Recherche

vendredi 27 décembre 2024

Sergueï ESSENINE « La confession d’un voyou »

 


Sergueï Essenine (1895-1925), poète russe à la destinée (« forcément ») tragique, était fils de paysans. Dans le premier des deux recueils de poèmes que contient ce livre, c’est à ses propres racines qu’il rend un hommage sans ambiguïté. « La confession d’un voyou » est celle d’un jeune homme éduqué dans un milieu rural, qui fut aussi un nomade, un vagabond. Ses poèmes sont faits pour être chantés, en tout cas selon leur auteur.

Des poèmes en vers libres, puissants, où le personnage principal est la nature, qui est par ailleurs souvent personnifiée, mieux : « animalisée ». « Chanson du pain » est en ce sens un modèle du genre. Les blés y sont vus comme des hommes auxquels on coupe la tête avant de les coucher sur un corbillard afin d’organiser leurs funérailles. Mais ces images sont nombreuses en ces pages, comme l’est le rapport qu’entretient Essenine avec les animaux, se comptant parmi eux, étant leur égal : « Sœurs chiennes, frères chiens, / Je suis, comme vous, persécuté par les hommes. / Je n’ai besoin ni des navires des cavales / Ni des voiles des corbeaux. / Si la faim des murs en ruines / Doit m’empoigner par les cheveux, / Je mangerai la moitié de ma jambe / Et je vous jetterai l’autre à sucer. / Je ne suivrai nulle part les hommes, / Je crèverai plutôt avec vous, / Que ramasser une pierre de la terre aimée / Pour la jeter sur le fou le plus proche ».

Car Essenine, pourtant conscient d’être un poète hors normes, ne se pare pas d’un esprit de perfection. Il est empreint d’humilité devant les beautés et la force de la nature, des arbres surtout, des bouleaux. Il est leur porte-parole, ainsi que celui de la ruralité, alors que les vaches sont préparées pour rejoindre un abattoir. Puis vient la vieillesse (mort à 30 ans, Essenine ne l’a pas connue), celle des hommes, la nature restant jeune et sans cesse ressuscitant au rythme des saisons.

L’enfance est remémorée en des peintures foisonnantes et sensibles : « J’aime ma terre, /Je l’aime immensément, / Bien qu’elle ait la tristesse des saules rouillés. / La gueule immonde des porcs me plaît ; / La voix sonore des crapauds / Dans la tranquillité nocturne. / Je suis malade de souvenirs d’enfance. / Je rêve de l’humidité des soirs d’avril. On dirait que notre érable s’accroupit / Pour se chauffer au brasier de l’aube ». Nostalgie d’un monde ? D’un âge ? D’un univers ?

Ces vers sont de grande beauté, dans un monde où l’homme s’oublie, rend hommage à ce qu’il sait être au-dessus de lui : la Terre et tout ce qu’elle contient de richesses. Quant à Essenine, s’il est poète, il aurait pu prendre cependant, selon lui, une autre tangente : « Si je n’étais pas poète / Je serais bandit ou voleur ».

Autre salle autre ambiance pour le second poème « Pougatcheff », poème historique également en vers libres mais présenté comme une pièce théâtrale. Il met en scène Emilien Pougatcheff, qui lança une révolte paysanne contre le régime impérial de Catherine II de Russie entre 1773 et 1775. L’Histoire est parfois facétieuse : pour rappel et en résumé, Catherine II fut mariée en 1745 à Pierre qui deviendra l’empereur Pierre III début 1762. Environ six mois après le mariage, sa propre femme, la future Catherine II, organise un coup d’Etat contre lui. Quelques semaines plus tard, Pierre III est assassiné dans des circonstances troublantes (comme c’est souvent le cas en Russie, y compris de nos jours). Il n’en faut pas plus à Emilien Pougatcheff pour se revendiquer comme étant Pierre III, survivant du coup d’Etat et prêt à rendre la monnaie de la pièce (de théâtre).

Dans ce poème/théâtre éloquent, divers protagonistes de la révolte paysanne prennent la parole. C’est ainsi que Essenine livre une épopée originale et puissante de ces deux ans d’Histoire, sur fond de famine, de Cosaques, de Kalmouks et d’images purement guerrières : « Vous êtes un sûr et solide bouclier ! / Mais moi-même jusqu’au nombril / Je suis nourri de vengeance et de révolte. /Le goudron aigre, comme du pus, / S’écoule goutte à goutte / Des côtes déchirées des maisons. / Demain, dans la nuit, je courrai comme un loup / À la recherche de chair humaine pour la ronger. / Il est vrai, il est vrai, il est vrai, / Si tu ne bouffes pas toi-même, on te bouffera ». Et ainsi va ce terrible poème, jusqu’à l’exécution de Pougatcheff. On peut noter que cet épisode de la longue histoire russe a notamment été relaté par Alexandre Pouchkine, qui s’en est emparé, dans « Histoire de la révolte de Pougatchev » (1834) ainsi que dans le bien plus célèbre « La fille du capitaine » (1836).

Ayant été écrit en Russie en 1921 dans un pays et en une période où il était difficile pour les artistes de s’exprimer librement, peut-il toutefois être vu comme une allégorie de la révolution d’octobre 1917 ? Rien n’est moins sûr, mais je me plais à penser que Essenine ait voulu, au travers d’un vieil événement russe mettant en scène une confrontation entre paysans et pouvoir, dénoncer un régime qui venait de se mettre en place moins de quatre ans plus tôt.

Sergueï Essenine est un artiste à part dans la longue tradition des poètes russe du XXe siècle. Fils de paysans, militant dans des milieux révolutionnaires ouvriers, peu en phase avec l’intelligentsia russe jusqu’en 1915, individualiste, amoureux de la nature plus que des hommes, il se marie pourtant avec la célèbre danseuse Isadora Duncan en 1922, qu’il quitte l’année suivante. Usé par l’alcoolisme et la dépression, il se suicide en décembre 1925 après avoir écrit un poème avec son propre sang. Le suicide tend pourtant aujourd’hui à être remis en question, le visage du poète trahissant de nombreux coups. Quoi qu’il en soit, c’est bien en « qualité » de suicidé que Essenine a traversé l’histoire littéraire. Un vibrant hommage lui fut même rendu par Jim Harrison dans son recueil de poèmes « Lettres à Essenine » qui est bien évidemment à se procurer.

« La confession d’un voyou » est l’un de ces livres rares, ceux d’un poète légendaire autant par sa vie que par son destin, qui pourtant est boudé de nos jours. Essenine fait partie des grands poètes du XXe siècle russe, aux côtés des Anna Akhmatova, Vladimir Maïakovski (qui lui dédia un superbe poème), Ossip Mandelstam, Marina Tsvétaïeva, Boris Pasternak et tant d’autres. Néanmoins il reste bien ce poète du peuple, du prolétariat, ce qui lui confère un statut unique. Ce recueil est sorti en 2012 aux superbes éditions suisses L’âge d’Homme, collection Archipel Slave.

https://www.lagedhomme.com/

 (Warren Bismuth)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire