ailleurs le rideau ne tombera pas en fin de représentation puisqu’il n’y a pas de rideau. Tout comme il n’y a pas de pièce, mais plutôt des questionnements d’êtres humains qui se réunissent pour échanger. La pièce jouée semble devenir tout à coup un prétexte. Les personnages créés sont bien vite oubliés, remisés dans les loges, pour ne faire que subsister les comédiens redevenus de simples citoyens.

« Le jardin de Sanayeh », préfacé par Elias Sanbar, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, ce n’est pas le premier texte de l’auteur paru ici, de plus il a déjà traduit au moins un ouvrage de l’éditeur.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 septembre 2025

Vladimir ZAZOUBRINE « Le tchékiste »

 


Le roman s’ouvre sur des images effrayantes : des condamnés à mort dans un bâtiment sombre, des camions attendant devant pour emporter les corps une fois l’opération accomplie. Cette opération, c’est la « tradition » de la balle dans la nuque. Nous sommes à cheval sur les années 1910-1920 en Russie. La révolution de 1917 est accomplie, les bolcheviks sont au pouvoir, et les exactions sont nombreuses. Il s’agit d’anéantir sans cérémonial les ennemis de classes, les soldats de l’armée blanche ou ses sympathisants. On suit l’itinéraire de Sroubov, dirigeant une section provinciale de la Tchéka, la police d’Etat toute puissante.

Cinq exécuteurs, cinq condamnés à la balle dans la nuque. Equation simple qui a souvent fait ses preuves. Avant de mourir, le prisonnier doit se dévêtir.  « Il y a que les assassins qui tuent les gens avec leurs vêtements. Nous, on ne tue pas, c’est une exécution. Et l’exécution, mon ami, c’est une sacrée grande chose ». Car ici perce la fierté de participer à un assainissement du pays encouragé par l’Etat. « Il ne tirait pas, il travaillait ». Un travail dans une sorte d’usine à tuer les ennemis, un travail à la chaîne avec les bourreaux, puis ceux qui traînent les corps afin de les sortir du bâtiment, où des camions attendent pour qu’ils soient chargés et puissent enfin disparaître. À tout jamais.

Les ennemis sont souvent arrêtés suite à des lettres de dénonciation, qui pleuvent sur le bureau de Sroubov. Passage irréel lorsque les exécuteurs s’ennuient et dépriment s’ils n’exécutent plus, puisque les prisonniers manquent. Le régime de la terreur bat son plein, les bourreaux sont motivés et veulent à tout prix du travail, de quoi réaliser leur mission, il leur faut donc des cadavres en sursis.

« Il dispose de centaines d’indicateurs bénévoles, d’un personnel d’agents secrets et, de concert avec chacun d’eux, il épie, il écoute, il ruse. Il est toujours au courant des pensées, des intentions, des actes d’autrui. Il descend au niveau des intérêts d’un spéculateur, d’un bandit, d’un contre-révolutionnaire. Il est obligé de se baisser, de nettoyer la saleté, les turpitudes autres ». Puis l’auteur nous entraîne dans l’intimité même de Sroubov, faisant évoluer le récit du global au personnel en un récit de l’intérieur où un Sroubov, dégoûté par les exécutions sommaires, se souvient de celle de son père.

C’est le camarade Lénine qui a créé la Tchéka. Le pays cherche ses marques plus que jamais car « La liberté et le pouvoir ne sont pas des choses faciles au terme de siècles d’esclavage » d’autant que « La révolution, c’est pas de la philosophie ». Le pouvoir se veut incorruptible, à voir…

Dans de profondes réflexions Dostoïevskiennes dont Zazoubrine s’est beaucoup inspiré, le récit se rapproche toujours plus de Sroubov et toujours plus du climat Dostoïevskien. Détails placés comme innocemment dans une scène, l’image du double, de la hache en fin de récit, autant d’indices de la présence cachée de Dostoïevski, où les scènes se troublent, interrogent dans un texte quasi-prémonitoire puisque Zazoubrine fut lui-même fusillé en 1938 lors des Grandes Purges staliniennes.

Quant à « Elle » et sa présence latente tout au long du déroulement de l’histoire, c’est la Révolution. Ironie de l’Histoire : le texte de ce roman a été retrouvé dans une bibliothèque de Moscou répondant au doux nom de Lénine. Le sibérien Zazoubrine, de son vrai nom Zoubtsov, fils de paysans côté paternel (son père fut révolutionnaire) et d’une ouvrière, est considéré comme le premier écrivain soviétique avec son roman « les deux mondes » qui obtint alors un certain succès. Mais « Le tchékiste » fut immédiatement interdit puis perdu. Et retrouvé. Il ne fut publié qu’en 1989, à l’heure de la perestroïka, traduit en 1990 en France, puis en 2002 par Wladimir Berelowitch. Il vient d’être réédité en version poche en cette année 2025 chez Christian Bourgois. Ne mégottons pas : c’est un chef d’oeuvre de la littérature russe malgré le peu de pages qu’il contient, sorte de chaînon entre Dostoïevski, Tchekhov et Chalamov. « Le tchékiste » est d’une immense puissance tant par la violence soutenue de l’action que par la part psychologique, notamment du personnage central. C’est un véritable coup de maître.

La postface fort informative est signée Dimitri Savitski. Celle de la première édition interdite de 1923, elle vaut le détour, par sa réécriture (en direct pourtant !) du roman auquel elle fait dire à peu près l’inverse de ce qu’il raconte, c’était là tout le prodige des critiques soviétiques.

(Warren Bismuth)

dimanche 31 août 2025

Veronika BOUTINOVA « Qadir et Coralie »

 


Du côté de Calais deux migrants au bord de la route sont fauchés par une automobile. Ce sont Saryas et Qadir, deux frères afghans ayant fui la guerre dans leur pays. Agnès les a soignés à l’hôpital. Elle est aussi la mère de Coralie. Mél quant à elle est une activiste pour l’accueil des migrants et Ulysse un jeune identitaire qui influence certains élèves de sa classe par ses thèses nauséabondes. Coralie va rencontrer Qadir, et le coup de foudre va s’établir entre eux.

Dans ce roman polyphonique sous-titré « Une love affair dans la jungle afghane », de nombreux personnages se succèdent comme à la barre d’un tribunal pour témoigner de la vie à Calais, qu’ils soient pour ou contre l’accueil des migrants qui échouent sur ces terres pour rallier l’Angleterre et son supposé Eldorado. Texte destiné à la jeunesse (ados et jeunes adultes), dans lequel les idées s’affrontent, se comparent, les valeurs aussi. Ce qui en résulte est qu’il faut coûte que coûte éduquer, instruire, insuffler la connaissance aux jeunes, et le rôle des profs est primordial.

Tout comme se succèdent les personnages, les actes s’enchaînent, les faits divers tirés de la vraie vie et mis en scène pour les besoins du scénario. Ainsi, Mél est attaquée et blessée, cette scène relate en fait une vraie agression ayant eu lieu dans des circonstances similaires. La fiction emprunte souvent à la réalité. « Notre prof d’anglais nous a expliqué qu’en France, ce n’était pas comme aux States, on n’a pas une totale liberté d’expression et tant mieux : il est interdit de tenir des propos racistes, xénophobes, homophobes, fascistes, antisémites, sexistes, validistes, grossophobes, etc. Le racisme est un délit, pas une opinion ».

Entre en scène Noé, ami d’Ulysse et amoureux de Coralie, mais Qadir l’a devancé dans le cœur ce cette dernière. Au sein d’une ville coupée en deux entre pro et anti accueil, la cohabitation est parfois tendue, c’est ce que dépeint Veronika Boutinova dans son nouveau roman, un épisode poignant de « l’histoire des migrations contemporaines qui ne font que commencer pour des motifs économiques, politiques, écologiques ». Le texte s’appuie sur de nombreux anglicismes pour bien montrer la difficulté pour un migrant de se faire comprendre avec les simples rudiments qu’il peut posséder d’une langue à son arrivée sur une terre d’accueil.

Démantèlements de jungles, fantasmes du mal absolu, techniques du bouc émissaire, tout est bon pour dénigrer l’étranger. Et l’on parle de remigration dans une rhétorique infecte, vitrine de l’extrême droite. Le rôle des réseaux sociaux est écrasant, les échanges y sont violents, les insultes banales et les intimidations nombreuses. Quelques protagonistes de ce roman vont en faire les frais. Car aujourd’hui, il devient difficile de revendiquer son humanisme dans un monde où tout n’est plus que soi-même et où tout s’achète.

Le cas si particulier de la ville de Calais est ici scruté, détaillé, dans une ville où la  position géopolitique est singulière et la solidarité pourtant pas toujours de mise. « Qadir et Coralie » est une version romancée de la pièce de théâtre « Sous l’arbre à brosses à dents » de 2014, également appelée « N.IM.B.Y. » lors de sa première publication aux éditions L’espace d’un Instant, ici signée par la même Veronika Boutinova. La présente version vient de paraître aux belles éditions Le Ver à Soie.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 27 août 2025

Dominique MANOTTI « Bien connu des services de police »

 


Bienvenue chez les ripoux ! Panteuil, banlieue parisienne en 2005. Les flics font la loi chez les prostituées alors que Doche et Isabelle Lefèvre entament le même jour leur carrière de gardiens de la paix. Mais nous faisons aussi connaissance avec toute la brigade ainsi qu’avec la commissaire Le Muir, femme déterminée et un poil arrogante, dont le chauffeur est un certain Pasquini qui, lui, roule pour l’extrême droite. C’est d’ailleurs un sport en vogue dans la police où se retrouvent pas mal d’anciens collaborateurs ou sympathisants de partis ou groupuscules fascistes.

La police de Panteuil c’est aussi le machisme, les agressions quasi gratuites et les bavures, notamment cette intervention trop musclée en pleine ville après un supposé vol de téléphone portable perpétré par un maghrébin. L’affaire aura des suites et l’ambiance est électrique. Parallèlement le stagiaire Doche découvre l’existence d’un garage servant au maquillage de grosses cylindrées, voitures que le commun des mortels ne risque pas de se payer.

Dans cette banlieue chaude, un squat de maliens prend feu. Bilan : quinze morts. Officiellement il s’agit d’un règlement de compte entre dealers, mais qu’en est-il au juste ? La ville s’embrase sur fond de trafic de cocaïne.

Dans un style fluide, direct et vigoureux, Dominique Manotti met patiemment en place ses personnages tout en les faisant évoluer en direct sur le terrain. Un terrain brûlant où l’on ne sait plus bien qui sont les bons et les méchants, qui sont les flics et les caïds, tout devient poreux et brumeux. Les flics se prennent pour des cowboys et abusent des intimidations, les caïds connaissent les règles et les respectent une fois en face des forces de l’ordre. Quant à nos deux stagiaires, ils hallucinent, ils ne s’attendaient pas à être témoins de telles scènes où les pourris ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.

Polar classique urbain, avec ses putes, ses macs, ses trafiquants de drogue, ses immigrés clandestins et squatteurs, ses flics jouant double jeu et abusant largement de leur position dominante, « Bien connu des services de police » ne fait pas dans la nouveauté, ne s’embarrasse pas de rebondissements. Dominique Manotti déroule une situation comme en direct, ne garde aucun tabou pour elle. Son engagement se ressent à chaque page. Elle déterre également des dates historiques de la police française et ses accointances avec l’extrême droite, car ce polar est aussi l’histoire d’un rapprochement : celle d’une partie de la police avec le Front National.

« Il était entré dans la police comme gardien de la paix en 1980, il a été de toutes les aventures de l’extrême droite policière, depuis la manifestation de 1982, pour le rétablissement de la peine de mort et le droit de tirer sans sommations, jusqu’aux équipées des groupes paramilitaires du FN, spécialistes de l’infiltration, de la provocation, du maniement des armes et des explosifs ». Le roman dénonce aussi l’abus de pouvoir, notamment celui de la commissaire le Muir, certaine de son invulnérabilité, arriviste ambivalente amatrice de caméras journalistiques.

Un polar qui n’est pas violent dans les scènes, dont le sang n’éclabousse pas chaque page, un polar sans grosse enquête de fond, plutôt témoin d’un temps, roman psychologique et en grande partie documentaire, provoquant une certaine sudation (« sudatif » n’existant visiblement pas dans le dictionnaire). Livre chroniqué dans le cadre des 80 ans de la Série Noire de chez Gallimard chez qui il est paru en 2010.

(Warren Bismuth)

dimanche 24 août 2025

Aziz CHOUAKI « Les oranges »

 


Ce n’est certes pas la première fois pour ce défi mensuel, mais Seigneur j’ai péché. Mieux : j’ai encore triché ! Relisons l’énoncé du mois : « La littérature africaine » proposé ce mois par « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka. Et c’est là que le bât blesse : « Les oranges » est-il un classique ? Pas vraiment puisqu’écrit en 1998. Mais il se trouvait sur ma pile à lire, il n’attendait qu’à être dévoré, et l’occasion était unique, donc voilà. Et pardon.

Aziz Chouaki (1951-2019) est né français puisque dans le département de l’Algérie. Il devient algérien lors de l’indépendance de son pays, qu’il quitte en 1991 pour rejoindre la France. « Les oranges » est un texte bref, entre monologue théâtral (il fut monté au théâtre), poésie hallucinée, fable et récit de vie d’un pays, l’Algérie.

Le titre est tiré de la légende de l’orange dans laquelle est planté une balle : « À partir d’aujourd’hui, tu es désigné par le Royaume des Oranges pour établir la légende de ta race. À présent, tu vas me faire le serment que voici : ‘Je jure d‘enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges’ ».

De 1830 à l’aube des années 2000 défilent des images, des dates fortes de l’Histoire de l’Algérie, entre allégorie et déambulation dans l’effervescence des rues d’Alger, inter générationnelles, par delà les morts et les tragédies. Ainsi nous croisons l’émir Abdelkader, Tocqueville, des écrivains français (ceux de la métropole) et tant d’autres. Les terres colonisées par la France, les premières tensions vives, la culture imposée, etc. « Voilà mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ! ».

Entre cynisme, humour et engagement, Chouaki se souvient, énonce, évoque, dénonce. Exaction, massacres, alors que les algériens vont rejoindre l’armée française pour combattre à ses côtés lors des deux guerres mondiales. Et puis 1954, le début de la guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. Les yeux d’Albert Camus qui regardent le drame en cours. Basculement, sorte de révolution intérieure. Algérie libérée, marxisme proclamé. Déconstruction des apports français, volonté d’autonomie totale. Le texte scande comme au cœur d’une manifestation, le rythme est rapide, le souffle manque. Présidence autocratique de Houari Boumédiène, qui meurt en 1978, remplacé par Chadli Bendjedid jusqu’en 1992. C’est le temps de la montée inexorable des islamistes, les législatives qu’ils remportent en 1991 lors des premières élections libres dans une corruption généralisée après une insurrection sanglante en 1988 (plus de 600 morts nous dit l’auteur).

La pays bascule du marxisme à l’islam, les rues changent, les vêtement aussi, les discours bien sûr. Les élections ont été annulées et le Front Islamiste du Salut dissous. Il passe dans la clandestinité, règle leur compte aux intellectuels et écrivains, considérés comme la menace intérieure majeure. La population est prise de terreur, les assassinats, les attentats se succèdent, le pays est devenu incontrôlable et pourtant contrôlé par les fanatiques religieux.

« Les oranges » est de ces textes importants, en quelques dizaines de pages il retrace 160 ans d’histoire algérienne de la colonisation française à la décennie sanglante, il pointe toutes les dates cruciales dans un style exubérant, puissant, profond et quasi hors sol, il déborde, il prend partie, il ricane du malheur pour ne pas montrer ses larmes. La postface est signée Christiane Achour et Benjamin Stora, elle rend hommage à ce texte original et violent paru originellement aux éditions Mille et une nuits, vous savez ces tout petits livres par leur format renfermant des textes qui résonnent par delà les décennies voir les siècles.

(Warren Bismuth)