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dimanche 8 décembre 2024

Patrice THIBAUDEAUX « L’usine nuit et jour, journal d’un intérimaire »

 

Cette lecture s’inscrit dans le cadre du challenge annuel 2024 du blog Book’ing  : « Lire sur les mondes ouvriers et le monde du travail » dont voici le lien récapitulatif de l’année (et merci à Ingrid !) :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Ce documentaire témoignage sur le terrain possède sa propre histoire : les chroniques rédigées entre février et juin 2012 et représentant la première partie du présent volume, les « Nuits d’usine », ont été publiées sous forme de brochure anonyme intitulée « Nuits d’usine, carnets d’un intérimaire » chez Echanges et Mouvement la même année. C’est ensuite que l’auteur sera contacté pour que cette brochure se transforme en livre. Aussi seront rajoutés ultérieurement des chapitres dans la même veine que ces « Nuits d’usine », qui vont finir par constituer le présent volume paru en 2016 aux éditions Plein Chant, collection Voix d’en Bas.

Patrice Thibaudeaux (pseudonyme) raconte dans ce journal son expérience au sein d’une usine de galvanoplastie forte de plus de 200 ouvriers (aucune femme) dans une petite ville française très rurale, Saint Broc (nom imaginaire lui aussi). Si l’auteur a déjà usé son corps et son mental dans cette usine entre 1988 et 1993, ce sont ces contrats successifs de 2012, lorsqu’il décida de rejoindre cette industrie, dont il va nous entretenir dans la première partie.

Patrice a rejoint à nouveau l’équipe fin 2011, mais ce n’est que trois mois plus tard qu’il commence à rédiger ses impressions sur son travail de nuit quotidien. Car l’usine en question exécute les « 3x8 », c’est-à-dire trois équipes qui se succèdent pendant 24 heures, tous les jours. L’auteur a une famille à nourrir, il décide donc de travailler de nuit, c’est mieux payé, et puis en implicite quoique jamais clairement exposé, c’est toujours plus confortable de bosser sans l’œil des patrons aux abois, car même si certains sont présents la nuit, il sont moins envahissants. Car celui qui parle, en plus d’être un (très bon) ouvrier, est aussi un anarchiste et anarcho-syndicaliste comme nous pourrons le vérifier tout au long de l’ouvrage.


Ce journal est écrit à chaud, lorsque l’intérimaire rentre chez lui le matin vers 6 heures après sa nuit de labeur, c’est dire si le texte est bouillant et nous plonge au cœur de « son » équipe. Après une présentation à la fois physique et psychologique des collègues qui vont entrer en piste tout au long de ce cahier, l’auteur dépeint toutes les tâches du quotidien, nuit après nuit, mais aussi les disputes, les incidents, l’état physique comme mental des ouvriers. Et bien sûr l’omniprésence de l’alcool, véritable fléau dans l’usine.

L’entraide, pourtant dans l’ADN du prolétariat, semble se faire peu à peu la malle, l’individualisme, l’égoïsme, le chacun pour soi gagne du terrain. Ne généralisons pas cependant : l’auteur et quelques-uns de ses camarades font tourner la solidarité à plein régime, au jour le jour, comme une condition naturelle de la classe ouvrière. Il y reviendra ponctuellement tout au long du récit.

Les partenaires changent souvent, les intérimaires défilent au gré de la demande, les boîtes d’intérim pas toujours dans les clous exploitent le travailleur déjà ultra précaire. Bref, rien de neuf sous le soleil, mais tout de même… Le travail peut être dangereux puisque la matière principale utilisée est le fer, coupant, lourd, froid, parfois humide, et les bains à plusieurs centaines de degrés. La fatigue et (parfois) l’alcool aidant, les prises de tête sont nombreuses, certaines hostilités s’installent pour un temps plus ou moins long, alors que sont organisées ces réunions sécurité toutes les six semaines, totalement inutiles selon Patrice, car menées par des cadres qui n’ont de fait pas travaillé une seule heure de leur vie en usine. Nous sommes dans la théorie la plus fumeuse. Pour la mise en pratique, les pilotes de réunions sont bien sûr absents.

Dégradation du bâtiment, intérimaires toujours renouvelés, tout ceci entraîne une fatigue générale, sans compter les conditions météorologiques parfois épouvantables (une grande partie du hangar dans lequel travaillent les ouvriers est à ciel ouvert ou sans porte protectrice contre le vent, la pluie ou le froid). Les pauses repas sont courtes, une demi-heure, se font au pas de charge, entre deux coups de tenailles. Les tenailles, parlons-en ! Patrice s’en fait faucher une sur le lieu de travail (« Putain d’usine !! »), comme ça pour rien, son outil de travail dérobé, évaporé. Et cette attente incessante de l’arrivée du week-end, avant le retour à ce que Patrice appelle « Galvano Goulag » non sans humour. 


Ce que l’auteur dénonce aussi dans ce véritable pamphlet prolétarien, ce sont les traitements des intérimaires par leur employeur, c’est-à-dire l’agence d’intérim : « Début de nuit plutôt désagréable. Juste avant la prise de mon poste, je croise des intérimaires de l’équipe de l’après-midi. L’un d’entre eux m’apprend que lui et quatre autres collègues terminent leur mission à 20 h. Ils ont été prévenus vers 17h30 (au casse-croûte) par leur boîte d’intérim. Donc cinq intérimaires apprennent qu’ils sont éjectés au milieu de la semaine moins de trois heures avant la fin de leur journée ».

Ces chroniques sont rythmées par l’actualité d’alors : l’élection de François Hollande ou le lynchage d’un grand ponte de EDF par exemple. Rythmées, elles le sont aussi par les « gueules » des protagonistes, du gouailleur au cœur tendre en passant par le tire-au-flanc (pourtant grande gueule) ou par le syndicaliste sans oublier l’alcool, encore et toujours, qui détruit des vies. Certains ouvriers arrivent sur poste tenant à peine debout, incapables de travailler correctement malgré la dangerosité. Patrice, lui, accumule les heures supplémentaires le week-end. Travailler pour croûter. Mais s’épuiser. D’ailleurs, « Parfois je passe mon tour, je passe suffisamment de temps dans cette taule ».

Des discussions autour de la victoire de François Hollande en 2012, voici ce qui en résulte : « Je constate que, malgré toutes les conneries sur le compte de la classe ouvrière, celle-ci reste, du moins dans cette usine, fondamentalement hostile à la droite en général et à la droite libérale en particulier, et penche à gauche pour la plupart. Elle en a assez de payer pour les riches, les parasites, d’être éternellement ponctionnée et jetée à la poubelle pour finir ». Quoique parcimonieuses, les analyses politiques de l’auteur sont en cohérence avec sa vision de la société, lui l’anar toujours prêt à aider un camarade en difficulté.

La suite du livre est de la même couleur, le noir, teinté de rouge toutefois. Ce sont les retours à l’usine après des périodes brèves de fins de mission, ce sont les mêmes décors, les mêmes tâches pénibles à accomplir au quotidien. À ce propos, Patrice Thibaudeaux, en grand pédagogue, prend du temps pour expliquer les travaux sur site, détaille les différents postes, sans relâche, accompagne même ses propos de petits croquis très parlants. Le volume est augmenté d’extraits de lettres de Patrice à son futur éditeur, toujours sur le thème de l’usine, du prolétariat, de la guerre des classes. Ce sera son expérience en 2015, les chantages de la direction après des accidents du travail, les nouveaux intérimaires toujours plus nombreux, plus jeunes et peut-être plus désabusés. Ce sont aussi les nouvelles tragiques, les camarades morts sur la route, malades, usés. Et cette solidarité qui ne dit plus son nom : « Merde, chez les ouvriers, on s’épaule, on s’entraide, on ne regarde pas un camarade en train de crever à forcer, à peiner, sans réagir, cela, non ! ».

« L’usine nuit et jour » est un cri de révolte, un constat alarmant ainsi qu’un cri du cœur car tout n’est pas encore perdu selon l’auteur, même si la notion de sacrifice, pourtant jamais évoquée, n’est pas loin. « Qu’est-ce qu’il faut pas faire pour gagner sa vie !... ». Le volume se clôt sur un texte rédigé au tout début des années 90 et publié originellement dix ans plus tard dans la revue « L’idée ouvrière ». S’ensuit un lexique technique sur le jargon utilisé par les ouvriers de cette usine. Un bouquin 100 % prolétarien, 100 % lutte des classes.

Et vous savez quoi ? Cet auteur, caché ici derrière son pseudo, je l’ai très bien connu durant quasiment toute la décennie des 90’s, il fut un ami proche. Nous nous sommes hélas perdus de vue il y a 25 ans, je le regrette, cet homme est l’un de ceux qui m’ont permis de réfléchir sur la vie et sur ses valeurs, tout en m’inculquant une forte dose d’Histoire (des pays d’Europe de l’est notamment), celle des prolétaires bien sûr, des anarchistes à l’évidence, mais pas seulement. Un type comme, en fin de compte, on en rencontre peu, et on mesure aux souvenirs combien ils furent précieux, notamment par le biais d’un excellent fanzine historique, anarcho-punk et prolétarien qu’il publiait à la même époque. Aussi je suis fier de présenter le présent livre, même s’il fut écrit il y a près de 10 ans (je n’ai appris à la fois son existence et l’identité de son auteur que très récemment, merci Lara !). Ce livre est le témoignage d’une vie par le cœur et l’âme d’un anarchiste « pur et pur » aux valeurs formidablement développées. Il est toujours disponible chez l’éditeur, alors commandez-le, il est une pièce usinée à lui seul ! il est le reflet d’une classe ouvrière méprisée, il en est un témoignage capital, sans jeu de mots !

http://www.pleinchant.fr/

 (Warren Bismuth)



2 commentaires:

  1. Encore une proposition aussi atypique qu'intéressante... A trois semaines de la fin de l'activité, je peux déjà dire que tu auras été l'un des participants les plus actifs, un grand merci !

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    1. Merci pour ton excellent travail et hâte de connaître le thème de 2025 !

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