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mercredi 6 septembre 2023

Joseph CONRAD « Le retour »

 


Une brève lettre de rupture, rapidement griffonnée, dans l’urgence. La femme d’Alvan Hervey, un aristocrate londonien respecté, est partie. Avec un journaliste. Après cinq ans de mariage, elle l’a quitté, lui, son mari, Hervey. Sans discussion, sans échange verbal, juste cette lettre. Hervey entre dans une introspection vertigineuse, se torture l’âme chez lui (chez eux), reprenant le cours des événements passés. Où a-t-il pu fauter ? N’est-ce pas plutôt elle qui vient de faire erreur en l’abandonnant à son sort ? Quand tout à coup des pas. Madame est de retour à la maison. Hervey est là, déstabilisé , désarmé. La confrontation peut commencer, elle sera sans concession.

Quelle nouvelle extraordinaire ! Écrite en 1898, elle nous fait découvrir un CONRAD méconnu dans une ambiance feutrée, intimiste d’une maison bourgeoise, sans témoins, juste deux protagonistes qui naviguent entre colère, incompréhension et rejet de la culpabilité sur l’autre. Le couple Hervey est passé au crible, y’a-t-il eu un élément déclencheur pour que la femme décide de partir ? Et maintenant qu’elle est revenue, restera-t-elle ? À quel prix ? Le couple pourra-t-il renouer avec son passé afin de préparer sereinement l’avenir ? Hervey avait finir par espérer un accident, un incident définitif : « Si encore elle était morte ! Il en vint à envier une aussi respectable perte, si dénuée de toute maladresse que son meilleur ami même ou son pire ennemi ne pourrait en éprouver la moindre satisfaction. Personne ne s’en fut soucier ». Car dans ce monde, dans cette société coincée, bourgeoise, influente, on évolue au sein du « Qu’en dira-t-on ? ».

« Le retour » est une nouvelle exemplaire par sa structure, ses réflexions psychologiques ainsi que sa chute. Elle pénètre au tréfonds de l’âme humaine, l’analyse avec rigueur, froideur, la dissèque, sans cris, sans esbrouffe. Monologue écorché se dirigeant vers un dialogue de sourds, un reflet des pensées intimes des protagonistes, mais non dévoilées entièrement, comme suspendues au-dessus de leurs têtes. Nous sommes proches du chef d’oeuvre, alors que c’est pourtant l’un des tout premiers récits de CONRAD.

Il est rare de parcourir un texte aussi court et pourtant aussi étouffant, aussi cloisonné, aussi hermétique à toute respiration, ils nous rend prisonnier dans la demeure des deux acteurs sortis de l‘imagination de CONRAD, sans espoir de trouver la porte de sortie, il nous rend témoins en même temps que voyeurs par obligation, il nous attache sans fioritures à un pilier en nous forçant à garder les yeux ouverts, mais surtout les oreilles afin de mieux entendre ce dialogue violent, plein d’amertume. Tantôt l’un, tantôt l’autre des époux, prend l’avantage sur le conjoint, l’adversaire devrais-je dire, jusqu’à une sorte de jeu sordide et malsain.

Ce qui est fascinant dans cette nouvelle, est ce qu’elle a peut-être engendré. Par son atmosphère, par son agencement même, elle semble résumer à l’avance toutes les trames des romans durs que SIMENON écrira entre les années 1930 et 1972. SIMENON était un admirateur de CONRAD. Cette nouvelle est terriblement, vertigineusement « proto-Simenonienne », écrite plus de 30 ans avant le premier « roman dur » de SIMENON. Elle est comme la racine stricte, pure et envoûtante de l’œuvre future d’un autre romancier majeur qui semble avoir puisé la sève de son univers dans ces quelques dizaines de pages. Tout fan de SIMENON se doit de lire cette nouvelle. Mais au-delà de cet aspect tout subjectif et presque cavalier, reste l’esprit novateur. Le texte de CONRAD semble ne pas appartenir à la fin du XIXe siècle, pourrait même paraître contemporain sans rougir, sans sonner faux ni suranné, grâce à sa modernité de style, de structure et de sujet, c’est une autre force a posteriori de cette nouvelle, peut-être l’une des plus belles qui m’ait été permis de lire.

CONRAD a souvent été un peu hâtivement rangé du côté des romanciers maritimes, « Le retour » montre tout le contraire, et pour tout dire une facette tout aussi séduisante (peut-être plus) d’une œuvre protéiforme. Cette nouvelle est régulièrement réédités, la dernière en date vient de paraître à la République des Lettres, toujours dans la traduction de George-Jean AUBRY qui continue à faire autorité dans l’œuvre de CONRAD. CONRAD nous a quittés il y aura 100 ans dans quelques mois, Des Livres Rances est déjà sur le pont pour participer à cette commémoration, l’année 2024 sera agrémentée de lectures de Joseph CONRAD, ce dont je me réjouis.

(Warren Bismuth)

1 commentaire:

  1. Effectivement, je n'aurais jamais songé à citer Conrad (typhon, Le nègre du Narcisse, Lord Jim, ...) pour un "thème bourgois" sur une histoire de couple... Je note la référence, merci!
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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