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jeudi 14 mars 2019

Ernest CALLENBACH « Écotopia »


Arrêtez sur-le-champ tout ce que vous aviez entrepris pour vous isoler avec ce roman, c’est (presque) un ordre ! Pourtant écrit en 1975 (et très récemment réédité en France), il est d’une incroyable clairvoyance sur le monde d’aujourd’hui. Pour ceci, il peut sans conteste être qualifié de roman d’anticipation, même si l’action se déroule en 1999 (soit tout de même 25 ans après son écriture).

Une région états-unienne, l’Écotopia, regroupant une partie de la Californie, l’Oregon et l’État de Washington, a fait sécession avec le reste des U.S.A. William Weston, journaliste au Times-Post de New-York, est envoyé en Écotopia afin d’écrire des articles sur ce nouveau pays. Ce qu’il va y découvrir dépassera l’entendement.

Ce roman est tellement riche et dense qu’il est impossible de souligner tous les aspects développés dans ce pays de cocagne. Mais voici un aperçu sur ses avancées. Tout d’abord les Écotopiens sont humanistes, collectivistes et solidaires. Leur ego ne les intéressent pas, leur nombril ne fait pas partie de leur quotidien. Dans ce petit pays ont déjà été concrétisés nombres de projets pour le bien-être humain, mais surtout et avant tout de la nature : pas d’éclairage la nuit, pas ou peu d’automobiles, transports en commun gratuits (le train est assez répandu), panneaux solaires visibles un peu partout. Le plastique existe bel et bien, mais il est issu de plantes qui seront recyclées après détérioration. D’ailleurs, la plupart des biens des Écotopiens sont recyclables, biodégradables, l’humain n’étant pas au centre de la vie. Tout est prévu pour diminuer la pollution, la cupidité et l’étouffement, auto-contrôle des naissances (le fameux déclin démographique), impôts uniquement mis en place pour les entreprises, salaires plafonnés, réglementation stricte tendant vers une écologie « radicale » et une auto-suffisance.

Et tout ceci semble fonctionner à merveille. D’abord dubitatif voire carrément hostile, William Weston finit par se laisser séduire et ses articles évoluent au cours du récit. Voyez-vous donc : le Président est une Présidente ! L’amour est libre et la femme enfin l’égale de l’homme, dans les salaires, les décisions, les tâches et les responsabilités, elle lui est même parfois supérieure : « Le contrôle absolu qu’elles ont de leur corps signifie qu’elles disposent ouvertement d’un pouvoir qui, dans d’autres sociétés, est inexistant ou dissimulé : le droit de choisir le père de leur enfant. ‘Aucune Écotopienne ne porte jamais l’enfant d’un homme qu’elle n’aurait pas librement choisi’ m’a-t-on solennellement déclaré ». William entreprend une liaison libre avec Marissa, une Écotopienne qui lui apprend que les femmes ont leur jardin secret : « Elle refuse de me dire si elle est dans la période de fécondité, de son cycle ou si elle a encore un stérilet. Elle se contente de me répondre : ‘c’est mon corps’ ».

Tout ce peuple semble vivre en totale harmonie dans une sorte d’immense communauté. D’ailleurs, les Écotopiens se sont beaucoup inspirés des tribus indiennes pour leur projet de vie. Le mot d’ordre, même s’il n’est pas prononcé (roman écrit en 1975 je le répète) est : décroissance ! En effet, 20 heures de travail hebdomadaire, diminution drastique de l’esprit de compétition, éducation revue et corrigée, mais aussi confection de matériaux solides et aisément réparables (ou l’anti obsolescence programmée), pas de statut spécial pour les professions, notamment celle d’artiste, tout le monde au même niveau. Pour le bien-être collectif, la marijuana est tolérée et même encouragée, malgré le manque à gagner pour les caisses de l’État. Il n’existe pas de « grands projets inutiles », d’ailleurs de nombreuses structures considérées comme obsolètes ou réduisant la liberté des humains et des animaux ont été déconstruites : « Le nouveau gouvernement est allé jusqu’à faire dynamiter certains barrages construits sur des fleuves, sous le prétexte fallacieux qu’ils empêchaient la pratique du kayak et interféraient avec la remontée des saumons, laquelle a repris après beaucoup d’efforts et pour la plus grande joie de la population ».

Pourquoi par exemple la semaine de 20 heures de travail ? « L’homme, affirmaient les Écotopiens, n’est pas fait pour la production, contrairement à ce qu’on avait cru au XIXe et au début du XXe. L’homme est fait pour s’insérer modestement dans un réseau continu et stable d’organismes vivants, en modifiant le moins possible les équilibres de ce biotope ».

Dans ce roman est écrit noir sur blanc le terme « Do it yourself » et, même si ce peuple Écotopien n’est ni végétarien ni vegan (1975 hein !), le respect animal et de la nature sont prépondérants. Ce que décrit Ernest CALLENBACH (dont c’est semble-t-il le seul roman) est tout bonnement une sorte de société libertaire idéale débarrassée de ses fléaux et de ses envies destructrices (et ce même s’il y a quelques prisons là-bas). Le rendu est impressionnant, parfois technique lorsqu’il tend à expliquer les phases de production d’un matériau (même si le bois est celui qui est le plus naturellement préconisé), mais toujours très précis, documenté et passionné. Sa présentation est la suivante : alternance de deux modèles de chapitres, dans l’un William parle de ce qu’il voit, entend, ressent autour de lui, dans l’autre c’est le journaliste qui livre ses impressions au Times-Post. Après moins de deux mois au cœur de l’Écotopia, il lui faudra prendre une décision définitive sur sa vie future.

Ce roman d’une grande ingéniosité est aussi un récit ô combien visionnaire. La société Écotopienne de 1999 dépeinte ici ressemble farouchement à une communauté parfaite que nous rêverions de rejoindre (et urgemment même !) en 2019, 20 ans plus tard. Ce livre fait un bien fou, donne des pistes pour démontrer qu’il n’est jamais trop tard pour la planète, et surtout certifie que les questions que nous nous posons aujourd’hui sur l’écologie et le vivre ensemble ne sont pas nouvelles puisque très habilement développées dans ce roman qui gardera pour moi une place très spéciale pour longtemps encore. Applaudissements nourris et intensifs. Il est sorti fin 2018 chez Rue de L’Échiquier et pourrait rapidement devenir la référence anticipatrice d’une société utopique comme l’a par exemple été « 1984 » d’Orwell pour la dystopie.


(Warren Bismuth)

mardi 12 mars 2019

Jean ÉCHENOZ « Courir »


Emil ZATOPEK, un nom qui claque au palais, qui reste en bouche, qui sent la vitesse et la sueur, ce qui tombe bien puisque Jean ÉCHENOZ se penche justement sur la carrière de cet athlète tchèque (on disait alors tchécoslovaque) qui a tout gagné, percé tous les plafonds possibles de records du monde en une carrière singulière.

Le fait qu'il vienne de Tchécoslovaquie ne sera pas sans impact sur sa destinée sportive : lorsque l'un des pays du bloc soviétique veut promouvoir la supériorité de ses êtres, quoi de mieux pour la bonne propagande qu'un coureur s'élançant à la vitesse d'une locomotive et ne sachant qu'à peine freiner pour remercier la foule venue l'acclamer.

ZATOPEK (1922-2000) est précieux pour son pays. Militaire, il grimpe les échelons grâce à ses performances hors normes. Champion toutes catégories d'épreuves de fond, de longues distances, du 5000 mètres, du 10000 mètres, et même presque en improvisation et sans vraiment d'entraînement, du marathon. Il rafle tout ce qui brille et qui ressemble de près ou de loin à de l'or. Les organisateurs de meetings commencent à faire la moue : puisqu'il va gagner, puisqu'on ne va parler que de lui, est-ce bien nécessaire de l'inviter ? Le faire venir pour tuer le suspense ? Ne même pas mettre d'autres performeurs en avant ?

Peu à peu les autorités s'en mêlent : Emil (ÉCHENOZ l'appelle Émile, comme pour le rendre plus proche au lectorat francophone) est invité partout, dans tous les meetings. Mais le bougre serait bien capable de tenter de passer à l'ouest et y rester, là où l'on parle de liberté et où le rationnement n'existe pas. Alors pas de risques inutiles : les fédérations refusent la plupart de ses demandes de participations hormis dans les pays idéologiquement proches de l'U.R.S.S., arguant le refus de participer dans les autres pays d'une baisse de forme, d'une maladie, tout comme les médecins qui ne lui laissent pas longtemps à vivre devant de tels résultats surhumains qui vont sans doute rapidement épuiser son corps.

ZAPOTEK ne court pas, il vole. De victoires en records, toujours humblement. Lui, pourvu qu'il puisse courir, il ne demande pas plus, une boisson chaude et au lit. Sa femme est athlète aussi, professionnelle du lancer de javelot, il y a des passions qui rapprochent.

Le destin de ZATOPEK est un parallèle à celui du bloc de l'est, son déclin également.  ÉCHENOZ en parle avec une immense affection, sur un ton presque parental. Il prend en mains la carrière de ZATOPEK. Deuxième du triptyque biographique Échenozien, « Courir » en est une page pleine, peut-être la plus belle, la plus politique en tout cas, complète les deux autres (sur RAVEL et TUSLA) dans une profession toute différente. Mais diable de moi-même, j’ai définitivement égaré la chronique sur Maurice RAVEL, je me sens comme un immense foutoir décrépi. Bref, le grand talent d'ÉCHENOZ dans cette trilogie est justement de remettre en scène trois personnages publics et reconnus qui n'ont absolument rien à voir, ni même par les racines. Gros tour de force que celui de nous faire vibrer en prenant en exemple trois mondes inconnus les uns des autres, pour ne pas dire à l'opposé. C'est très fort dans le rythme, le fond, l'écriture, la forme, la fausse légèreté, l'humour britannique, la phrase parfaitement ciselée.

Mention spéciale pour cette incroyable anecdote que je tiens à vous faire partager. ZAPOTEK est alors un ardent défenseur d'Alexander DUBCEK, le politicien tchécoslovaque en train de faire basculer les mœurs vers la démocratie et l'égalité, ce qui ne plaît pas du tout à l'oeil de Moscou qui décide de blâmer ZAPOTEK en lui « offrant » un poste d'éboueur. C'est  ÉCHENOZ qui raconte magnifiquement la suite. « D'abord, quand il parcourt les rues de la ville derrière sa benne avec son balai, la population reconnaît aussitôt Émile, tout le monde se met aux fenêtres pour l'ovationner. Puis, ses camarades de travail refusant qu'il ramasse lui-même les ordures, il se contente de courir à petites foulées derrière le camion, sous les encouragements comme avant. Tous les matins, sur son passage, les habitants du quartier où son équipe est affectée descendent sur le trottoir pour l'applaudir, vidant eux-mêmes leur poubelle dans la benne. Jamais aucun éboueur au monde n'aura autant été acclamé. Du point de vue des fondés de pouvoir, cette opération est un échec ».

Ce n'est plus un secret pour personne : ÉCHENOZ est un orfèvre du mot, c'est particulièrement vrai ici. Les trois récits, assez courts, se boivent à petites gorgées, en dégustant la partie sucrée avec gourmandise. Aucune page de ces trois volumes n'est à jeter, tout est terriblement en place, un mur sans accrocs, prêt à défier les temps et les tempêtes. Ce « Courir » est sorti en 2008 chez Minuit, il est à lire, c'est peut-être le plus abouti de la trilogie, même si celle-ci est un régal absolu dans son ensemble.


(Warren Bismuth)

samedi 9 mars 2019

Vénus KHOURY-GHATA « Les derniers jours de Mandelstam »


Une biographie de fin de vie, un format plutôt vendeur ces temps-ci. Faut dire que certains récits sont addictifs. Ici Vénus KHOURY-GHATA, après de très nombreux livres parus, propose « sa » biographie du poète russe Ossip MANDELSTAM, ce qui tombe à pic puisque je n’ai jamais lu ce poète, et certains éléments disparates sur sa vie m’avaient déjà un brin interpellé.

Pour ce juif d’origine lettone, tout le malheur part en quelque sorte en 1933 d’un poème contre STALINE intitulé « Le montagnard du Kremlin » ou « L’épigramme contre Staline », poème que le moustachu en haut de la pyramide goûte peu. Arrestation en 1934 puis déportation pour MANDELSTAM. Puis tout se précipite. Une rapide et vertigineuse descente aux enfers : interdiction de publier voire d’écrire, tentative de suicide, exil, libération. Arrêté à nouveau en 1938, chez lui, une santé chancelante sert de prétexte à ceux qui viennent le chercher, un chemin de croix qui ne semble jamais vouloir prendre fin.

Jusqu’au bout il va être soutenu par sa femme, l’infatigable Nadejda. Il n’a plus le droit d’écrire, peu importe : il va lui apprendre par cœur ses poèmes qu’elle va ensuite distiller à la population parfois par écrit, parfois les faire retenir par d’autres. Le poète Boris PASTERNAK est aussi un ami sûr et proche, mais sa femme ne supporte pas MANDELSTAM. Anna AKHMATOVA, une fidèle également (« Elle a brûlé ses poèmes depuis qu’il est en prison »). Marina TSVETAÏEVA (qu’il aime d’amour, bien que la réciproque ne soit pas vraie), une fois de plus. Les poèmes circulent pourtant, clandestinement. « La nuit, Mandelstam courait vers une imprimerie qui publiait ses poèmes. Poèmes échangés contre du pain, des cigarettes et parfois une bouteille de vin ukrainien ». Tout part à vau-l’eau pour les poètes sous le stalinisme triomphant : « Maïakovski parlant de suicide n’était pas écouté non plus », alors que « Intransigeant, Mandelstam lassait ses amis par ses demandes d’argent et par ses menaces de suicide ».

De juif, Ossip va se faire chrétien. Mais son avenir semble toujours bouché. Oh, pas que le sien d’ailleurs, mais celui de toute une masse de russes, de soviétiques comme on dit, poussés à la mort d’une manière ou d’une autre, les purges commencent à être mises en place. « Qu’ils soient ouvriers, intellectuels ou paysans, il nourrissent la même haine pour le tyran qui a détruit trois générations ».

Vénus KHOURY-GHATA va passer à la loupe mais brièvement – sur un peu plus de 100 pages - l’année 1938, la dernière pour MANDELSTAM qui na va pas tarder à rejoindre une fosse commune (il mourra le 27 décembre de cette année noire). Juste avant, il va connaître la folie, les hallucinations, il verra STALINE partout, jusque dans son propre miroir. Il finira par refuser de se regarder dedans. Il aura connu la misère (des bottes taillées dans une valise de belle-maman pour combattre le froid, cette belle-maman qui veillera sur lui quand Nadejda devra s’absenter). Il aura connu la pseudo maison de repos pour écrivains malades : Samatikha, une catastrophe intégrale !

Malheureusement, le sort de MANDELSTAM est loin d’être hors du commun dans une U.R.S.S. stalinienne qui traque et fusille les possibles dissidents ou contre-révolutionnaires, avec un soin tout particulier pour les écrivains.

Ce petit livre ne se veut pas une biographie complète mais plutôt un premier palier pour un lectorat qui souhaiterait se familiariser avec ce poète mort à 47 ans après une fin de vie pathétique. C’est très bien écrit, très bien raconté et très bien rendu. Nous reparlerons d’ailleurs de cette auteure qui vient de sortir une biographie de Marina TSVETAÏEVA, excusez du peu. Sorti chez Mercure de France en 2016.


(Warren Bismuth)

lundi 4 mars 2019

Éric PLAMONDON « Oyana »


Après son formidable « Taqawan » l’an dernier, Éric PLAMONDON revient en force avec ce titre tout aussi énigmatique. Oyana est une femme, élevée dans le pays basque durant les années où l’organisation E.T.A. est à la manœuvre dans divers attentats politiques. Oyana part vivre à Montréal, après être passée – croit-on – par le Mexique. À Montréal se met en couple avec Xavier, refait sa vie avec lui. Oui mais justement, quelle fut cette vie antérieure ? Oyana a passé son temps à la cacher, à mentir par omission. Alors qu’elle décide de quitter Xavier, elle va ouvrir enfin son cœur et son passé, percer les mystères, écrire plusieurs lettres à Xavier. Elles seront le fil directeur de ce roman.

Le 20 décembre 1973 Oyana voit le jour dans le pays basque. Le même jour survient l’un des attentats les plus spectaculaires de l’E.T.A. : dynamitage pur et simple de Lluis Carrero BLANCO, Président du gouvernement espagnol, numéro deux du pays derrière Francisco FRANCO. Cet attentat est le point de départ d’un acharnement sur les militants de l’E.T.A. durant des décennies et d’un état de guerre quasi permanent.

Revenons à Oyana. Elle quitte Xavier, elle fuit plutôt. Besoin presque incontrôlable de rejoindre sa région natale. En effet, l’E.T.A. vient non seulement de déposer les armes, mais s’est dissoute le 2 mai 2018 (Oyana commence à écrire à Xavier juste après). Bref, E.T.A. n’existe plus, c’est ce qui en quelque sorte motive Oyana : les lettres, le départ précipité, l’envie de revoir son pays basque, sa mère, son père de substitution. Le vrai était un membre actif de l’organisation terroriste, il y a laissé la vie, mais là encore mensonge par omission, mais de la part de ses parents. Elle apprendra bien tard la vérité.

La langue parlée, la régionale, la locale, occupe une place importante dans le récit : « Une langue, c’est un patois qui a gagné la guerre ». Alors la guerre dure et perdure. Sauver ses racines, à tout prix, mais justement à quel prix ? 829 personnes seraient mortes des armes de l’E.T.A. Quant à Oyana, elle aurait « accidentellement » participé à l’un de ces attentats.

Ce roman court et nerveux est composé de pas mal de parties en mosaïque : les lettres d’Oyana à Xavier, des chapitres tout journalistiques sur les faits divers impliquant E.T.A. mais aussi leurs affaires judiciaires, une remontée historique sur les racines de la volonté d’indépendance basque, d’autres chapitres où apparaît Oyana dans la vraie vie, comme des flashbacks, d’autres encore sur la situation historique plus que tendue entre le gouvernement espagnol ou encore l’armée avec E.T.A. Quelques plongées en pleine guerre d’Espagne dès 1936 comme pour dresser un pont entre cette guerre civile et les raisons du combat de l’E.T.A. « Le 6 octobre 1936, pour parer au soulèvement des militaires nationalistes, la république espagnole reconnaît l’autonomie d’Euskadi. Les basques seront ensuite une cible privilégiée pour Franco qui refuse leur indépendance et veut s’emparer de leur importante industrie métallurgique ». Non le combat des nationalistes basques n’a jamais été aveugle.

Les lettres d’Oyana sont bouleversantes, tentent d’expliquer l’inexplicable, de le justifier, les prises de positions, le sentiment de n’avoir jamais été elle–même en exil au Québec. S’adressant à Xavier, elle écrit : « Tu disais souvent à la blague, en parlant de ta vie à Montréal et ta jeunesse dans la ville de Québec : on peut sortir un gars de Québec mais on ne peut pas sortir Québec d’un gars ! Je ne pouvais m’empêcher de ne pas être d’accord. C’était tout l’inverse de ma vie. Je m’étais arrachée de l’intérieur tout ce qui pouvait me lier au pays basque. Je faisais un rejet complet de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à des histoires de régionalisme, nationalisme, isme, isme, isme. Ce n’était pas par conception politique, c’était une expérience personnelle. Tu peux le comprendre maintenant. Je ne pouvais pas me définir par ce type d’appartenance même si j’ai toujours adoré le Québec. Une fois que l’on est arraché à la géographie d’un lieu, on doit s’accrocher à son pays intérieur. C’est en soi que se joue la vraie guerre d’indépendance ».

Il n’est pas souhaitable de dévoiler toute l’intrigue, mais sachez qu’en moins de 150 pages, PLAMONDON nous met sur le flanc : l’écriture est rapide mais tortueuse, l’atmosphère fort bien rendue, le scénario n’est pas une pure invention, il se base sur des faits historiques solides et documentés. Comme dans « Taqawan », le romancier est un peu historien, ouvre des brèches et donne des pistes. PLAMONDON possède un avis, bien sûr, mais avant tout il désire raconter de la manière la plus neutre possible.

Par certains aspects, PLAMONDON me rappelle beaucoup d’illustres auteurs actuels comme Éric VUILLARD ou Joseph ANDRAS : aller au plus près de l’Histoire, la torturer, la malmener pour en tirer la substantifique mœlle, le jus nécessaire, à la seule différence que PLAMONDON transforme cette moelle en roman. Ce « Oyana » est en tous points remarquable voire magistral, il sera sans doute l’un des grands romans de l’année par son rythme vivifiant, son sérieux historique, ses personnages attachants et très réussis. J’ai beau chercher, je ne trouve présentement aucune fausse note. C’est tout simplement un très grand roman, auquel nous souhaitons un parcours aussi près des cimes que son ancêtre « Taqawan » que, soit dit en passant, vous pouvez désormais vous procurer en version poche. L’année en cours pourrait bien s’avérer Plamondonienne. Roman sorti en 2019 chez les toujours excellents Quidam Éditeur. On en redemande.


(Warren Bismuth)

Jalal TEHRANI « Les unicellulaires »


Les éditions L’Espace d’un Instant nous donnent l'habitude de nous dégoter du théâtre militant et profondément international, émanant de pays où la liberté d’expression est bafouée et où il ne fait pas bon être un écrivain. Ce nouveau livre n’échappe pas à la règle : Jalal TEHRANI, artiste iranien qui propose ici une pièce d’une grande étrangeté.

Trois dialogues, trois face-à-face se croisent tout au long de la pièce :

-         Le vieux et Larry. Enfin, c’est surtout le vieux qui parle. Il est question de cambriolages passés (foirés), à venir, d’argent à cueillir facilement, de guigne. Ils sont en prison, ils font le bilan sur les hold-up loupés et sur les prévisions de magots dès que leur liberté sera retrouvée. Leur histoire dans le livre s’étale sur 20 ans. « Sans motif et sans raison ».

-         Le guide et le bien portant. Le premier est philosophe, le second vagabond. Ils se rencontrent en se télescopant, une besace tombe, auquel des deux appartient-elle ? Que renferme-t-elle ? De quelle couleur est-elle exactement ? Un dialogue étalé sur 80 jours, « possiblement ».


-         Le commandant et le bienheureux. Les yeux vissés sur le prisme d’un microscope. Ils semblent flics, enquêteurs. Que voit-on dans ce satané microscope ? De la laine ? Des cheveux ? Des boutons ? Des soucoupes ? Ou bien des soupières ? Il y a des trous en tout cas. Leur enquête s’étire sur un laps de temps très court, 24 heures durant lesquelles le machinisme, la technologie, sont mis en avant.

Bien sûr tout ce beau monde va se rencontrer en fin de pièce, je vous laisse deviner dans quelles circonstances. Une phrase de Matéi VISNIEC, préfacier de l’ouvrage, résume à elle seule le sentiment et le goût qui reste en bouche après la lecture : « On sent, en lisant ces textes, qu’ils sont aussi l’expression d’une démarche poétique dont on ne détient pas toutes les clefs. Il y a une grande tradition de la poésie et de la fable philosophique dans la littérature persane et iranienne. Comme si la poésie avait le rôle de combler justement le non-dit, l’espace où il n’est pas permis ou tout simplement pas possible d’adopter un discours direct ou une touche critique ».

Oui les clefs n’appartiennent qu’à nous seuls, pour notre propre traduction de l’histoire, notre propre point de vue. Mais en revanche qu’est-ce qu’on rigole ! Des fragments font irrémédiablement penser à Samuel BECKETT, de l’absurde, du loufoque, du comique de situation mais aussi de répétition. On se gondole en expectorant des cas philosophiques tout en finesse et poésie : « Les cils sont une ombrelle pour les yeux, les yeux une sentinelle pour la tête, la tête un colonel pour le corps, le corps une citadelle pour le cœur, le cœur une chapelle pour l’amour et le jeu des amants ». Le fond est grave (une bombe va être trouvée, elle est active, le compte à rebours va commencer), non daté, non géolocalisé, l’imagination doit être au pouvoir. La force de cette pièce réside aussi dans sa forme : les trois dialogues ne cessent de s’entrecouper bien que visiblement ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. La chute nous prouvera le contraire.

Cette pièce est à la fois jubilatoire et pleine de questionnements extrêmement sérieux, puisqu’il est palpable que l’allégorie est ici en marche, comme pour éviter la censure, voire les interdictions. Chacun.e se fera sa propre opinion, et c’est aussi la magie de la poésie et du théâtre : faire en sorte de se positionner à titre individuel, faire fonctionner la boîte à méninges, rendre le lectorat actif et imaginatif. En ce sens, le but de cette pièce persane (traduite ici par Liliane ANJO) et sortie en France fin 2018 est parfaitement atteint.


(Warren Bismuth)

dimanche 3 mars 2019

Marie NDIAYE « Papa doit manger »


Papa revient chez lui après une très longue fuite, 10 ans que Maman le croit mort, alors elle s'est remariée. Avec Zelner. Couple recomposé, Papa ayant laissé trois filles. Forcément, entre celles qui ne connaissent pas Papa, Zelner pour qui il n'est pas le bienvenu, maman se sent désarmée et coupable, car à la simple vue de Papa, elle constate qu'elle possède encore de forts sentiments à son égard.

Seulement voilà : le fameux Papa est noir, bien noir, trop noir sans doute pour la famille de Maman qui ne l'a jamais accepté, et ce n'est pas son retour impromptu qui va changer la donne. Les Parents de Maman pour commencer, Tante Clémence ensuite, Tante José pour finir. Un noir. Non mais ça va pas ?? « Mon Dieu, elle l'aime, ce vilain nègre ! », « Qu'il crève, qu'il crève, cet homme effroyable », « Tu es peut-être de ces femmes qui aiment n'embrasser que ces peaux-là. Je préférerais mourir ». « Et cette odeur qu'ils ont tous ». Mais Dieu soit loué « Tes filles ont le teint assez clair, c'est une chance pour elles ».

Le racisme ordinaire, ignoblement banal, celui dont a été victime Papa toute sa vie, malgré ses enfants, sa femme (blanche il est vrai). Il revient mais rien n'a changé. Et puis il y a les lois, sur quel pied les filles doivent-elles danser ? « Maman ne doit rien à mon père. Elle a divorcé de lui (…). Maman n'a plus avec mon père aucune espèce de lien légal. Cependant ce lien existe encore et pour toujours entre lui et moi, sa fille (…), car si maman a pu cesser d'être la femme de mon père, nous ne pouvons cesser d'être ses enfants ». Quant à Zelner, le nouveau mari de Maman, il paraît perdu dans ses pensées, jusqu'à ce qu'un drame inattendu survienne…

Pièce de théâtre assourdissante en 11 courts chapitres – et non actes -, un texte puissant, fort, dur, charpenté, une baffe par page, un condensé brûlant, Marie NDIAYE met en scène le racisme, celui que les racistes ne voient pas tellement ils vivent avec depuis toujours, par « hérédité », par ignorance, comme un handicap à traîner pour la vie.

Pièce à la fois intimiste, revendicatrice, intelligente, elle dénonce sans trémolos ni haut-parleurs, sans slogans ni tracts, d'une manière posée et efficace pour un théâtre militant et profond, sorti aux Éditions de Minuit en 2003, moins de 100 pages, pas besoin de plus, remarquable exercice, chapeau bas !


(Warren Bismuth)

Sarah HAIDAR « Virgules en trombe »


Le temps de me recoiffer et je suis à vous. En effet, ce livre de l’auteure algérienne Sarah HAIDAR est une tempête sur (et sous) le crâne. Début des hostilités avec cet avertissement « À la littérature, sublime salope sans scrupules ». Cet OVNI littéraire est une polyphonie de monologues poétiques et violents. Une auteure publique, noire, alcoolique, « nègre » d’écrivains en mal d’inspiration conte ses blessures par allusions, hallucinations. Un employeur surnommé Chrysanthème, puis rencontre avec un homme, pédophile et assassin d’enfants. Séquence dégoût total.

Puis tout un peuple va faire écho à l’auteure publique, va prendre la parole, divination de la littérature, son poids, son influence, son pouvoir. Prendre le train en marche : « Je n’ai pas assisté à mon enfance », dans les bas-fonds infestés de rats, araignées, mites et autres cafards. Récit halluciné, violence encore, impitoyable. Sans l’écriture nous ne sommes rien. Avec elle, elle seule survivra, et encore. Le couple symbole du nihilisme : « La rencontre entre un homme et une femme se fait toujours dans la violence car elle n’est rien d’autre qu’une intrusion intolérable dans l’univers de l’autre, une atteinte à sa solitude, un viol, une humiliation. C’est sans doute pour cela qu’il me faut à présent vivre avec lui quelques minutes de rejet, une possibilité de recul, trouver le moyen d’anéantir ce festival de délicieux cauchemars que me font miroiter ses yeux et son rictus. Je suis, comme lui, au seuil de l’enfer ; nous hésitons ensemble à y accéder tout en sachant que ne pas le faire nous ferait retomber dans la même linéarité insupportable ».

Certains moments sont rudes, insoutenables, la torture d’enfants, par tous les bords, de toutes les manières. Oui mais l’auteure publique a publié un livre sur la pédophilie, les lecteurs s’en sont imprégnés, se sont pris au jeu. La limite du supportable n’existe plus. Les barrières sautent, dynamitage du seuil de tolérance.

Ce texte est d’une agressivité sans nom. Un extrait le résume bien mieux que je ne pourrais : « Des créatures improbables venaient peupler le visage d’une nouvelle vie, de la dégénérescence minable d’un texte provisoire. Avec elle, l’écriture était affranchie de ses lâches virgules et de ses minables suspensions car elle venait de découvrir son essence inconditionnelle : jamais de début ni de fin mais un éternel tournoiement autour du néant de riens et vérités fatales ».

Lucidité, voire inquiétude de l’auteure qui, dans un dialogue entre l’auteure publique du récit et son éditeur, imagine ceci :

« - Les textes ne vous plaisent-ils pas ?
- Pour qu’ils me plaisent, faudrait d’abord que je les comprenne ! Or, ce que vous m’avez balancé, ce n’est rien d’autre qu’un amas de charabia qui n’a du français que l’alphabet, et encore ! Qui va vous lire des immondices pareilles ? Vous étiez sous-effet quand vous les avez écrits ?
- À vrai dire, je n’en suis pas l’auteur ; je les ai trouvés dans un cimetière ».

Sarah HAIDAR, féministe libertaire, est comparée à LAUTRÉAMONT, mais il n’est pas interdit de penser au marquis de SADE, voire plus près de nous à Marcel MOREAU ou à certains textes sulfureux de Jacques CHESSEX.

Qu’on ne s’y trompe pas : derrière ces enchevêtrements d’images terrifiantes dans un univers presque gothique, c’est bien un hommage appuyé à la littérature dont il est ici question. Les mots claquent, errants abandonnés, orphelins, sans but. L’écriture y est très exigeante. C’est aussi une ode à la Terre, Dame souillée par l’humain et par ses dieux destructeurs. Une lecture qui laisse K.O., roman poésie (ou récit halluciné) écrit en 2013 et sorti fin 2018 en France chez les immanquables Éditions Libertalia.



(Warren Bismuth)