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mercredi 21 septembre 2022

Anton TCHEKHOV « Histoires trompeuses »

 


Ce petit recueil de sept nouvelles d’à peine 90 pages est un petit bijou d’humour et de délicatesse. Choix savamment pesé puisqu’il s’agit ici non seulement de nouvelles méconnues du grand Anton TCHEKHOV, mais de surcroît toutes animées du même thème plus ou moins diffus : Méfiez-vous des apparences !

Nouvelles écrites entre 1886 et 1889, elles nous montrent un TCHEKHOV facétieux, singulier, léger et faussement naïf, qui s’amuse à détourner temporairement l’attention de son lectorat pour le précipiter dans les dernières lignes vers une chute inattendue.

Dans ce recueil, nous allons tour à tour croiser un narrateur aux prises avec la peur, un vieil homme surgissant nuitamment dans un cimetière, une liste de visiteurs d’un conseiller d’Etat dont une signature mystérieuse revient régulièrement, un vent se faisant l’écho d’une déclaration d’amour, un voyageur par le train se croyant célèbre et vexé de ne jamais être reconnu, un mendiant à qui un bon samaritain propose des tâches rémunérées chez lui, enfin un prisonnier volontaire enfermé quinze années suite à un pari audacieux (et l’occasion pour TCHEKHOV de dénoncer la peine de mort).

Les deux premières nouvelles, gothiques, sont peut-être encore plus proches de celles de MAUPASSANT ayant trait au fantastique que toutes les autres de TCHEKHOV. Les deux écrivains, chacun fort de plusieurs centaines de contes et nouvelles, pouvaient être déjà comparés à bien des égards (stylistique, atmosphérique, d’une approche empathique ou moqueuse, mais se refusant à tout jugement de valeur), mais ici cette sororité paraît encore plus frappante.

Les cinq nouvelles suivantes passent du burlesque à l’inquiétude, d’un certain théâtre de boulevard à un climat plus intérieur, plus feutré, tout à la russe. Chaque chute est soignée, et si l’on rit c’est parfois avec une certaine culpabilité, tellement certains personnages, de par leur posture, leurs sentiments ou leurs pensées peuvent provoquer une sorte de pitié embarrassée au sein du lectorat.

Ce recueil savoureux est un plaisir de lecture. On y retrouve un TCHEKHOV pétillant et novateur, à la fois sobre et exubérant dans certains plans où il laisse agir en toute liberté son imagination débordante. 90 pages de pur bonheur, et cette joie de se gausser de ces situations grotesques ou tragiques. Sélection de grande qualité, traduite par Sophie BENECH, la directrice de ces mêmes éditions Interférences qui ne cessent de nous distiller à petites doses (voilà une maison qui ne fait pas dans la surenchère éditoriale !) des textes intelligents, audacieux car loin des chemins tout tracés. Les couvertures sont de toute beauté, et, vous l’aurez compris, le contenu inventif.

Ces mêmes éditions avaient sorti quelques jours avant la pandémie une biographie de TCHEKHOV par Korneï TCHOUKOVSKI. De ces mêmes éditions, je vous avais présenté il y a quelques mois l’excellent recueil de nouvelles « Faits divers » signées Léonid ANDREÏEV ainsi que plusieurs autres titres auparavant. Pour les puristes de TCHEKHOV, l’occasion de redécouvrir l’auteur par des textes originaux et assez loin de son travail habituel, pour les autres la chance de lire enfin cet écrivain par des nouvelles simples d’accès et véritablement jubilatoires. Recueil paru en début d’année dans la collection de domaine russe d’Interférences, il serait dommage de s’en priver.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 18 septembre 2022

Rick BASS « Le livre de Yaak »

 


Dans ce livre de 1996 sous-titré « Chronique du Montana » (2007 pour la traduction française), Rick BASS revient sur sa passion pour la vallée du Yaak tout en incorporant des éléments autobiographiques servant à comprendre cette tendresse infinie pour ce lieu rude et magique à la fois.

Dans les années 80, à 29 ans, l’auteur, accompagné de sa petite famille, décide de jeter son dévolu et de tracer son avenir sur cette vallée située au nord-ouest du Montana. Il abandonne son métier de géologue dans le Mississipi pour tenter la Grande Aventure.

Dans cet ouvrage, BASS dépeint la vallée de main de maître, avec des mots simples mais accrocheurs. Le Yaak souffre et BASS souffre avec lui, comme pour un ami proche menacé. Il fait part de la faune, riche en ce lieu : grizzlys (BASS leur a par ailleurs consacré un ouvrage, « les derniers grizzlys »), coyotes, cerfs vivent là, pas toujours en pleine sérénité, avec l’homme pour prédateur principal.

L’un des dangers imminents, enfant du capitalisme à outrance, est la déforestation. En connaisseur, BASS insiste sur ses méfaits, immédiats comme à plus long terme, méfaits qui pourraient entraîner tout simplement la mort de cette vallée. Il évoque les arbres et la relation presque charnelle qu’il entretient avec eux. Eux aussi courent à leur perte si l’on ne stoppe pas le massacre. Conscient pourtant qu’il faut abattre des arbres pour les besoins humains ainsi que pour une meilleure protection de l’écosystème (un mot qui lui tient particulièrement à cœur), il se dresse vivement contre les nombreux abus servant à monnayer une matière première et à raser des territoires entiers.

Une saison est particulièrement rigoureuse dans la vallée, et c’est bien sûr l’hiver : froid et intense. Si les routes ont fait leur apparition de manière diffuse au cours des décennies, les dernières années ont vu une intensification de la présence du bitume, piétinant par ailleurs les espaces sauvages. Ici, pas de téléphone, pas ou peu d’électricité (au moment où BASS écrit ces lignes, la situation évolue cependant), un quotidien poussant à jouer l’ermite au cœur des forêts. Le seul moyen de rester en contact avec le monde extérieur est le courrier postal, avec un passage cinq jours par semaine, même au plus froid de l’hiver, dans des conditions difficiles voire spectaculaires.

Rick BASS se permet un conseil afin de se déplacer plus sûrement dans le Yaak : prévoir toujours une tronçonneuse dans son véhicule. Les arbres sont en effet nombreux à s’échouer sur les routes et chemins (symptôme là encore de la déforestation). Malgré tous ces inconvénients, la vie est paisible si tant est que l’on aime la solitude et l’hostilité de la nature. Et puis il y a ces récompenses : BASS revient avec émotion sur une rencontre magique avec un coyote.

Quelques figures locales sont convoquées dans cette Chronique du Montana, notamment celle de la gérante d’une épicerie, lieu de vie où les habitants de la vallée se croisent, se parlent enfin, cette dame servant de maillon à la socialisation vient de décéder, la vallée est en émoi. Et que dire de ces deux masseuses de chevaux qui soulagent les maux des humains, toujours à l’écoute comme deux psychologues aguerries ? Portrait tendre et empli de reconnaissance.

Les incendies, drames devenus fléaux. Si bien sûr les incendies ont existé de tout temps et peuvent à leur manière endurcir, rajeunir et renforcer l’écosystème, leur multiplication et surtout leur ampleur sur les dernières années met la nature à rude épreuve et pourrait là encore la voir disparaître à plus ou moins long terme. L’homme est ici encore le principal coupable de l’étendue des dégâts.

Rick BASS est un militant pour la protection de la nature sauvage. Dans ce récit, il livre ses impressions d’homme révolté par l’accentuation des drames, émanant en partie de la déforestation. Ouvrage écrit avec le cœur et les tripes, passionnant et passionné, il est sorti en 2007 dans la somptueuse et nécessaire collection Nature Writing de chez Gallmeister. Le dernier chapitre de 2007 fut d’ailleurs rajouté pour cette édition. Traduit par Camille FORT-CANTONI, « Le livre de Yaak » fut réédité en poche dans la collection Totem en 2013. Toujours disponible, il est d’une ardente actualité.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 14 septembre 2022

Mina NAMOUS « Amour, extérieur nuit »

 


La narratrice et héroïne de ce roman se prénomme Sarah. Elle rencontre Karim à Alger, un homme habitant Paris, en visite en Algérie pour affaires. Le courant passe immédiatement entre eux, l’amourette se transforme en grande histoire passionnée. Les deux tourtereaux se revoient à Paris, puis à Londres, et bien sûr régulièrement à Alger la Blanche.

Seulement, Karim est marié. Non pas qu’il soit éperdu de sa femme, mais vous savez ce que c’est : l’habitude, la tendresse, le confort moral. Alors l’idylle entre Sarah et Karim se joue en sourdine, surtout lors de soirées où les deux amants se vouvoient pour ne pas trahir leur complicité.

Mais derrière cette façade, le personnage principal de ce premier roman sensible, nostalgique et sensuel s’appelle Alger. Déambulations dans la ville penchée vers la mer, descriptions de scènes de la vie quotidienne, photographies sur le vif de ses habitants. « Mais une autre séquence m’attend : c’est l’heure de la prière, et les hommes du quartier se dépêchent d’arriver à la mosquée. C’est mon moment préféré. Ils sont de tout genre, de tout âge. Leur seul point commun est ce tapis sous le bras et la direction vers la mosquée. Certains sont pressés et sautillent dans la rue, d’autres traînent le pied. L’air ennuyé ou jovial, ils se retrouvent au bout de la rue et continuent leur marche ensemble. Je les suis jusqu’à ce croisement. J’entends encore leurs voix, celles des petits garçons aussi, puis elles se perdent et je ne peux qu’imaginer ».

Alger, la capitale d’un pays frappé par la violence lors de la tristement célèbre décennie sanglante, que Sarah évoque par petites touches, sans jamais s’enfoncer dans le dédale des faits, atroces. Elle tente d’aimer Karim, malgré l’éloignement, malgré la bague au doigt, malgré l’épuisement. Karim est-il honnête ? Est-il amoureux ? Quittera-t-il sa femme ?

Phrases courtes et dynamiques, brefs chapitres contés au présent et donnant un rythme soutenu au récit, monologues interrogatifs ou confessions secrètes à la ville : « Ma pauvre Alger, nous en étions là », « Amour, extérieur nuit » est un premier roman efficace dans son écriture, son atmosphère, son décor imbriqué dans « Un monde « à la française » en apparence. Mais c’est l’Algérie en réalité, avec ses hommes tristes et espiègles, ses filles comme des caméléons, ses voix chaudes et ses rires en trombe ». Ce roman est le parcours cahoteux de deux personnes de la classe aisée de la population parvenant difficilement à assumer leur amour.

Mina NAMOUS réussit le pari de nous tenir en haleine jusqu’à la dernière page dans un roman empreint de mélancolie : « J’ouvre les fenêtres de la maison, j’aperçois la mer. Tout va mieux. Des photos de mes grands-parents sont encadrées sur les murs, quand ils étaient jeunes, tellement jeunes et beaux. Ils sont côte à côte. Une vieille armoire en verre est remplie de vaisselle et de souvenirs ».

« Amour, extérieur nuit » est la 7e publication d’une toute nouvelle maison d’édition, Dalva, d’après l’héroïne féministe de feu Jim HARRISON. Cette maison a pour but de mettre en avant des textes contemporains d’autrices faisant part de leur univers, leur vie, leur expérience de femmes. Le présent roman est sorti en tout début d’année, alors que Dalva n’avait qu’un peu plus de six mois d’existence. Je suis ému de vous présenter le travail de cette maison d’édition, dont je suis les publications depuis le premier jour (le clin d’œil à Jim HARRISON ne fut évidemment pas étranger à cet intérêt) et que je découvre enfin par un texte à la fois simple et empli d’images fortes. Dalva continue son chemin. Aujourd’hui 14 publications ont vu le jour, nous reparlerons bien entendu de cette maison dans un avenir assez proche.

https://www.editionsdalva.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 septembre 2022

Robert OLMSTEAD « Le voyage de Robey Childs »

 


À la demande de sa mère Mary, un adolescent de 14 ans, Robey Childs, se met en selle pour aller rejoindre son père, soldat de la guerre de Sécession. Et pourtant « Sa mère comprenait parfaitement qu’elle l’envoyait à la mort, mais elle ne pouvait pas ne pas l’envoyer. Et même s’il revenait vivant, elle ne se pardonnerait jamais d’avoir risqué la vie du fils pour sauver celle du père ».

Robey Childs traverse en partie les Etats-Unis en cette année 1863, vêtu d’une veste réversible, une couleur pour chaque camp adverse. Il fait des rencontres au gré du hasard, certaines bonnes d’autres mauvaises. Robert OLMSTEAD se plaît à décrire les paysages et la vie rurale alors en vigueur dans le pays. Quant au jeune Robey, il est fait prisonnier.

« Le voyage de Robey CHilds » est une épopée guerrière, sanglante, où un jeune homme est tout à coup confronté à l’inexorable : la haine, la mort, homme perdu au milieu des décombres, des cadavres, des gravats, de la terre qui agonise de tout ce sang versé. Roman taiseux dont les dialogues épars sont brefs. Ce roman est aussi un parcours initiatique sur fond de tragédie, un apprentissage brutal du passage à l’âge adulte.

Plus le roman avance, plus Robey fait face à des scènes insoutenables : « Des lambeaux de chair et de tissu restaient accrochés aux os et là où ils étaient entassés, il était difficile de les dénombrer. Il n’avait personne pour le guider à travers ces régions fantomatiques de l’horreur et comme il n’avait que de très vagues notions du nombre d’individus vivant sur terre, il lui sembla à cet instant que la moitié d’entre eux étaient morts et avaient été laissés sans sépulture. Leur odeur était comme un poison frais qui prenait possession du vent pour devenir le vent lui-même ».

OMSTEAD est particulièrement adroit dans les images qui frappent, nombreuses sont les scènes brèves qui pourtant restent en mémoire par leur originalité en partie due aux personnages les animant dans un décor décalé. Ce livre est une complainte pacifiste contre l’absurdité de la guerre. Mais Robey ne se prend-il pas au jeu de massacre ? Ne va-t-il pas devoir tuer pour rester vivant ? Va-t-il revoir son père ? Ce dernier sera-t-il un cadavre de plus dans cette tragédie sans nom ?

OLMSTEAD ne dresse aucune réflexion historique sur la guerre de Sécession, il se contente de dépeindre un jeune homme découvrant la folie humaine, un paysage meurtri par la guerre, car les éléments relatifs à la nature, même s’ils n’entrent pas activement dans l’histoire, sont nombreux et tendent peut-être à apaiser la tension. Sans être un roman de guerre, il est plutôt un constat dressé par les yeux d’un jeune garçon arpentant une terre sur laquelle viennent d’avoir lieu des drames, comme si la providence faisait que Robey ne devait pas participer à la boucherie mais la suivre et la subir inexorablement.

Roman aux accents poétiques, il est de facture simple et le scénario peu élaboré n’en ressort que plus charpenté. Paru en 2014 dans la collection Nature Writing de chez Gallmeister (même s’il est permis de se questionner sur sa présence dans cette collection-là), il se laisse déguster au calme et peut être vu comme un antidote à la barbarie, ici dans une traduction de François HAPPE. Réédité en version poche toujours chez Gallmeister fin 2021.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 7 septembre 2022

Kateřina ČUPOVA « R.U.R. Le soulèvement des robots »

 


À l’origine une pièce de théâtre choc, visionnaire et révolutionnaire de l’écrivain tchèque Karel ČAPEK en 1920. 2022, adaptation en bande dessinée par la tchèque Kateřina ČUPOVA.

Inutile de revenir sur la célèbre anecdote : lorsque ČAPEK écrit « R.U.R. » (pour Rossum’s Universal Robots »), il invente le mot « robot », « robota » signifiant « travail forcé » en tchèque (en fait c’est plus précisément son frère qui le lui souffle à l’oreille). Il imagine une société futuriste où l’homme, après avoir créé de ses propres mains des machines pouvant travailler à sa place, des outils sophistiqués de forme humaine, devient non seulement dépendant de son invention mais ne la contrôle plus et devient envahi et menacé d’extinction.

Les robots ont si bien été créés sur le modèle de l’humain qu’ils se parent de sentiments et d’émotions : ils veulent conquérir le monde et asservir l’homme son créateur. Texte drôlissime en même temps qu’effrayant, écrit – je le rappelle – près de 30 ans avant « 1984 » d’ORWELL (pourtant considéré comme l’une des bases premières de la science fiction sociétale visionnaire), « R.U.R. » est un exemple de perfection, même pour un lectorat rétif au format théâtral. Derrière ce scénario se cache le monstre du totalitarisme, ČAPEK alerte le monde sur le basculement politique à venir dans un texte d’une profonde intelligence et d’une immense inventivité.

Kateřina ČUPOVA s’empare du sujet pour un roman graphique qui reste dans l’esprit de la pièce : drôle, engagé, il n’est certes plus possible de lancer une alerte sur un fait majeur datant d’il y a un siècle, mais ce fait, elle le transmet, à la manière de son lointain compatriote, elle montre que ce texte est d’une implacable lucidité en même temps que d’une troublante actualité, la bête non seulement bouge encore mais reprend du service et même le pouvoir ici et là.

Les dessins peuvent rebuter au premier abord : couleurs chaleureuses sur fond simpliste, un peu enfantin, peu détaillé, avec peu d’expressions de visages notamment. Mais une fois ce fond domestiqué, les bulles puissantes nous rappellent parfaitement cette pièce indispensable, en ravive le message : rendre une société aseptisée, créer des robots esclaves pour libérer l’homme, qui pourtant devient à son tour esclave de son invention (ça a quand même tendance à nous rappeler de nombreuses situations de notre société actuelle). Désirer un perfectionnement par étapes, jusqu’à la folie, la prise d’un pouvoir tout puissant précédant de peu l’anéantissement.

« R.U.R. » est peut-être l’invention de la littérature de science fiction visionnaire, de mise en garde en un message diablement politique. Texte charnière au même titre que « Nous » du russe ZAMIATINE, il préfigure la société en gestation avec une remarquable acuité. Il ne peut être passé sous silence.

BD épaisse – plus de 200 pages – qui se lit à la fois tranquillement et en s’interrogeant sur le message qu’elle renferme, celui de Karel ČAPEK, humain parmi les humains, combattant l’autoritarisme jusqu’à son dernier souffle. Roman graphique conseillé pour les générations futures, au même titre que le texte original, pour éveiller les consciences, facile d’accès de par son universalité et son intemporalité. Cette BD vient de sortir chez Glénat, elle peut par exemple très bien s’offrir, pour une réflexion poussée en même temps que de l’amusement devant certaines scènes burlesques.

https://www.glenat.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 4 septembre 2022

Georges SIMENON « Maigret à Vichy »

 


Ce tome, « Maigret à Vichy », n’est bien sûr qu’un prétexte à cette chronique. Ponctuellement je rejoins le commissaire né de l’imagination de SIMENON, je lui fais des infidélités très souvent, plus rarement je l’abandonne durant plus d’une année. Mais il revient dans la même pièce que moi, comme un vieil amant, et cela fait 15 ans que ça dure. Enfin plutôt, que ça durait. En effet, c’est par ce « Maigret à Vichy » que l’aventure se termine dans mes lectures, que se clôt pour moi le cycle des enquêtes du commissaire. Je le confesse, je n’ai pas pris le chemin tout tracé qui m’aurait enjoint de lire tout dans l’ordre chronologique, pour la simple raison que lorsque j’ai repris, de manière active, les enquêtes en 2007, je ne pensais pas parvenir un jour à terme, à avoir lu tout l’univers qui met en scène le célèbre commissaire, je m’imaginais me contenter de grappiller ici et là quelques titres épars.

Bilan du personnage de Maigret : 75 romans, 29 nouvelles, mais aussi les cinq apparitions « proto-Maigret » au tout début des années 1930, cinq enquêtes où le commissaire est ébauché, mais qui ne figurent pas dans la série. Terminer une pareille expérience, c’est un peu comme perdre un membre de sa famille. 15 ans de cohabitation plus ou moins active, 15 ans que lui fume sa pipe et moi mon tabac en le lisant. J’en ai retenu beaucoup d’enseignements, notamment dans le travail psychologique minutieux opéré par SIMENON, et cette précision chirurgicale, comme maladive. J’en suis venu à observer mes semblables et leurs travers, et bien sûr de le regretter illico.

Pendant ces 15 ans, Maigret m’a séduit, jamais ennuyé, jamais je n’ai trouvé le temps long dans une description ou une conclusion d’enquête. Parfois certaines preuves ont pu me paraître un poil hâtives, du genre grosses ficelles que l’on cache derrière le décor. Mais toujours je me suis senti solidaire et plein de tendresse pour ce gros monsieur pataud et malhabile dans ses déplacements.

SIMENON, à qui un journaliste disait que « son » Maigret lui ressemblait de plus en plus, répliqua que c’était lui, SIMENON, qui se rapprochait de plus en plus du personnage qu’il avait créé. C’est le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à celui qui l’a rendu célèbre. Mais lui-même n’a-t-il pas rendu Maigret célèbre ?

Pourquoi terminer cette série par « Maigret à Vichy » ? Maigret a grandi à la campagne près de Moulins, dans le département de l’Allier, car oui, Maigret est auvergnat. Et cette enquête à Vichy, qui n’en est pas vraiment une pour lui en tant que commissaire (puisqu’il se trouve alors sur place avec sa femme pour suivre une cure de remise en forme dans les eaux thermales), est une sorte de retour aux sources, en tout cas à quelque 40 kilomètres seulement de son lieu de naissance.

« Maigret à Vichy » est original dans son scénario. Maigret n’est pas là pour poursuivre un tueur, mieux, il est avec sa femme, en amoureux, flânant dans les rues de la ville de Vichy, observant les autres curistes, comme par déformation professionnelle, lorsque l’une d’entre elle, une femme d’une cinquantaine d’années qu’il a déjà remarquée, est assassinée. C’est presque « par accident » qu’il prend part à l’enquête, durant laquelle d’ailleurs sa femme donne quelques pistes, ceci aussi est rare dans la saga. Le fond n’est jamais à sous-estimer chez Maigret, la trame est toujours complexe ou en tout cas solide et soignée. Ce tome ne fait pas exception à la règle. On se laisse comme toujours prendre au jeu avec allégresse et enthousiasme. Maigret est de ces personnages littéraires qui marquent longtemps. Certes, les nombreuses adaptations cinématographiques ou télévisées ont contribué à le rendre encore plus célèbre, mais il faut avoir lu ses enquêtes pour bien se rendre compte du travail méticuleux de l’auteur qui avance par touches minuscules sur le terrain avec Maigret, ne laissant rien au hasard, et surtout pas la météo du jour !

J’ai du mal à réaliser que je dis adieu à Maigret, alors je préfère un « au revoir » timide, peut-être reviendrai-je un jour ou l’autre vers lui, retendre ma main à sa grosse paluche. Je n’ai pas la prétention de pavoiser en connaisseur ès-Maigret, en spécialiste de la question. Mais sachez qu’au fil des décennies, le protagoniste principal évolue peu, que sa vie n’est jamais pleine d’aspérités, aussi ses enquêtes peuvent se lire dans le désordre. Quant au préférences dans le choix, c’est bien simple : aucun tome, aucune enquête ne m’ont paru creux ou invraisemblables, tout vaut le déplacement, même si à titre personnel et avec ce léger recul, les nouvelles m’ont laissé une très forte impression de par leur précision d’horloge suisse en seulement quelques pages, c’est sans doute vers elles que je retournerai en premier lieu si l’envie me vient subitement de renouer avec Maigret. Mais d’ici là, j’aurai peut-être relu « Maigret entre en scène », ce recueil désormais épuisé qui regroupe cinq enquêtes passées inaperçues, qui sont pourtant les racines mêmes du commissaire, celle où par de plus ou moins longues apparitions, il est présenté au lectorat de SIMENON. Si j’effectue le grand saut, je ne manquerai pas de vous en faire part. En attendant, vous pouvez vous plonger sans crainte dans cette série, je vous souhaite 15 années pleines de rencontres et de complicité.

(Warren Bismuth)

mercredi 31 août 2022

Doug PEACOCK « Marcher vers l’horizon »

 


Doug PEACOCK est une figure hors norme qui, après une expérience traumatisante à la guerre du Vietnam, est parti explorer les grands espaces – Etats-uniens surtout – méconnus de l’humain. Proche ami de Edward ABBEY, il fut son compagnon de randonnées longues et éprouvantes. Dans ce livre à multi facettes, il se dévoile sans fard.

Infirmier au Vietnam durant la guerre tristement célèbre, engagé volontaire dans les Bérets verts fin 1966 pour un an et demi (il restera écorché vif et hanté par cette période), il décide à son retour de se consacrer à la nature sauvage. En 1969, un an après son retour de l’enfer, il rencontre Edward ABBEY, militant éco-saboteur anarchiste lui aussi, de quinze ans son aîné, un ABBEY pour qui « Chacun de nous doit donner un sens à sa vie ».

PEACOCK va voir mourir ABBEY, il va même l’aider en ce sens, il fera partie de l’équipe de très proches qui l’enterreront, illégalement, en plein désert. Il pousse la pudeur jusqu’à ne pas dévoiler le lieu exact de l’inhumation, un vœu de son ami. ABBEY est en quelque sorte le héros malheureux de ce récit de vie, par ailleurs riche en thèmes et en réflexions. ABBEY a marqué PEACOCK à tout jamais, aussi ce dernier lui rend un hommage appuyé, en esquissant une biographie militante de l’écrivain révolutionnaire.

L’intelligence de PEACKOCK l’amène à ne pas tourner en rond, il glisse d’habiles et nombreux éléments autobiographiques. En outre, il connaît parfaitement la Nature, alors autant nous en faire profiter : longues tirades sur la faune, la flore, les espèces d’oiseaux qu’il observe, seul ou avec Edward, lors de ses longs périples, le voyage vire à l’encyclopédie, nécessaire pour comprendre le comportement humain. Comme ABBEY, PEACOCK se sent anarchiste, mais pas de cette image appartenant à l’imaginaire collectif. Lui, il est anar par son individualisme, son isolement, sa volonté de solitude, par son refus du progrès à tout prix, par son autonomie, par sa fusion avec la nature sauvage, à laquelle il s’identifie en la respectant au-delà du possible.

L’Histoire des Etats-Unis est abordée, notamment par le biais d’ancestrales tribus « indiennes », car PEACOCK est passionné par le mode de vie des Autochtones, il en dresse ici un portrait tendre, documenté. Et puis ce roman d’ABBEY, le premier, qu’il voit d’un mauvais œil, ce « Gang de la clé à molette », où le héros, Hayduke, est le double un poil maladroit et naïf d’un certain PEACOCK Doug jeune. Par ce livre, il découvre des traits de sa personnalité qu’il ignorait, même s’il sait pertinemment que ABBEY l’a volontairement forci, ce trait. Hayduke représente d’ailleurs pour PEACOCK le parfait crétin.

Miné par la vie, désillusionné, PEACOCK entreprend de longues marches pour combattre cet « état de stress post-traumatique officiellement reconnu, syndrome du vétéran, syndrome de déficit d’attention, syndrome de la Tourette marginal, tendance à la dépression, trouble de la personnalité borderline, plus un lourd passé d’alcoolique. Les types dans mon genre ne deviennent pas des maîtres zen ». Pour s’en persuader, il se rend au Népal. Plusieurs chapitres disséminés ici et là en font foi.

ABBEY, malade, et PEACOCK, le camarade à l’oreille attentive mais pas toujours en harmonie, dissertent sur le suicide. Bref moment intense : « Songer au suicide n’est pas la même chose que s’apprêter à le commettre. Ed avait les idées claires sur la question : il approuvait le suicide, même s’il déplorait les dommages collatéraux infligés au survivants ». C’est lorsqu’il se sent au plus mal que PEACOCK convoque la mémoire de ABBEY dans son esprit, c’est ABBEY qui, par sa force colossale, le fait avancer.

Descriptions des animaux (PEACOCK est un spécialiste hors compétition des grizzlys, voir son œuvre « Mes années grizzly »), des paysages à couper le souffle dans tous les sens du terme, de la flore, détails minéralogiques, point archéologiques (car PEACOCK, en athlète complet, est aussi archéologue à ses heures perdues). Ce bouquin est d’une variété et d’une force redoutables. Retour aux atrocités de la guerre, celles qui ont construit un PEACOCK à la fois combatif et fébrile, radical et sombre, qui ne parvient pas toujours à assumer sa vie de famille (dans ce livre, il revient sur son divorce). C’est un homme cabossé qui se présente devant les paysages majestueux de l’Utah, de l’Arizona, les canyons prodigieux, la terre non souillée par la présence humaine. Mieux que quiconque, il sait décrire ces paysages, une autre immense qualité de ce récit. Nous nous surprenons à chercher sur la toile les photos des montagnes, des canyons dont il nous entretient. Arrêt aux Roches rouges de l’Utah (alors qu’il est recherché par la police), à l’endroit même où ABBEY a rédigé « Désert solitaire ».

Il est évident que, pour la partie biographique de ABBEY, PEACOCK a voulu affiner particulièrement les derniers jours de son pote. Il les évoque avec tendresse et émotion, lui qui l’a suivi jusqu’à son dernier souffle, avant de l’enterrer (avec la dernière lettre qu’il lui a adressé). PEACOCK réalise l’amitié débordante et inestimable qu’il avait pour ABBEY une fois ce dernier mort. Dur avec lui-même, PEACOCK se veut lucide, sans violons ni guimauve. Il ne passe pas sous silence la maladie de son cher Ed, qui se savait condamné à court terme, et qui est allé jusqu’au bout de ses forces, dans un combat inégal et ô combien acharné, avant de s’éteindre au milieu du désert en 1989.

« Le gang de la clé à molette » de ABBEY (1975) fut un tournant dans la littérature engagée, se vendant à des dizaines de milliers d’exemplaires et influençant grandement la pensée écologiste (toujours vivante et active aujourd’hui), à la base de la création de l’association Earth First !

Ce texte époustouflant, vrai, est teinté de spiritualité, notamment lorsque PEACOCK découvre les pétroglyphes laissés par de lointains Autochtones, doté d’une puissante introspective et mâtiné de philosophie de vie centrée sur l’essentiel, totalement débarrassée du superflu. L’humilité tient une place prépondérante dans ce texte : « On est ici au cœur des terres sauvages et de la nature, on y est de tout son être. On n’a pas d’autre choix, en ce royaume, que de se fondre dans le flux ancestral de la vie. Ce n’est pas le genre d’endroit où l’on tient à loisir le journal de ses aventures et de son retour aux sources ».

En fin d’ouvrage, PEACOCK entreprend une longue marche en guise d’hommage, une randonnée que ABBEY n’a jadis jamais pu terminer. Il se remémore une fois de plus leur amitié indéfectible, ces deux rebelles évoluant presque main dans la main, ABBEY divorcé trois fois et grognon, ronchon, parvenu au bout du voyage. PEACOCK tourne les pages des carnets d’un ABBEY en fin de vie. Séquence émotion. Car son ami se dévoile, évoque la souffrance physique et la mort prochaine, plusieurs années avant qu’elle le terrasse.

Parallèlement, PEACOCK entreprend la lecture du dernier roman écrit par son vieil ami : « Le retour du gang », dans lequel réapparaît Hayduke, son double détesté. Il n’en confie pas un mot, comme pour pudiquement faire comprendre qu’il n’adhère pas à ce personnage.

Publié originellement chez Gallmeister en 2008 dans la somptueuse et malheureusement défunte collection « Nature writing » (à coup sûr l’une des plus belles et savoureuses collections jamais parues en France), ce récit s’intitulait « Une guerre dans la tête », titre peut-être pas si judicieux, vu que la guerre n’est pas si présente en ses pages, n’étant là que pour expliquer la suite, les troubles de la personnalité notamment. Cette réédition, en poche cette fois-ci dans la collection Totem, fraîchement sortie des presses, se nomme plus justement « Marcher vers l’horizon ». Inspiration directe à aller chercher du côté des carnets d’un certain Edward ABBEY qui écrivait : « TRISTE… CONDAMNÉ. Consumé dans l’autoflagellation. Amertume. Dégoût face au monde littéraire, politique, artistique. Ça me donne envie de marcher jusqu’à l’horizon, de trouver un canyon confortable, de m’allonger, de me recroqueviller, de disparaître… ».

À 80 ans, Doug PEACOCK continue à célébrer le souvenir de son vieux pote, son frangin. Deux personnages incontournables du nature writing Etats-Unien, deux esprits libres de cette nature. Ce témoignage possède une force quasi surhumaine, fait partie de ces récits de vie puissants et inoubliables, il est le porte-parole de deux vies de combats, parallèles et complémentaires. Et il nous fait regretter amèrement une fois de plus la disparition de cette collection incontournable de chez Gallmeister. Il est traduit par Camille FORT-CANTONI et se révèle un chef d’œuvre du genre. À découvrir entre deux livres de Edward ABBEY par exemple, par souci de complémentarité, il est à coup sûr l’une des rééditions fleuve de 2022.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)