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dimanche 31 décembre 2023

Coups de cœur Des Livres Rances 2023

 


L’heure du traditionnel bilan a enfin sonné, comme un passage obligé. En fait, non, pas obligé, souhaité. L’année 2023 m’a vu le nez plongé dans des livres de manière quasi compulsive, tel un refuge contre le monde extérieur (moche). En parallèle de ce désormais palmarès des coups de cœur des publications de l’année en cours, je me suis volontairement et en partie seulement enfermé dans ce que j’appelle mes cycles de décompression, un auteur que je prends et ne quitte plus pendant un temps plus ou moins long, en tout cas un temps jamais défini à l’avance.

En 2023, j’ai continué les enquêtes du shérif Longmire de Craig JOHNSON (chez Gallmeister), une série-cocon qui permet de reprendre de l’énergie, de moins penser et de s’amuser tout en apprenant. Comme chaque année depuis plus de seize ans, j’ai continué à avancer dans ma quête de l’œuvre de Georges SIMENON (je doute que je puisse en voir un jour la fin tant elle est énorme, mais l’exploration se poursuit), et cette année plus de dix romans durs m’ont accompagné. Mais deux évènements de lecture ont en partie rythmé la seconde partie de mon année : l’intégrale des nouvelles de Joseph CONRAD (centenaire de sa disparition en cette année 2024), et ce monde qui s’est (ré)ouvert à moi en plus de 1500 pages, une expérience unique et éblouissante, avec ce désir de n’en plus finir, d’aller jusqu’à la dernière ligne, et en redemander, relire quelques nouvelles. Une rencontre extraordinaire. Tout comme celle du « Cycle des bas-fonds » de Jim TULLY, porte-parole des miséreux des Etats-Unis aux débuts du XXe siècle, et lui-même vagabond durant sept années de sa vie. Les cinq tomes du cycle furent avalés quasi d’un trait, à la suite, sans voir le temps passer, une prodigieuse aventure sans foi ni loi.

J’ai encore raté mon pari, celui de moins écrire sur le blog en cette année. J’ai de nouveau publié une centaine d’articles (plus de 730 références étant désormais en ligne depuis 2017), je suis conscient que c’est beaucoup trop et que mon lectorat risque de se noyer. Promis, cette année j’essaie de faire mieux, c’est-à-dire moins, en me concentrant sur des séries en cours, ou des auteurs bien précis. Je sais que je proposerai chaque volet du cycle de Jim TULLY (le tout est déjà rédigé), ainsi qu’une double commémoration de centenaire : les disparitions de Joseph CONRAD et Franz KAFKA en 1924, à quelques semaines d’intervalle. Et bien sûr je continuerai à participer mensuellement au challenge « Les classiques c’est fantastique » dont vous avez peut-être intégré les règles fixées, un défi qui me tient particulièrement à coeur.

Si beaucoup de « vieilles » lectures m’ont marqué, j’ai pourtant trouvé le temps de lire des parutions de 2023, avec ces émotions toutes personnelles et je vous dévoile enfin cette liste coups de cœur des livres sortis en 2023, ceux qui m’auront procuré de la joie et/ou de l’émotion, simplement mais sincèrement. Des ouvrages qui auront attisé ma révolte, mon intérêt, ma curiosité. Voici le palmarès de l’année 2023 (pour des titres publiés la même année, j’insiste bien !), par ordre d’apparition sur le blog. J’espère que la superstition ne fait pas partie de vos attributions, car ce sont bien treize (oui, 13 !) publications qui sont ici concernées.

Le dessin lumineux en tête de cet article est signé LN, il me va droit au (coup de) cœur, immense gratitude. Je remercie ici chaleureusement les auteurices, les éditeurices qui m’ont fait confiance, m’ont soutenu indéfectiblement et ont trouvé un quelconque intérêt à mon travail, qui lui donnent du sens. Elles et ils se reconnaîtront. Sans eux je ne suis rien.

**** Coups de cœur 2023 ***

Doug PEACOCK « Itinéraire d’un éco-guerrier » Editions Gallmeister



https://deslivresrances.blogspot.com/2023/04/doug-peacock-itineraire-dun-eco-guerrier.html

 

Victoria YAKUBOVA « Chez moi » Editions L’espace d’un Instant

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/04/victoria-yakubova-chez-moi.html

 

Evguéni TCHIRIKOV « Les juifs » Editions Mesures

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/05/evgueni-tchirikov-les-juifs.html

 

Veronika BOUTINOVA « L’homme qui flotte dans ma tête » Editions Le ver à Soie

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/05/veronika-boutinova-lhomme-qui-flotte.html

 

Erri DE LUCA « Itinéraires – Œuvres choisies » Editions Gallimard

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/07/erri-de-luca-itineraires-uvres-choisies.html

 

Vassili GROSSMAN « Tout passe » Réédition Calmann-Levy

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/06/vassili-grossman-tout-passe.html


Marcel NADJARY « Sonderkommando » Editions Signes et Balises

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/08/marcel-nadjary-sonderkommando.html

 

Joseph CONRAD « Le retour » Réédition La République des Lettres

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/09/joseph-conrad-le-retour.html

 

Catherine LITIQUE « Le Pair » Editions Le Réalgar

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/09/catherine-litique-le-pair.html

 

Jospeh ANDRAS « Nûdem Durak – Sur la terre du KURIDSTAN » Editions Ici bas

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/10/joseph-andras-nudem-durak-sur-la-terre.html

 

Elsa DORLIN, Jean-Pierre SAINTON & Mathieu RIGOUSTE

« Guadeloupe mai 67 » Editions Libertalia

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/10/elsa-dorlin-guadeloupe-mai-67.html

 

Ali COBBY ECKERMANN « Ruby Moonlight » Editions Au Vent des Îles


 

https://deslivresrances.blogspot.com/2023/10/ali-cobby-eckermann-ruby-moonlight.html

 

Danielle BASSEZ « Le même et l’autre » Cheyne éditeur

 


https://deslivresrances.blogspot.com/2023/10/danielle-bassez-le-meme-et-lautre.html

Sur ce, prenez soin de vous et des vôtres, l’aventure continue.

 (Warren Bismuth)

mercredi 27 décembre 2023

Jean MALAQUAIS « Le gaffeur »

 


L’année 2023 se termine par ce beau défi des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé toujours impeccablement par Moka et Fanny, une plongée dans le monde de la S.F., dystopie ou mondes parallèles. Des Livres Rances a décidé de mettre à l’honneur un auteur oublié, jean MALAQUAIS, et son roman « Le gaffeur » de 1953.

Pierre Javelin, la trentaine entamée, est un employé modèle à l’institut national pour la beauté et l’esthétique dans la Cité (la ville n’est jamais nommée), et marié depuis deux ans à Catherine. Une vie rangée et paisible. Jusqu’à des coups de fil intempestifs d’un inconnu au bureau de Catherine, qui prévient son mari. Et c’est ainsi que tout bascule.

Javelin rentre chez lui le soir même mais s’aperçoit que son appartement est occupé par un couple qui prétend l’habiter. Le décor a changé, rien ne reste de l’agencement que Javelin a quitté au matin. Il croit tout d’abord à une farce (son employeur vient de l’augmenter et Catherine aurait pu avoir l’idée d’organiser une petite fête), mais bientôt il déchante. « Dans une pièce que je ne connaissais pas, sous une suspension que je voyais pour la première fois, mon assortiment de pots et de flacons s’alignait au complet sur une table à laquelle je n’avais jamais mangé ».

Dans ce roman riche et copieux, l’anti-héros va affronter une bureaucratie toute kafkaïenne afin de prouver son identité, va se cogner à des tas de personnages énigmatiques, froids et distants, et ne va pas tarder à douter de sa propre existence dans un cadre austère fait de bâtiments et quartiers labyrinthiques. Dans une ville où toute liberté a disparu, où chaque citoyen est épié, où chaque mot peut être retenu contre vous, il faut faire preuve de vigilance. Javelin tente de remonter sa propre histoire tout en se heurtant à un autoritarisme masqué. « Il n’y avait plus de rois, pas même pour les cartes à jouer ». Le voilà parti en quête de sa femme Catherine, pour le meilleur et pour le pire.

L’environnement se fait de plus en plus glacial et sans âme. « On ne voyait pas le bout de la vaste salle. Très longs, très nombreux, des bancs de bois sans dossier la traversaient dans le sens de la largeur. Plutôt surélevés du côté où on les abordait – même il fallait prendre son élan pour s’y hisser -, ils allaient s’abaissant de la droite vers la gauche, dans la direction d’une série de portes latérales qui donnaient accès aux bureaux. Après avoir rempli les questionnaires d’usage, laissé ses empreintes digitales sur une fiche appropriée et reçu un numéro d’ordre, on était admis dans la salle où l’on s’installait en haut des bancs, jeunes et sveltes d’une croupade, vieux et obèses avec l’assistance de leurs concitoyens ». Mais MALAQUAIS en profite pour aborder la vie sous un prisme philosophique, fait de questionnements qui ne trouvent pas toujours une réponse.

Dans un univers de démence, MALAQUAIS crée un monde parallèle qui ressemble pourtant au nôtre au sortir de la seconde guerre mondiale. Car « Le gaffeur » a été écrit entre 1949 et 1953 et dépeint une société totalitaire par le biais d’une seule ville. Il est même visionnaire par ses écrans omniprésents et la sophistication technologique. Il est difficile de ne pas ranger « Le gaffeur » aux côtés de KAFKA (« Le château » et « Le procès) et du « 1984 » d’ORWELL. Là où il se distingue pourtant, c’est dans l’atmosphère. Malgré ce climat étouffant, cloisonné et aseptisé, imperméable à toute influence extérieure, l’écriture est pleine d’humour voire de désinvolture, les scènes sont décalées et narrées sur un ton humoristique, rappelant le rire du condamné, l’énergie du désespoir, un désespoir à son comble jusqu’à la chute finale, la descente aux enfers.

MALAQUAIS est né juif polonais en 1908. Arrivé en France en 1926, il va apprendre la langue, jusqu’à écrire en français. Il fait partie de ces combattants de l’ombre, des révolutionnaires de la littérature, par le style et les convictions. Par sa rareté aussi. Car s’il est décédé en 1998 à 90 ans, il ne laisse derrière lui que trois romans, « Le gaffeur » est son dernier. Il parut d’abord en 1953, puis en 2001, c’est en 2016 que les éditions L’échappée proposent cette réédition superbe dans leur formidable collection Lampe-Tempête. La police de caractères en est étrangement de couleur verte. Si le titre du roman pourrait laisser penser à une immense farce, il n’en est rien, car en argot « gaffer » signifie « surveiller », comme l’est ce Javelin. La préface est signée Sebastián CORTÈS, la postface Geneviève NAKACH. « Le gaffeur » est de ces livres qui auraient dû devenir incontournables, parmi les classiques des classiques, il n’en fut rien. Et c’est peut-être pour cela qu’il faut le lire. Il n’a rien à envier à ces illustres titres toujours encensés.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)



dimanche 24 décembre 2023

Joseph CONRAD « Le compagnon secret » et « La ligne d’ombre »

 


Ce mois-ci, pour le challenge « Les classiques c’est fantastique », les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores nous proposent un thème fort mystérieux : « SF, dystopies et mondes parallèles ». Il se trouve que j’ai lu récemment deux nouvelles de Joseph CONRAD (dont nous allons commémorer le centenaire de la mort dans quelques jours) empreintes de gothique et de doutes. Cette chronique sera donc double.

Aussi traduit sous le titre « L’hôte secret » (que je lui préfère personnellement) et sous-titré « Un épisode de la côte », « Le compagnon secret » fut écrit en 1909. CONRAD utilise les ingrédients suivants : gothique, inquiétude, scènes possiblement empreintes d’un souffle fantastique, surnaturel, mais de manière des plus novatrices.

Un navire à l’arrêt dans le golfe de Siam. Le narrateur, 27 ans, le commande depuis 15 jours. Aussi, il ne connaît ni le bateau ni son équipage, lorsqu’il s’aperçoit, le soir venu, que l’échelle d’accès n’est pas remontée. Tentant de la tirer à lui, il sent le poids d’un homme accroché à celle-ci. Est-il mort, agonisant ou bien vivant ?

« Mais je distinguai tout de suite quelque chose d’allongé et de pâle qui flottait contre l’échelle. Avant même que j’eusse pu former une conjecture, un léger éclair phosphorescent qui sembla émaner soudain du corps nu d’un homme passa sur l’eau endormie, comme se joue, fugitif et silencieux, un éclair d’été dans un ciel nocturne. La révélation d’une paire de pieds, de longues jambes, d’un large dos livide, immergé jusqu’au cou dans une lueur verdâtre, cadavérique, me coupa la respiration. Une main, à fleur d’eau, demeurait accrochée au dernier barreau de l’échelle. Je le voyais complet, moins la tête. Un cadavre décapité ! ».

L’homme est bien vivant, entier, et monte à bord du bateau. Il s’appelle Leggatt et a tué quelqu’un. Très vite ce Leggatt, affublé du pyjama du narrateur, fait office de double. « Il me semblait, dans la nuit, me trouver en face de ma propre image reflétée dans les profondeurs d’un sombre et immense miroir ». Leggatt est entraîné dans la cabine du capitaine-narrateur, un face à face s’amorce, avant celui entre le narrateur et le capitaine du Sephora, le bateau sur lequel Leggatt a tué un homme, et qu’il recherche…

Le thème du double avait déjà été fort développé dans le roman « Le double » de DOSTOÏEVSKI en 1846. Ici CONRAD l’endosse d’un costume effrayant, gothique, venteux, moite et poisseux, à lire en noir et blanc. Fascinant.

« La ligne d’ombre » : fascinant est aussi ce texte. Pour cette longue nouvelle de 1915 écrite six ans après « Le compagnon secret », CONRAD avait tout d’abord pressenti le titre « Premier commandement ». Le titre final, « La ligne d’ombre », est propice à toutes les suppositions. Pour CONRAD cependant, cette ligne représente la fin de la jeunesse, et cet horizon obscur où se trouve quelque part l’âge adulte.

Le narrateur est un jeune marin qui décide d’abandonner son poste sur un vapeur quelque part en Extrême-Orient, son désir étant de rentrer chez lui en Europe. Mais un poste de commandement est vacant sur le vapeur Mélita. Précédé d’une bonne réputation, ce narrateur se propose de remplacer le capitaine récemment décédé à bord puis jeté à la mer, un capitaine dont l’étrange passion était de jouer du violon sur le pont.

Le poste de second sur le vapeur Mélita est occupé par un certain Burns, les rapports sont immédiatement tendus et conflictuels entre le narrateur et Burns, d’autant qu’au décès du capitaine, Burns fut brièvement et par intérim le patron. Seulement, Burns tombe très malade, il pourrait s’agir d’une maladie contagieuse pour tout l’équipage du bateau. Le vapeur doit pourtant appareiller. CONRAD incorpore les mêmes ingrédients que « Le compagnon secret », du fantastique gothique par sa silhouette, alors que si l’on creuse un peu plus en profondeur, on réalise avec stupéfaction que le texte est tout ce qu’il y a de raisonnable et cartésien.

La maladie se propage à bord tandis que l’ombre du défunt capitaine semble planer sur le bateau et même « dans » la mer, effrayant Burns qui voit le mort en vrai revenant, un peu partout dans ses accès de fièvre, l’air pourrait être ensorcelé et la crainte de l’avènement d’une terrible vengeance post-mortem du disparu est palpable. « Mais vous ne pensez pas que je vais croire qu’un mort ait le pouvoir de détraquer la météorologie de cette partie du monde. Quoique, à vrai dire, elle semble complètement détraquée. Les brises de terre et de mer se rompent. On ne peut pas s’y fier cinq minutes de suite ».

« La ligne d’ombre » est un texte ouvert, pouvant être lu à différents niveaux. Tout d’abord il y a, comme très souvent chez CONRAD, la rivalité entre deux hommes (ici marins), l’ambition de chaque côté, mais ici l’action se présente également sous forme d’une énigme de forme gothique. CONRAD semble s’amuser à dépeindre un univers digne des romans d’épouvante des débuts du XIXe siècle, climat effrayant peuplé de fantômes, de silhouettes éparses, de peur. Je pense à ces scènes où l’île fictive de Koh-Ring ne cesse d’être en vue, comme si le bateau faisait du surplace, restait aimanté au fond de l’eau par une divinité quelconque. Sans oublier cette quinine, le médicament sensé sauver tout l’équipage, « plus précieuse que l’or », et dont les flacons se brisent au sol. Et bien sûr le mort, nulle part, propulsé dans la mer, et pourtant partout, comme en embuscade, sur un bateau qui « devient un navire sans équipage ». Mais attention, lu attentivement, le texte est tout ce qu’il y a de plus rationnel, ce qui le rend saisissant : CONRAD joue avec l’atmosphère, montrant qu’il peut suggérer une histoire quasi à l’opposé de ce qu’elle est vraiment.

La frayeur est ici contagieuse, non seulement du côté des marins, mais le lectorat lui-même cherche à garder le cap dans un texte qu’il sait pourtant cartésien, alors que son imagination s’en va irrémédiablement chercher des réponses dans un monde parallèle, comme pour l’expérience de « Le compagnon secret ». CONRAD réussit à nous faire douter, sans rien nous montrer, rien qu’en suggérant qu’une autre lecture de son texte est possible, qu’elle ne peut se terminer au premier degré, qu’il y a une face cachée et que c’est à nous de la débusquer. Le récit semble soudain passer sous notre responsabilité. Pour tout ceci, « La ligne d’ombre » est une vraie réussite, car la perte de la jeunesse vue par CONRAD ne peut laisser indemne, les séquelles vont être douloureuses, dans une perte de lucidité, d’action raisonnée.

« Le compagnon secret » et « la ligne d’ombre » sont en quelque sorte complémentaires par leur ambiance fantastique et pourtant terre-à-terre lorsque l’on s’attarde un peu sur les textes. Ils sont originaux dans un univers de CONRAD pourtant sans cesse renouvelé (c’est la grande force de l’écrivain), ils transforment le vrai en une sorte d’un autre possible, une fois la réalité déformée par une atmosphère faussement surréaliste.

(Warren Bismuth)





mercredi 20 décembre 2023

Laurent CACHARD « Aurelia Kreit – Les jardins d’Ellington »

 


En 2019, Laurent CACHARD faisait paraître l’ample roman « Aurelia Kreit » chez Le Réalgar. Quatre ans plus tard, il lui offre une suite chez le même éditeur, même format. Nous retrouvons la famille Kreit et ses proches, cette fois-ci au cœur de la tourmente de la première guerre mondiale en France, tout d’abord du côté de Lyon, mais il y a beaucoup de mouvements dans cette fresque historique et familiale.

Ce récit dresse en parallèle le destin d’une famille ukrainienne et celui de l’Europe avec les enjeux et les combats de la première boucherie. Aurelia, 16 ans, y est ambulancière et, comme ses proches amies d’infirmeries, voit l’indicible. Mais ce qui se trame en fond, c’est un désir d’une autre vie pour ses compatriotes alors sous le joug de la Russie (l’actualité récente montre d’ailleurs que le monde tend à bégayer).

Attendez-vous à croiser des personnages à profusion, les fictifs comme les « vrais », ceux qui ont écrit l’Histoire, y ont participé. Le roman est une description lente, minutieuse et documentée de l’état de l’Europe au début du XXe siècle, les velléités de la Russie et les relations internationales, brûlantes, le tout mené par une écriture classique et précise. Le quotidien en marge du front pour ces ambulancières admirables est scruté, parsemé de détails et termes techniques sur leurs tâches. D’autres termes, militaires, viennent aussi s’inviter comme pour mieux comprendre par quoi les hommes sont massacrés et quelles en sont les séquelles à court ou long terme.

Comme d’autres, les ambulancières sont débordées, éreintées, des bâtiments sont réquisitionnés afin d’entasser des blessés, certains presque morts. D’ailleurs, la faucheuse semble rôder à chaque page. Et pour Aurelia, l’objectif est tout d’abord de retrouver son frère Igor, perdu quelque part dans un pays encore inconnu, la France. Mais c’est aussi et surtout pour cette famille la quête d’une identité, car c’est bien ce sujet qui domine l’intrigue. « Elle avait été tour à tour l’Ukrainienne, la Russe pour les Turcs, l’Autrichienne pour les Français et la Française pour les Allemands ». Recherche des racines, et pour Aurelia volonté de reconstitution du parcours familial, qu’elle méconnaît.

Après Lyon, l’action se déplace à Mulhouse dans une Alsace convoitée par deux pays frontaliers, enjeu de taille, un combat dans le combat. Et pour Aurelia un choix Cornélien s’impose : tuer son frère Igor pour se sauver elle-même, dans une allégorie de la terre qu’elle foule alors. Le texte revient sur les racines de la famille Kreit, notamment par l’ombre, fugace mais omniprésente, du poète ukrainien Taras CHEVTCHENKO. « Ça ne tenait à rien, une nationalité ». Il en est pourtant tout autre pour Aurelia.

Abondant en menus détails, ce roman est une fresque historique, ample dans le nombre de ses personnages et de leur histoire intime ou commune comme dans leurs déplacements. Il développe un plan de roman de guerre, faisant se côtoyer personnages ayant existé et participé « sur le terrain » à l’époque, et ceux, les héros purement fictifs, sortis de l’imagination de l’auteur, peut-être dans une volonté de réécrire TOLSTOÏ au XXIe siècle (les initiales de l’héroïne de Laurent CACHARD sont les mêmes que celles de Anna Karénine), même si le roman est avant tout français.

Quoi qu’il en soit, après être passé par Étretat, l’action se focalise sur La Courtine, un camp perdu au cœur de la Creuse, renfermant des soldats russes, rouges comme blancs, qui ne vont pas tarder à se mutiner. C’est peut-être l’événement le plus vibrant de cette épopée guerrière, son point culminant car il en est le ciment : des soldats russes combattant en France rattrapés par la politique contemporaine de leur pays à l’autre bout du continent. C’est juste après cet épisode que se clôt ce deuxième volume, en septembre 1917, alors que le destin de la Russie s’apprête à être bouleversé, quelques semaines plus tard, par LÉNINE et le parti bolchevique…

Le roman se referme sur un poème de février 1917 signé Sergeï IVANOV, après une longue aventure périlleuse toute en rebondissements et secrets familiaux et internationaux, intimes comme politiques. La grande histoire rejoint la petite, dans une perpétuelle quête de l’identité, une recherche des racines, familiales comme culturelles. Ce livre forme un diptyque avec son grand frère de 2019, mais ils peuvent toutefois être lus séparément. Il vient de paraître aux éditions Le Réalgar.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 décembre 2023

James CRUMLEY « Le dernier baiser »

 


Après avoir créé le détective Milo Milodragovitch dans « Fausse piste » (en 1975), James CRUMLEY, au risque de perturber son lectorat, se lance en 1978 dans l’élaboration d’une seconde série en parallèle, mettant une fois encore en scène un détective privé, C.W. Sughrue.

La recette est assez similaire à celle de la série déjà mentionnée, Sughrue étant un détective désabusé qui picole pus que de raison dans un pays, les Etats-Unis, en proie à tous les abus, dans des quartiers suintant la déliquescence, l’alcool, la dope et les coups bas. Sughrue est un ancien du Vietnam, célibataire endurci dont la mission principale est de retrouver des fugueurs. Ainsi, à la demande d’une certaine Rosie, tenancière de bistrot, il prend en filature l’écrivain Trahearne. Et dès l’entame, tout le talent de CRUMLEY éclabousse. Par un premier chapitre d’anthologie dans un bar, avec une baston mémorable et des dialogues somptueux, il plante le décor. Cette scène est le mur porteur de la suite du roman. Parallèlement, la fille de Rosie, Betty Sue, a disparu depuis 10 ans, à l’âge de 17 ans. Et il se pourrait fortement qu’elle ait mal tourné. Rosie engage Sughrue pour la rechercher.

Sughrue démarre ses investigations, flanqué de Trahearne et de son bulldog amateur de bière, Fireball. Et bien sûr, CRUMLEY étant ce qu’il est, l’enquête va déraper, des scènes folles vont se succéder à un rythme effréné, et il va bien nous falloir les doigts de chaque main pour compter les morts. De communautés hippies en magnats du cinéma pornographique et de femmes pulpeuses ou usées, c’est tout l’underground étatsunien des 70’s que Sughrue va rencontrer en interrogeant celles et ceux qui ont connu Betty Sue. Il va remonter le temps bien malgré lui, par le biais de témoins à gueules cassées, des épaves ou de simples accidentés de la vie, la galerie des personnages est impressionnante. Et en partie lucide, pas comme ses protagonistes.

CRUMELY règne en maître dans l’exercice d’équilibriste, entre le devoir de contrôler son scénario, mais aussi le besoin de convoquer les paumés de son pays et celui de désamorcer certaines scènes par un enchaînement sur une poésie impressionniste de toute beauté. Sans compter son émotivité, celle qui fait jaillir des séquences bouleversantes, jouées par des personnages auxquels il n’est pas difficile de s’attacher, par leur parcours cahoteux, par leur décision d’évoluer en marge de la société, dans un esprit communautaire où « Tout le monde était ensemble avec toute le monde (…). Vous savez, histoire de démolir le concept de propriété privée et de possession individuelle. Qu’est-ce que ça peut foutre, hein, quand on prend assez de drogue, ça a l’air cool ».

Des éléments autobiographiques viennent se planquer au milieu du vice, suivis de scènes de grande émotion, tout ceci dans un milieu fait d’intimidations, de mensonges et de bluff. CRUMLEY est assez singulier dans son approche littéraire à la fois bordélique, excessive, cradingue et poétique, entièrement maîtrisée et diablement lucide sur la société étasunienne. Quant à la chute, elle est aux petits oignons, ce qui ne gâche rien dans un univers de polar.

Mais pourquoi donc avoir créé deux détectives privés à peu près similaires, et à peu près en même temps, évoluant dans des milieux pas tellement différents ? En vérité je n’en sais foutrement rien. Mais la facétie de CRUMLEY peut sans doute avoir été poussée jusqu’à les inventer de conserve pour les faire se rencontrer ensuite et enquêter ensemble. Ce sera le cas dans « Les serpents de la frontière », volume unique faisant partie à la fois de la série Milo Milodragovitch et de celle de C.W. Sughrue, tome 3 pour chacune d’elle. La farce est complète. Et forcément nous reviendrons sur ce volet-croisement tant il paraît fascinant dans sa construction littéraire.

Dans la présente édition de 2017 chez Gallmeister, la publication intègre de magnifiques illustrations en noir et blanc de Thierry MURAT. Gallmeister vient d’ailleurs de terminer les traductions - celles de Jacques MAILHOS - de ces deux séries de 4 tomes chacune, par l’ultime enquête de Sughrue, « Folie douce ». Deux séries qu’il faut explorer à la fois pour leurs excès et leur esthétisme littéraire.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 10 décembre 2023

Georges SIMENON « L’homme au petit chien »

 


Je lis encore souvent SIMENON, mais je ne fais état que de peu de ces lectures sur le blog pour ne pas surcharger les propos. Cependant, de temps à autre, un de ses ouvrages me semblant plus nécessaire apparaît sur le blog. C’est le cas pour « L’homme au petit chien ».

Roman écrit en 1963, il dépeint un homme, Félix Allard, au seuil de la cinquantaine et par ailleurs narrateur du récit conté en partie au présent, détails intéressants quand on sait que SIMENON a souvent employé pour ses romans la troisième personne dans un temps passé. Le « je » au temps présent renforce un peu plus l’intrigue, la rend immédiate, actuelle, et c’est peut-être un atout supplémentaire de l’œuvre (je pense aussi à « En cas de malheur » qui utilise la même structure, mais ce n’est pas le seul).

Félix Allard est commis dans une librairie parisienne tenue par la vieille madame Annelet, de plus en plus impotente. Dans un monologue intérieur puissant et précis, il se souvient du temps passé et prend des notes dans un cahier bleu (le second sera jaune), comme dans un carnet intime. Allard est toujours accompagné de son chien de cirque, Bib. Tout d’abord, c’est par l’entremise de bribes de conversations avec sa patronne que nous découvrons la parcours du commis, puis peu à peu, celui-ci se livre, s’auto-analyse. Nous apprenons soudain qu’il a été emprisonné par le passé (nous ne connaîtrons les circonstances qu’à la toute fin du récit). Allard a été marié (il l’est toujours puisque le divorce n’a jamais été prononcé) et père de deux enfants.

C’est à sa sortie de prison qu’il a décroché son emploi actuel. À ses heures perdues et de loin, il espionne sa femme Anne-Marie et ses enfants, avec qui il a vécu six ans, dans leur quartier. Seulement, huit ans après sa sortie de prison, son passé le rattrape, comme une gifle en pleine figure. Il est temps de faire le bilan de sa vie.

Allard fut un homme jaloux, possessif, dominant. Aujourd’hui il paraît indifférent à tout, au bonheur comme à la souffrance. Même la seconde guerre mondiale ne l’a pas tellement bouleversé (on pourrait y voir une sorte de début d’autobiographie). Sonne l’heure des reproches, il n’a pas été tendre ni tolérant avec ses proches.

« L’homme au petit chien » me semble un roman important dans la gigantesque œuvre de SIMENON. Il pourrait être une sorte de résumé succinct de celle-ci. On y voit « L’homme nu » cher à l’auteur, dans une analyse psychologique vertigineuse. Il balaie des décennies entières du XXe siècle alors que la plupart des romans se contentent généralement d’exister dans un temps donné, souvent celui où ils furent créés. Mais ce roman est aussi celui du regret, de ce que le narrateur n’a pas osé faire dans son existence. Comme souvent chez SIMENON, le personnage se sent seul, oublié. Et ici ce n’est que la présence de son petit chien qui le raccroche à la vie, qui tempère le climat étouffant.

Ce roman est impressionnant dans sa structure narrative, dans ses va-et-vient entre passé et présent, dans ses pensées intimes sur le futur, dans ses seconds rôles, d’anciennes connaissances, qui entrent soudain en scène et donnent une épaisseur à l’action, d’autant qu’ils prennent rapidement une part active à l’intrigue, cruciale même. Ce texte est celui d’un homme blessé, désenchanté, qui n’attend plus grand-chose de la vie, jusqu’à la toute dernière page, une coupure de journal dans la rubrique « faits divers » qui vient clore le drame.

Il n’est peut-être pas nécessaire de lire les 117 « romans durs » de l’œuvre de SIMENON écrits sous son propre nom, mais celui-ci restitue à merveille tout l’univers du romancier. Si vous n’avez jamais lu SIMENON, il peut être intéressant de commence par celui-ci pour bien vous familiariser avec cette atmosphère unique et terriblement addictive.

« Pour une femme, je suis un ancien mari, pour une jeune fille et un jeune homme, un père dont ils se souviennent à peine et de qui on ne doit pas parler ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 6 décembre 2023

Jim TULLY « Les assoiffés »

 


« Les assoiffés » de 1928 est le cinquième livre de Jim TULLY (1886-1947) ainsi que le troisième du Cycle des bas-fonds (après « Vagabonds d’une vie » en 1924 et « Circus parade » en 1927, avant « Ombres d’hommes » en 1930 et « Du sang sur la lune », ultime tome du cycle en 1931). L’auteur dénote dans le monde littéraire : pauvre, miséreux, ancien vagabond, il ne s’encombre pas d’un esthétisme stylistique, mais raconte la vraie vie avec les vrais mots de la rue, des errants. Et du style, croyez-moi, malgré lui il en a !

Dans ce tome il fait la part belle à sa famille, tout particulièrement à la figure de son grand-père adoré, Hughie, immigré irlandais arrivé dans l’Ohio au milieu du XIXe siècle et sorte de prince de la cuite et du bas peuple. Aidé par les souvenirs de sa sœur aînée Virginia, TULLY dépeint le parcours de la famille en Irlande puis une fois installée aux Etats-Unis.

Après une expérience de vie traumatisante avec la grande famine irlandaise des années 1840/1850, Hughie émigre de l’autre côté de l’Atlantique et n’est pas le seul, nombreux sont les irlandais qui cherchent une terre d’accueil pour fuir la misère. Rappel sans fioritures de quelques images de l’Irlande d’alors : « Dans le temps, en Irlande, on t’emmenait à la potence dans une charrue où t’étais assis sur ton cercueil ». Portraits de paysans plus vrais que nature, rugueux au cœur d’or ou escrocs, sur fond de catholicisme profondément ancré. Il ne fait pas bon de douter de l’existence de Dieu, il ne fait pas bon d’être Jim TULLY.

Les scènes se succèdent à un rythme endiablé, TULLY est un immense conteur et ne laisse pas de répit à son lectorat. Il a finement observé son monde et sait le retranscrire sans toutefois le diluer, le proposant en version brut de décoffrage. Mais même pour lui-même, l’évocation des enchaînements de ces vies misérables semble le faire tituber, aussi il sort soudainement de son chapeau une séquence émotionnelle emplie de tendresse, qu’il sait là aussi raconter avec un talent fou, sans artifices.

L’univers de TULLY, bien que truffé de figures branlantes, usées, déguenillées, n’est pas figé. Surgissent des sortes de lutins (que font-ils là ???) dans un intermède arrivant comme un cheveu sur la soupe. Retour à la famille, au quotidien fait de picole, de drames, de putes et de disputes, de faits divers. Comme cet oncle incarcéré pour vol de chevaux, sans oublier la mort de la mère, peu après celle de ses propres parents, dans une tragédie familiale, que pourtant TULLY égaie à grands coups de phrases vertes, lancées près d’un comptoir, ou encore par des séquences hilarantes, même en terrain hostile. Je pense ici à un enterrement durant lequel s’invitent des pleureuses, la scène est magistrale et jubilatoire. Jubilatoire comme ce bouquin-là, mi-roman mi-récit de vie, aussi tendre que réaliste et brutal.

Très tôt, le jeune Jim part à l’orphelinat, il y restera six ans. Il parle ici de « détention », ce passage dans sa vie l’a beaucoup affecté, tout comme le décès du bien-aimé grand-père Hughie, ivrogne au grand cœur, personnage explosif autant que sensible. Sans oublier la figure du père terrassier et grand lecteur, qui permet au tout jeune Jim de rencontrer ses premiers émois littéraires, alors que sa sœur Virginia s’implique dans l’aide aux nécessiteux.

Les portraits des membres de la famille de Jim TULLY sont pleins de verve et de tendresse, de puissance dans la démesure, comme ceux des paumés qu’il croise sur son chemin et qu’il nomme les « Naufragés de la vie ». Certains périssent, d’autres survivent, mais aucun n’est là pour faire de la figuration.

Jim TULLY est considéré comme l’un des pionniers du hard-boiled (bien que ceci serait à mon goût à débattre…). Comparé à GORKI, il narre la vie des nécessiteux, de ceux qui bossent pour nourrir une famille à la dérive, qui se saoulent sans vergogne, ces immigrés mal acceptés dans le pays hôte. Aussi leur vie est faite de nombreux périples et difficultés que TULLY s’amuse à convoquer dans ce style cru et humoristique. Les éditions du Sonneur se sont engagées dans la réédition française de toute l’œuvre de Jim TULLY. Le Cycle des bas-fonds est aujourd’hui sorti dans son intégralité (« Ombres d’hommes » est toutefois paru chez Lux), restent les romans épars dont je ne manquerai pas de vous parler, TULLY étant une énorme révélation. « Les assoiffés » fut publié en 2018, traduit aux petits oignons et préfacé par Thierry BEAUCHAMP, il est à découvrir.

« La faim et la misère étaient plus faciles à endurer que ma solitude de garçon avançant à tâtons dans la vie. Sans jamais plus d’un dollar à dépenser par mois, j’errais la nuit, d’un bar à l’autre, récitant des vers de mirliton, racontant des histoires ou échangeant ce que je pouvais pour un verre. J’adoptai ainsi une habitude qui ne m’a jamais quitté : j’appris à déchiffrer les visages en les regardant dans le reflet du miroir derrière le bar. J’évitais ainsi de fixer les gens dans les yeux. Cela m’a beaucoup servi. On se révèle toujours quand on ne se sent pas observé. Tout ce que je sais de la nature humaine, je l’ai découvert dans les saloons avant mes vingt ans ».

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 3 décembre 2023

Yves LE MANACH « Je suis une usine »


 

Drôle de livre dans lequel se côtoient plusieurs atmosphères, plusieurs styles. Tout d’abord, l’usine, la raison d’être du prolétariat français des années 70, s’exprime dans un monologue où elle analyse « ses » ouvriers, ceux qu’elle voit chaque jour s’épuiser à la tâche. « Je les aime bien, ces hommes qui s’imaginent se servir de moi, mais ne sont que mes esclaves, tous autant qu’ils sont. J’aime bien me nourrir de leurs pensées ». Puis d’autres séquences se succédent, du point de vue de l’ouvrier, de l’auteur, en format documentaire ou sous forme de nouvelles, parfois en prose poétique tranchante.

« Je suis une usine » décrit de manière offensive le quotidien de l’ouvrier modèle, métamorphosé en automate, qui guette pourtant les résultats d’élections, espère une victoire de la gauche en vue d’une nouvelle stratégie professionnelle. De manifestations spontanées en suicides, d’injures en désarroi, son vœu est exaucé : « En votant pour la gauche, nous n’avons fait qu’exprimer un point de vue, mais au fond nous ne désirions nullement prendre le pouvoir, ni nous battre pour le défendre ». LE MANACH dépeint l’ouvrier comme passif, abruti par son travail monotone et soumis aux diktats du Grand Capitalisme, un travailleur qui jamais ne décide, ni jamais ne sortira de ses automatismes. « Je ne suis que la partie vivante de cette mécanique sur laquelle je suis comme greffé. Je suis la victime d’un Frankenstein moderne. Bien entendu, je n’ai plus le temps de laisser mon esprit vagabonder. Je n’ai plus d’esprit ».

Vient une sociologie des quais de métro matinaux et vespéraux dans la toxicité de l’environnement immédiat. L’auteur en profite pour dénoncer les publicités sexistes venant polluer un lieu déjà peu réjouissant, qui entretiennent l’envie et le bonheur artificiel. Puis c’est le tour du personnage du nouveau chômeur en phase d’inscription. Il doit se frotter à la bureaucratie. Ce chapitre est assez kafkaïen et vertigineux.

Le métro-boulot-dodo prend ici toute sa signification. Pourtant, « Il faut qu’ils arrêtent de se prendre pour des travailleurs, ils sont des hommes ». Car à cette époque, la femme est quasi absente de ces lieux de dur labeur. Oui mais, les accidents du travail, le mal-être, l’épuisement, l’emprise du patronat…

LE MANACH tient à alerter sur tous les aspects néfastes voire suicidaires du travail à l’usine. Dans un texte riche et sans temps mort, il déploie ses convictions, égratignant au passage les syndicats, mais ne faisant pas l’erreur de s’allier aux puissants. Il amorce le thème de l’amour, mais l’ouvrier est si las. Alors ce dernier se contente de produire de l’abondance, laquelle bien sûr n’est pas pour lui. Quand tout à coup, cette scène burlesque, un ballet, un concert d’ouvriers avec leurs machines. Ce texte protéiforme réserve décidément plein de surprises.

Ce livre sur la soumission consentie est le témoignage d’une époque, celle des années 70. Il fut d’ailleurs rédigé à cette période, l’auteur l’ayant ensuite abandonné avant de le retrouver quarante ans plus tard, sans le retoucher, comme pour ne pas qu’il percute le monde contemporain, pour qu’il reste à jamais « dans son jus », immergé au cœur d’une décennie bien particulière. Ne pas le reprendre ni le comparer au prolétariat d’aujourd’hui. Certes, les choses ont bien évolué depuis, mais plus peut-être dans la technologie que dans les mentalités. LE MANACH avait lui-même travaillé dans l’usine Sud Aviation, en était parti en 1970 pour s’établir en Belgique. C’est après cette expérience qu’il écrit « Je suis une usine ».

Le dernier chapitre de ce livre étonnant est tiré de la presse, il relate un fait divers sordide, en conséquence directe avec ce que l’auteur dénonce avec force dans ce livre. Les revendications qu’il commente sont aussi celle d’une époque donnée, elles peuvent paraître datées. Pourtant il est intéressant de se replonger dans ce climat post-soixante-huitard, où l’imagination au pouvoir était déjà en train de s’étioler. Le fond reste en partie actuel. On peut ne pas être d’accord avec LE MANACH sur ses prises de position contre les syndicats, sur le portrait peut-être parfois un brin caricatural qu’il dresse de l’ouvrier français. Pourtant il est difficile de trop le contredire.

Yves LE MANACH est un nom qui ne parle sans doute pas aux nouvelles générations. Pourtant il s’était rendu célèbre dans les années 70 pour son livre « Bye bye turbin » (que j’ai personnellement possédé jadis. Ah ! Cette couverture orange !). Je me souviens de sa collaboration au journal anarchiste belge « Alternative libertaire » (ne pas confondre avec le mensuel français du même nom) auquel j’étais abonné à cheval sur les décennies 80 et 90 (avec ses étonnants posters !), journal qui a beaucoup contribué à ma formation politique et sociale. J’ai croisé le nom de LE MANACH à cette époque, et c’est avec une certaine nostalgie que j’ai lu ce présent livre, finalement publié en 2017 aux toujours originales éditions Lunatique.

Cet OVNI percute involontairement le monde littéraire contemporain. « À la ligne » de Joseph PONTHUS fit du bruit à sa sortie (l’auteur est décédé peu après sa parution). Il relatait le monde de l’usine, de la même façon que « L’établi » de Robert LINHART, paru en 1984 mais revenu dans l’actualité grâce à sa récente adaptation cinématographique. Il faudrait ajouter à ce tandem « Je suis une usine » de Yves LE MANACH.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)