Curieux livre de 2022, ni roman, ni biographie, ni vraiment documentaire, simplement sous-titré « Investigations » et traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, il prend pour point de départ trois petites minutes de l’Histoire politico-littéraire, trois malheureuses minutes : un coup de téléphone de Staline au romancier poète Boris Pasternak en juin 1934. Trois minutes que l’auteur va analyser tant et plus, tant les versions de témoignages sont nombreuses – il en a dénombré treize – et parfois contradictoires.
Pourquoi Staline appelle Pasternak ? Pour l’entretenir du poète Ossip Mandelstam qui vient d’être arrêté par les autorités soviétiques. Qu’a répondu Pasternak ? Mais surtout que signifie exactement ce qu’il a bien pu répondre ? Quel est son point de vue sur cette arrestation ? Kadaré s’est documenté (il a lui-même vécu en Russie et la littérature de ce pays l’a toujours fasciné) afin de nous livrer les différentes versions des faits.
Parallèlement s’immiscent des écrivains albanais (nationalité de l’auteur), eux aussi persécutés par leur régime, Kadaré (décédé il y a quelques mois) dévoilant sa propre expérience dans les années 1990. Ce sont les pages peut-être les plus maladroites du récit. S’il est aisé de comprendre que Kadaré vient ici comparer les destins d’auteurs albanais à ceux d’auteurs russes, on ne saisit pas toujours bien clairement le vrai but affiché. Surtout, les propos semblent tomber comme des cheveux dans une soupe. Pourtant les références sont nombreuses et le lectorat se passionne pour cette vie artistique soviétique, y croise les grands noms de sa littérature d’alors : Maxime Gorki, Anna Akhmatova (qui livre par ailleurs l’une des treize versions du coup de fil, étant une amie à la fois de Pasternak et de Mandelstam), Marina Tsvétaïeva, Alexandre Blok, Vladimir Maïakovski ou encore Mikhaïl Cholokhov le futur mystérieux Prix Nobel de Littérature. Ce Prix que Pasternak sera forcé de refuser en 1958 pour des raisons éminemment politiques.
Ce livre nous permet, si nous en doutions encore, de constater à quel point la littérature a toujours été prise au sérieux par le pouvoir en Russie (ou en U.R.S.S.), qu’elle est une influence majeure sur la pensée du peuple. Ainsi elle est muselée, condamnée depuis des siècles. Le récit d’ailleurs ne se prive pas de convoquer la figure d’Alexandre Pouchkine, pourtant mort depuis un siècle quand éclate l’affaire de ce coup de téléphone. Il nous plonge aussi dans les drames au sommet de l’Etat, notamment le suicide de Nadejda, la deuxième femme de Staline en 1932, ou encore le déni de littérature dont faisait preuve Lénine.
« Disputes au sommet » revient aussi sur les poètes dans le collimateur du pouvoir tout puissant, qui tentent de s’exonérer en écrivant des vers à la gloire de Joseph Staline, ainsi cette « Ode à Staline » de… Mandelstam, celui-là même qui fut arrêté en 1934 pour quelques mots contre le tyran dans son « Épigramme contre Staline » mots qui, indirectement, provoqueront sa mort fin 1938.
Une phrase de Kadaré sur l’atmosphère à Moscou en ces temps de complots, de fantasmes, pourrait pourtant en partie résumer l’ouvrage : « Le chaos régnait de plus en plus. Les mots devenaient confus, les pensées d’autant plus, sans parler des événements eux-mêmes ». Car il n’est pas toujours aisé de rassembler ses billes dans ce magma. Pourquoi Kadaré amorce les rapports politiques entre U.R.S.S. et Albanie, avant de les abandonner subitement ? Même réflexion sur le sort des écrivains albanais dans leur propre pays ? Pourquoi insiste-t-il sur les rumeurs « people », sur ce « qui couche avec qui ? » dont il semble mettre un point d’honneur ? Tout comme il semble être dérangé en pleine écriture (c’est du moins la sensation que l’on peut avoir à la lecture), tant le propos est parfois décousu, une idée restant en suspens avant d’être subitement chassée par une autre. Ainsi ces deux Prix Nobel, l’un accepté, l’autre pas, dont il ne développe en aucun cas le contexte, et où pour tout dire il était attendu un développement autre.
Attention, ce livre n’est pas un naufrage, nombre d’éléments majeurs de la littérature russe du XXe siècle surnagent. Il nous présente certains écrivains dans leur intimité avant de les laisser subitement dans leur appartement, seuls. Certaines pages sont passionnantes, éclairantes, magnifiques, mais d’autres…
Il faut à coup sûr être féru de littérature russe pour achever un tel livre. Il aurait pu être un moment formidable de lecture, il ne devient que de beaux instants épisodiques noyés dans des séquences dispensables. Le comble est qu’il n’étanche pas la soif. Kadaré propose, impose des questionnements, sans jamais y répondre. Outre qu’il joue avec nos nerfs, ce qui est, reconnaissons-le, de bonne guerre pour un écrivain, il pourrait bien s’être lui-même pris dans le piège qu’il nous a tendus. Ce sous-titre « Investigations » paraît un costard un peu trop grand sur les épaules de son bonhomme qui n’est pas loin de le faire endosser à Pasternak sur la mort de Mandelstam… Qui doit être triste ce soir…
(Warren
Bismuth)
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