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dimanche 29 décembre 2024

Coups de cœur Des Livres Rances 2024

 


Cette année m’a paru assez singulière dans mon activité lectorale. En effet, je suis beaucoup revenu sur des auteurs déjà lus et relus, la plupart ayant déjà quitté ce vieux monde fou. J’ai parfois évolué par cycles d’auteurs ou de thèmes, peut-être jusqu’à l’obsession. C’est ainsi que j’ai pu lire tout au long de l’année 17 romans de Jean Meckert (dont je suis ponctuellement revenu ici par le biais de chroniques), auteur qui restera en ce qui me concerne comme celui de l’année 2024 bien que décédé en 1995. J’ai, bien entendu et comme chaque année, poursuivi mon exploration de l’œuvre de Georges Simenon, une quinzaine de titres à mon actif cette fois-ci. J’ai comblé mon retard sur la série policière de Craig Johnson mettant en scène le shérif Walt Longmire, et seul le volume paru cette année me reste à découvrir.

Maxime Gorki fut lui aussi copieusement représenté (5 lectures) ainsi que Rick Bass (même bilan), tandis que le centenaire de la mort de Franz Kafka battait son plein (4 lectures). Rien de bien neuf me direz-vous à juste titre ! Mais justement, 2024 fut aussi l’année où j’ai reçu le plus de « matériel promotionnel » (que cette expression est laide !), environ 35 titres, soit plus de deux par mois, ce qui est à la fois énorme et inespéré (je rappelle que je suis toujours seul dans la vie du blog). J’en profite pour remercier chaleureusement les éditrices et éditeurs, autrices et auteurs qui, par leur confiance (souvent renouvelée), font que ce blog existe toujours après ses près de huit ans d’existence. Merci du fond du cœur !

Déception en poursuivant la série polar de James Crumley et son détective Milodragovitch. Une fois passée la bonne surprise sur l’ambiance et le style, ce désagréable sentiment de lire à chaque fois le même bouquin, et cette grande difficulté pour clore une série de pourtant seulement 4 titres. C’est ce qui m’a fait renoncer à terminer la mini-série sur son autre détective C.W. Sughrue, composée pourtant elle aussi de 4 titres. Décrochage sans remords peu avant la ligne d’arrivée avec 3 titres lus (dont un, particulièrement décevant, mettant en scène ses deux détectives et présent en doublon sur les deux séries en troisième tome pour chacune).

Ma participation au challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » fut totale et j’ai pu présenter au moins un titre par thème, ce dont je me réjouis. Mes amitiés à Moka et Fanny, merci pour votre travail acharné. La vraie nouveauté de l’année fut ma participation au challenge annuel (un thème spécifique à développer sur toute une année civile) du blog Book’ing sur le thème « Monde ouvrier et mondes du travail » pour lequel j’ai présenté 9 titres, en attendant le sujet de 2025 ! Merci à Ingrid.

Encore une centaine de chroniques ajoutées cette année, c’est beaucoup, j’en suis conscient, mais peut-être suis-je en somme une sorte de Stakhanoviste du clavier ? Le mois de décembre a vu se succéder les chroniques à un rythme plus soutenu. La raison en est simple : j’avais trop de billets en attente dans le « réservoir » de mon ordinateur (travaillant parfois des week-ends entiers sur leur rédaction) et je fus tout simplement submergé par mon propre flux. Aussi décidai-je en accord avec moi-même et après délibération d’augmenter la régularité des chroniques, passant de deux (depuis maintenant plusieurs mois) à trois par semaine sur une période ponctuelle, s’étendant en l’occurrence sur un mois. Je ne ferai aucun pronostic pour l’année 2025, ayant échoué à ce jeu lors des années précédentes. Mais dans mon for intérieur, je souhaiterais une fois de plus ralentir le rythme, mais rien n’est moins sûr, étant donné la fréquence des chroniques depuis août 2017, date de création du blog. Plus de 830 ont été mises en ligne à ce jour, c’est dire l’ampleur du labeur !

Quoi qu’il en soit, et c’est ce que vous attendez depuis le début de ce médiocre article rébarbatif, voici venir le temps, non pas des rires et des chants, mais du bilan Coups de cœur de livres parus en 2024, toujours par ordre d’apparition sur le blog, avec à nouveau et comme l’an passé 13 élus, toujours dans un souci d’équité (aucun éditeur ni auteur n’est représenté deux fois) et de variété, avec du roman, du théâtre, de la poésie, de la nouvelle, du documentaire. Merci pour votre fidélité, votre enthousiasme, votre intérêt, sans vous Des Livres Rances n’existerait pas.

*** Coups de cœur 2024 ***

Jean Meckert "Théâtre en trois volumes" éditions Joseph K.

 


Jacques Josse " Trop épris de solitude" éditions Le Réalgar

 


Charlotte Delbo "Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants et autres poèmes" éditions de Minuit

 


Esther Bol "Crime #AlwaysArmUkraine" éditions L'espace d'un Instant

 


Rika Benveniste "Louna" éditions Signes et Balises

 


Eve S. Philomène "Comme une fougère" éditions Le Ver à Soie

 


James Welch "L'hiver dans le sang" réédition Le Livre de poche

 


Ron Rash "Réveiller les morts" éditions Corlevour

 


Jack London "Les mains de Midas" éditions Tendance Négative

 


Geneviève Brisac "Anna Akhmatova, portrait" éditions Seghers

 


Marion Dacko & Arnaud Pocris "Les Gergoviotes, des étudiants en résistance" Presses Universitaires Blaise-Pascal

 


Charlotte Monégier "Ne t'inquiète pas des tempêtes" éditions Calmann Levy

 


Gaston Couté "La chanson d'un gâs qu'a mal tourné" éditions Wallâda (réédition)

 


Le dessin illustrant ce palmarès vous est une fois de plus offert par LN. Un immense merci à elle !

 (Warren Bismuth)

vendredi 27 décembre 2024

Sergueï ESSENINE « La confession d’un voyou »

 


Sergueï Essenine (1895-1925), poète russe à la destinée (« forcément ») tragique, était fils de paysans. Dans le premier des deux recueils de poèmes que contient ce livre, c’est à ses propres racines qu’il rend un hommage sans ambiguïté. « La confession d’un voyou » est celle d’un jeune homme éduqué dans un milieu rural, qui fut aussi un nomade, un vagabond. Ses poèmes sont faits pour être chantés, en tout cas selon leur auteur.

Des poèmes en vers libres, puissants, où le personnage principal est la nature, qui est par ailleurs souvent personnifiée, mieux : « animalisée ». « Chanson du pain » est en ce sens un modèle du genre. Les blés y sont vus comme des hommes auxquels on coupe la tête avant de les coucher sur un corbillard afin d’organiser leurs funérailles. Mais ces images sont nombreuses en ces pages, comme l’est le rapport qu’entretient Essenine avec les animaux, se comptant parmi eux, étant leur égal : « Sœurs chiennes, frères chiens, / Je suis, comme vous, persécuté par les hommes. / Je n’ai besoin ni des navires des cavales / Ni des voiles des corbeaux. / Si la faim des murs en ruines / Doit m’empoigner par les cheveux, / Je mangerai la moitié de ma jambe / Et je vous jetterai l’autre à sucer. / Je ne suivrai nulle part les hommes, / Je crèverai plutôt avec vous, / Que ramasser une pierre de la terre aimée / Pour la jeter sur le fou le plus proche ».

Car Essenine, pourtant conscient d’être un poète hors normes, ne se pare pas d’un esprit de perfection. Il est empreint d’humilité devant les beautés et la force de la nature, des arbres surtout, des bouleaux. Il est leur porte-parole, ainsi que celui de la ruralité, alors que les vaches sont préparées pour rejoindre un abattoir. Puis vient la vieillesse (mort à 30 ans, Essenine ne l’a pas connue), celle des hommes, la nature restant jeune et sans cesse ressuscitant au rythme des saisons.

L’enfance est remémorée en des peintures foisonnantes et sensibles : « J’aime ma terre, /Je l’aime immensément, / Bien qu’elle ait la tristesse des saules rouillés. / La gueule immonde des porcs me plaît ; / La voix sonore des crapauds / Dans la tranquillité nocturne. / Je suis malade de souvenirs d’enfance. / Je rêve de l’humidité des soirs d’avril. On dirait que notre érable s’accroupit / Pour se chauffer au brasier de l’aube ». Nostalgie d’un monde ? D’un âge ? D’un univers ?

Ces vers sont de grande beauté, dans un monde où l’homme s’oublie, rend hommage à ce qu’il sait être au-dessus de lui : la Terre et tout ce qu’elle contient de richesses. Quant à Essenine, s’il est poète, il aurait pu prendre cependant, selon lui, une autre tangente : « Si je n’étais pas poète / Je serais bandit ou voleur ».

Autre salle autre ambiance pour le second poème « Pougatcheff », poème historique également en vers libres mais présenté comme une pièce théâtrale. Il met en scène Emilien Pougatcheff, qui lança une révolte paysanne contre le régime impérial de Catherine II de Russie entre 1773 et 1775. L’Histoire est parfois facétieuse : pour rappel et en résumé, Catherine II fut mariée en 1745 à Pierre qui deviendra l’empereur Pierre III début 1762. Environ six mois après le mariage, sa propre femme, la future Catherine II, organise un coup d’Etat contre lui. Quelques semaines plus tard, Pierre III est assassiné dans des circonstances troublantes (comme c’est souvent le cas en Russie, y compris de nos jours). Il n’en faut pas plus à Emilien Pougatcheff pour se revendiquer comme étant Pierre III, survivant du coup d’Etat et prêt à rendre la monnaie de la pièce (de théâtre).

Dans ce poème/théâtre éloquent, divers protagonistes de la révolte paysanne prennent la parole. C’est ainsi que Essenine livre une épopée originale et puissante de ces deux ans d’Histoire, sur fond de famine, de Cosaques, de Kalmouks et d’images purement guerrières : « Vous êtes un sûr et solide bouclier ! / Mais moi-même jusqu’au nombril / Je suis nourri de vengeance et de révolte. /Le goudron aigre, comme du pus, / S’écoule goutte à goutte / Des côtes déchirées des maisons. / Demain, dans la nuit, je courrai comme un loup / À la recherche de chair humaine pour la ronger. / Il est vrai, il est vrai, il est vrai, / Si tu ne bouffes pas toi-même, on te bouffera ». Et ainsi va ce terrible poème, jusqu’à l’exécution de Pougatcheff. On peut noter que cet épisode de la longue histoire russe a notamment été relaté par Alexandre Pouchkine, qui s’en est emparé, dans « Histoire de la révolte de Pougatchev » (1834) ainsi que dans le bien plus célèbre « La fille du capitaine » (1836).

Ayant été écrit en Russie en 1921 dans un pays et en une période où il était difficile pour les artistes de s’exprimer librement, peut-il toutefois être vu comme une allégorie de la révolution d’octobre 1917 ? Rien n’est moins sûr, mais je me plais à penser que Essenine ait voulu, au travers d’un vieil événement russe mettant en scène une confrontation entre paysans et pouvoir, dénoncer un régime qui venait de se mettre en place moins de quatre ans plus tôt.

Sergueï Essenine est un artiste à part dans la longue tradition des poètes russe du XXe siècle. Fils de paysans, militant dans des milieux révolutionnaires ouvriers, peu en phase avec l’intelligentsia russe jusqu’en 1915, individualiste, amoureux de la nature plus que des hommes, il se marie pourtant avec la célèbre danseuse Isadora Duncan en 1922, qu’il quitte l’année suivante. Usé par l’alcoolisme et la dépression, il se suicide en décembre 1925 après avoir écrit un poème avec son propre sang. Le suicide tend pourtant aujourd’hui à être remis en question, le visage du poète trahissant de nombreux coups. Quoi qu’il en soit, c’est bien en « qualité » de suicidé que Essenine a traversé l’histoire littéraire. Un vibrant hommage lui fut même rendu par Jim Harrison dans son recueil de poèmes « Lettres à Essenine » qui est bien évidemment à se procurer.

« La confession d’un voyou » est l’un de ces livres rares, ceux d’un poète légendaire autant par sa vie que par son destin, qui pourtant est boudé de nos jours. Essenine fait partie des grands poètes du XXe siècle russe, aux côtés des Anna Akhmatova, Vladimir Maïakovski (qui lui dédia un superbe poème), Ossip Mandelstam, Marina Tsvétaïeva, Boris Pasternak et tant d’autres. Néanmoins il reste bien ce poète du peuple, du prolétariat, ce qui lui confère un statut unique. Ce recueil est sorti en 2012 aux superbes éditions suisses L’âge d’Homme, collection Archipel Slave.

https://www.lagedhomme.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 25 décembre 2024

Elise WILK « Disparitions »

 


Pièce en trois actes écrite en langue roumaine en 2019, trois périodes de l’Histoire de la Transylvanie. L’autrice en a bousculé la chronologie, ouvrant sa pièce sur l’année 1989 (chute du mur de Berlin suivie immédiatement de l’exécution du dictateur roumain Nicolae Ceauşescu), enchaînant sur 1944 puis 2006. Cette pièce est tout d’abord un important rappel de l’historique migratoire des allemands en Roumanie au fil des siècles par le truchement d’une famille, rappel également plus global, celui des alliances passées entre le pays et d’autres forces nationales jusqu’à la deuxième guerre mondiale. L’ambiance est tendue, désamorcée par une petite blague tout ce qu’il y a de plus roumaine qui vient comme stopper l’atmosphère lourde en plein vol, d’autant que les faits sont rapportés par une voix off appartenant soit à un disparu, soit à un être pas encore né.

1989 donc. Velléités d’exil d’une part de la population. Et ce geste fort qui a fait le tour du monde : la population perforent le drapeau roumain en découpant les armoiries au centre de celui-ci, le laissant troué. À ce propos j’ai souvenir de cette réaction de Bill Clinton alors que lui avait été offert ce drapeau perforé : « Merci pour le poncho » (je tiens cette anecdote comme tout à fait exacte).

1944. Retour sur les allemands de Transylvanie, pour le moins persécutés en cette période trouble. Alors on se débrouille comme on peut : des mariages arrangés ont lieu pour échapper à la déportation, car il devient difficile pour une femme de porter un nom à consonance allemande dans cette partie de l’Europe. La famille qu’a choisi de suivre Elise WIlk, elle-même roumaine, représente toute cette population allemande de Transylvanie.

2006 et la transmission familiale de la mémoire alors que la Roumanie vient d’entrer dans l’Union Européenne avec ouverture à l’économie de marché. Une nouvelle importante page historique se tourne dans un pays à peine remis de la dictature de Ceauşescu. D’anciens habitants reviennent, en touristes, observant cette évolution sans émotions, seulement d’autres ne sont jamais partis et forcément n’ont ni le même vécu, ni le même regard.

« Disparitions » est une pièce qui met en scène toute la Transylvanie depuis 1944, elle met en avant le sort réservé aux immigrés allemands dans cette région, une histoire peu connue en Europe occidentale. Elle reste pudique, poétique, attachée à ne pas surjouer le malheur, la douleur. Les disparitions sont aussi ailleurs dans le texte : absence de toute majuscule, d’à peu près toute ponctuation. La pièce vient de paraître aux éditons L’espace d’un Instant. Une longue et passionnante préface concernant l’histoire globale de la Transylvanie et la Roumaine est signée par l’historien Bernard Lory, alors que la traduction est assurée par Mirella Patureau.

Et la voici, cette blague tant attendue évoquée plus haut :

« Kathi – une blague encore et c’est fini

donc on sort un timbre avec le portrait de ceauşescu

et ceauşescu va déguisé à un bureau de poste

pour voir comment se vend son timbre

il ne se vend pas dit le fonctionnaire

pourquoi ? demande ceauşescu

on ne peut pas le coller

ceauşescu demande un timbre crache sur la colle le pose sur une enveloppe

et le lui montre

pourquoi dis-tu qu’on ne peut pas le coller ?

voilà on peut.

 

Martha – c’est fini

 

Kathi – oui dit le type de la poste mais tout le monde crache sur l’autre côté ».

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 22 décembre 2024

Jean AMILA « Y’a pas de bon dieu ! »

 

En 1950, les romans de Meckert sont moins goûtés du public, le succès se tarit. Aussi il lui est proposé d’écrire à la manière de. Son atmosphère de roman noir colle parfaitement à un style alors en vogue : le roman noir étatsunien. Aussi, Gallimard propose un deal à Meckert : écrire, décrire une ambiance à l’américaine, en noir et blanc. Mais surtout ne pas garder son nom, user d’un pseudo pourrait faire rêvasser. Meckert choisit Jean Amilanar, que son éditeur va raccourcir en Amila, le côté « anar » pouvant faire fuir le lectorat. Et puis tant qu’à faire, on pourrait aussi changer ce prénom, Jean, un peu franchouillard, et le transformer en John. Ainsi naît « Y’a pas de bon dieu ! », roman de John Amila « traduit par Jean Meckert » (dans la première édition de 1950).

Nous connaissons le talent de Meckert pour les atmosphères. Sous son sobriquet il ne déroge pas à la règle. Ce roman très noir qui, d’après lui, se déroule quelque part dans le Wyoming (alors que Meckert n’a jamais fichu les pieds aux Etats-Unis) met les formes sur le phrasé toujours vert et populaire, l’épaisseur de ses personnages, en y ajoutant une petite pincée de grands espaces. D’ailleurs le roman pourrait bien se dérouler près de n’importe quelle chaîne montagneuse du globe.

Paul Wiseman est pasteur méthodiste, il a 29 ans. Et avec une organisation de citoyens, il s’oppose à l’édification d’un barrage qui devrait engloutir le village de Mowalla, 350 âmes. Wiseman est un idéaliste empreint de fortes convictions, comme beaucoup de figures issues du chapeau de Meckert. Le petit groupe d’opposants a déjà frappé : deux baraques à outillage de la compagnie de travaux, le Dam, brûlées. Wiseman est pris à partie, passé à tabac par des membres du Dam. Le climat se fait soudain délétère et les coups bas pourraient bien pleuvoir. Mais c’est un peu le combat de David contre Goliath qui se met en place, le Dam étant une entreprise puissante et influente, au pouvoir sans partage. Certains pourraient bien y laisser des plumes alors que d’âpres tractations s’amorcent.

« Y’a pas de bon dieu ! » est en quelque sorte un roman écolo avant l’heure, désenchanté mais militant : « C’est la lutte de l’escargot et du bison. Si vous ne fuyez pas, vous serez écrasé. Nous devons construire un barrage dans cette vallée, et nous le construirons ! Mowalla se rebâtira à la limite des eaux. Pour la dernière fois nous vous demandons de considérer notre affaire avec intelligence ». Meckert a souvent su se positionner en avant-gardiste, voire en visionnaire, ce roman ne fait pas exception à la règle. C’est en quelque sorte le prolétariat contre le grand patronat, mais déplacé dans les montagnes, avec en fond la destruction de la nature pour le profit et la cupidité. D’autant que ce projet de barrage pourrait masquer un projet bien plus ambitieux, celui de l’extraction d’un certain minerai…

Mais le climat demandé est aussi celui du vrai bon vieux roman noir tendance polar. Et Meckert/Amila s’applique à créer de lentes et longues séquences typiques d’un roman noir poisseux et suant, sans oublier l’incontournable histoire d’amour, qu’il ne fait d’ailleurs pas déborder sur son intrigue, la laissant volontairement sur le bas-côté, sans qu’elle ne trouble le reste, malgré son héroïne Amy, femme déterminée aux accents féministes, alors que le pasteur semble toujours dans le doute, y compris dans ses sentiments, tandis que le scénario aux allures de film noir continue à se projeter.

Meckert entame une nouvelle carrière en enfilant le pardessus de Jean Amila. S’ensuivront de nombreux titres. En totalité 21 en 35 ans, Meckert ne reprendra que ponctuellement son vrai patronyme. Ici comme souvent, ses personnages sont vrais, dignes, entiers, tandis que Meckert/Amila s’évertue à entretenir un suspense haletant, qui fonctionne par ailleurs pleinement, avec sa galerie de durs à cuire qui roulent des mécaniques devant les humbles. L’auteur ayant toujours un message à transmettre, il est ici celui du péril communiste supposé devant la bien pensante société étatsunienne.

« Y’a pas de bon dieu ! » n’avait été que deux fois publié à ce jour : en 1950 et 1972. Toujours dans la Série noire, il vient enfin d’être réédité, près de 75 ans après sa sortie, et surtout plus de 50 après sa précédente publication. L’année 2024 fut incontestablement l’année Meckert. Boudé (ou méconnu) du public français, il se voit, près de 30 ans après sa disparition, auréolé en quelques mois d’un recueil de nouvelles policières ainsi que de trois pièces de théâtre (ces quatre livres sortis aux éditions Joseph K.), les éditions Joëlle Losfeld ayant fait paraître « La lucarne » dans ce qui est la réédition de l’œuvre complète fictionnel de Meckert sous son vrai nom (l’ultime volet sera pour 2025 avec « La vierge et le taureau »), et donc la Série noire qui lui fait reprendre du service avec la présente réédition qui vient juste de paraître, mais rien n’indique si le reste de la série d’Amila suivra chez eux. En revanche, depuis le 4 décembre est d’ores et déjà disponible l’un des derniers romans de Jean Amila, « Le boucher des Hurlus » (1982) chez l’éditeur associatif Ronces. En tout pas moins de 7 livres de l’auteur sont donc paru en 2024. À noter que pour la réédition du présent roman, Série noire s’est entourée de deux spécialistes de Meckert, Stéfanie Delestré et Hervé Delouche, coupables par ailleurs des rééditions ou éditions inédites chez Joëlle Losfeld, pour rédiger ici une très éclairante préface.

 (Warren Bismuth)

vendredi 20 décembre 2024

Ismail KADARÉ « Disputes au sommet »

 


Curieux livre de 2022, ni roman, ni biographie, ni vraiment documentaire, simplement sous-titré « Investigations » et traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, il prend pour point de départ trois petites minutes de l’Histoire politico-littéraire, trois malheureuses minutes : un coup de téléphone de Staline au romancier poète Boris Pasternak en juin 1934. Trois minutes que l’auteur va analyser tant et plus, tant les versions de témoignages sont nombreuses – il en a dénombré treize – et parfois contradictoires.

Pourquoi Staline appelle Pasternak ? Pour l’entretenir du poète Ossip Mandelstam qui vient d’être arrêté par les autorités soviétiques. Qu’a répondu Pasternak ? Mais surtout que signifie exactement ce qu’il a bien pu répondre ? Quel est son point de vue sur cette arrestation ? Kadaré s’est documenté (il a lui-même vécu en Russie et la littérature de ce pays l’a toujours fasciné) afin de nous livrer les différentes versions des faits.

Parallèlement s’immiscent des écrivains albanais (nationalité de l’auteur), eux aussi persécutés par leur régime, Kadaré (décédé il y a quelques mois) dévoilant sa propre expérience dans les années 1990. Ce sont les pages peut-être les plus maladroites du récit. S’il est aisé de comprendre que Kadaré vient ici comparer les destins d’auteurs albanais à ceux d’auteurs russes, on ne saisit pas toujours bien clairement le vrai but affiché. Surtout, les propos semblent tomber comme des cheveux dans une soupe. Pourtant les références sont nombreuses et le lectorat se passionne pour cette vie artistique soviétique, y croise les grands noms de sa littérature d’alors : Maxime Gorki, Anna Akhmatova (qui livre par ailleurs l’une des treize versions du coup de fil, étant une amie à la fois de Pasternak et de Mandelstam), Marina Tsvétaïeva, Alexandre Blok, Vladimir Maïakovski ou encore Mikhaïl Cholokhov le futur mystérieux Prix Nobel de Littérature. Ce Prix que Pasternak sera forcé de refuser en 1958 pour des raisons éminemment politiques.

Ce livre nous permet, si nous en doutions encore, de constater à quel point la littérature a toujours été prise au sérieux par le pouvoir en Russie (ou en U.R.S.S.), qu’elle est une influence majeure sur la pensée du peuple. Ainsi elle est muselée, condamnée depuis des siècles. Le récit d’ailleurs ne se prive pas de convoquer la figure d’Alexandre Pouchkine, pourtant mort depuis un siècle quand éclate l’affaire de ce coup de téléphone. Il nous plonge aussi dans les drames au sommet de l’Etat, notamment le suicide de Nadejda, la deuxième femme de Staline en 1932, ou encore le déni de littérature dont faisait preuve Lénine.

« Disputes au sommet » revient aussi sur les poètes dans le collimateur du pouvoir tout puissant, qui tentent de s’exonérer en écrivant des vers à la gloire de Joseph Staline, ainsi cette « Ode à Staline » de… Mandelstam, celui-là même qui fut arrêté en 1934 pour quelques mots contre le tyran dans son « Épigramme contre Staline » mots qui, indirectement, provoqueront sa mort fin 1938.

Une phrase de Kadaré sur l’atmosphère à Moscou en ces temps de complots, de fantasmes, pourrait pourtant en partie résumer l’ouvrage : « Le chaos régnait de plus en plus. Les mots devenaient confus, les pensées d’autant plus, sans parler des événements eux-mêmes ». Car il n’est pas toujours aisé de rassembler ses billes dans ce magma. Pourquoi Kadaré amorce les rapports politiques entre U.R.S.S. et Albanie, avant de les abandonner subitement ? Même réflexion sur le sort des écrivains albanais dans leur propre pays ? Pourquoi insiste-t-il sur les rumeurs « people », sur ce « qui couche avec qui ? » dont il semble mettre un point d’honneur ? Tout comme il semble être dérangé en pleine écriture (c’est du moins la sensation que l’on peut avoir à la lecture), tant le propos est parfois décousu, une idée restant en suspens avant d’être subitement chassée par une autre. Ainsi ces deux Prix Nobel, l’un accepté, l’autre pas, dont il ne développe en aucun cas le contexte, et où pour tout dire il était attendu un développement autre.

Attention, ce livre n’est pas un naufrage, nombre d’éléments majeurs de la littérature russe du XXe siècle surnagent. Il nous présente certains écrivains dans leur intimité avant de les laisser subitement dans leur appartement, seuls. Certaines pages sont passionnantes, éclairantes, magnifiques, mais d’autres…

Il faut à coup sûr être féru de littérature russe pour achever un tel livre. Il aurait pu être un moment formidable de lecture, il ne devient que de beaux instants épisodiques noyés dans des séquences dispensables. Le comble est qu’il n’étanche pas la soif. Kadaré propose, impose des questionnements, sans jamais y répondre. Outre qu’il joue avec nos nerfs, ce qui est, reconnaissons-le, de bonne guerre pour un écrivain, il pourrait bien s’être lui-même pris dans le piège qu’il nous a tendus. Ce sous-titre « Investigations » paraît un costard un peu trop grand sur les épaules de son bonhomme qui n’est pas loin de le faire endosser à Pasternak sur la mort de Mandelstam… Qui doit être triste ce soir…

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 décembre 2024

Albert LONDRES « En Russie bolchévique »

 


C’est en février 1920 que le journal L’Excelsior envoie son journaliste déjà vedette Albert Londres en Russie afin de rendre compte de la situation politique sur place. En effet, la révolution d’octobre 1917 n’a eu que peu d’échos en occident, peu d’informations sont parvenues à filtrer de la Russie rouge. Albert Londres est d’ailleurs le premier journaliste français à pénétrer dans le pays depuis la révolution.

Pénétrer dans un pays aussi opaque que la Russie s’avère difficile pour ne pas dire périlleux. Il faut 52 jours – pas moins – à Albert Londres pour rejoindre la Russie à partir de Paris. Dans ce livre de chroniques il dévoile à son public toutes les péripéties de cet éprouvant voyage.

En avril 1920 Albert Londres arrive enfin à Saint Pétersbourg rebaptisée Pétrograd depuis six ans (elle n’est plus capitale Russe depuis deux ans, mais Londres ne le mentionne pas). Un typhus dévastateur vient de toucher la ville quelques mois plus tôt. Immédiatement Londres se fait offensif, presque sitôt le pied posé dans le pays : « C’est justement contre la démocratie, contre le suffrage universel que le bolchevisme a fait sa révolution. Ce n’est pas par hasard, ce n’est pas par circonstances, qu’il a jeté bas ces vieilles conquêtes, c’est par principe. Ce n’est pas une république que Lénine est venu installer en Russie, c’est une dictature ».

Londres rencontre des hauts dignitaires russes, des personnes influentes afin de parfaire son avis sur ce nouveau monde qui rappelle pourtant tellement un monde ancien, révolu. Le tableau est grave, mais le ton humoristique. Car c’est bien par l’humour (parfois un peu potache) que Londres cherche à faire passer son message, un ton pas férocement politique mais, disons-le, anti-soviétique, dans lequel il n’oublie pas de se moquer ouvertement de Lénine et Trotski. Albert Londres est une sorte de Tintin avant l’heure : aventurier, reporter visitant des contrées méconnues de nous occidentaux, il en donne des portraits d’après ce qu’il a vu lui, sur le terrain, portraits pouvant paraître comme caricaturaux même s’il est évident qu’il sont sincères et authentiques. Il tire des conséquences un peu rédhibitoires d’après croquis très succinct.

Albert Londres définit ainsi la Russie dans le titre de l’un de ses articles : « Ce n’est pas la dictature du prolétariat, c’est la dictature au nom du prolétariat sur le prolétariat, comme sur le reste… par des non-prolétaires… », ce n’est pas si mal vu, un peu réducteur, mais pas si mal vu…

Londres fait preuve de cynisme, mais le fond est sérieux. Ainsi cette interview de Tchitcherine le ministre des affaires étrangères, ou encore cette rencontre avec le commissaire aux finances, sans oublier ce face à face savoureux avec l’écrivain Maxime Gorki, un Gorki qui se confesse : « Je dirige deux maisons d’édition ; leur but (programme bolchevique) est de permettre au peuple qui ne parle que le russe de connaître les chefs-d’œuvre étrangers. Nous traduisons des Français, des Allemands, des Anglais, des Chinois. Nous avons rétabli Tolstoï, dont certains livres, sous l’ancien régime, n’étaient permis qu’avec des coupures. À cette tâche, je consacre mon temps ».

Pour Londres, il n’y a rien à sauver du régime bolchevique, même s’il sait par de brèves interviews laisser la parole à ceux qui le vivent de l’intérieur. Il évoque la violence sécuritaire et les exécutions sommaires de la Tchéka (qu’il appelle V. tché K.).

En bonus de ce livre deux articles inédits d’août 1920 ainsi que « Comment on entre en Russie rouge » où il revient fin 1921 sur les circonstances rocambolesques de son arrivée en Russie l’année précédente. Le livre est accompagné de quelques photos (portraits surtout) d’époque. Mais le plus intéressant est peut-être ce qui suit : ce recueil est sorti en 2023 dans une toute nouvelle maison d’édition, entièrement consacrée aux écrits d’Albert Londres, maison d’édition directement née de la Maison Albert Londres, superbe musée dans le vieux-Vichy, fondé dans la maison de naissance du journaliste. La maison d’édition du nom peu ambigu de Editions Maison Albert Londres sert à réunir des fonds pour le fonctionnement du musée et des manifestations organisées tout au long de l’année. Un combat juste et nécessaire pour ne pas oublier le remarquable travail accompli par le reporter disparu tragiquement autant que mystérieusement en 1932 (voir à ce propos la superbe BD de 2022 signée Frédéric Kinder et Borris, « Albert Londres doit disparaître »).

 https://www.albert-londres-vichy.fr/la-boutique-de-la-maison-albert-londres/

 (Warren Bismuth)

dimanche 15 décembre 2024

Gaston COUTÉ « La chanson d’un gâs qu’a mal tourné »

Gaston Couté (1880-1911) est un poète et chansonnier un peu oublié aujourd’hui. Sa vie fut brève, il la brûla par les deux bouts. S’il fut un chanteur reconnu en son temps, il finit dans la misère et la maladie à moins de 31 ans, en 1911, avant de sombrer dans l’oubli. Il fut apprécié des « grands » et même chanté par Edith Piaf, Bernard Lavilliers et tant d’autres. Ce livre propose une relecture de plus de 100 de ses poèmes et chansons, pour un dépaysement total.

La puissance de Gaston Couté réside dans son style, entre patois Beauceron (il était lui-même né à Beaugency et a longtemps vécu à Meung-Sur-Loire) et argot, avec des vers coupés à la serpe par de nombreuses apostrophes qui nous font entendre à la simple lecture le parler rural. Couté, c’est un monde à part, unique. Car en plus de la forme il y a le fond. Couté fut un révolté, anarchiste, antimilitariste, anticlérical, il se dressa par ses poèmes contre l’ordre établi d’une manière très offensive. « On rent’ dans la classe oùsqu’y a pu de d’bon Guieu : / On l’a remplacé par la République ! / De d’ssus soun estrad’ le mét’ leu-zexplique / C’qu’on y a expliqué quand il ‘tait coumme eux. I’ leu’ contre en bieau les tu’ri’s d’l’Histouère, / Et les p’tiots n’entend’nt que glouère et victouère ! / I’ dit que l’travail c’est la libarté, / Que l’Peuple est souv’rain pisqu’i’ peut voter, / Qu’les loués qu’instrument’nt nous bons députés / Sont respectab’s et doiv’nt êt’ respectées ».

Ami de jeunesse de Pierre Mac Orlan, Gaston Couté évoque dans ses chansons ses terres de naissance, la ruralité, la misère des familles de paysans, l’ivrognerie (dont il fut lui-même atteint), car il y a une part d’autobiographie savamment cachée dans ses textes  (lorsqu’il dépeint notamment les grandes plaines beauceronnes) qui sont aussi des attaques frontales contre les bourgeois, dans une plume acérée et vitriolée, colorée. Les curés font les frais de ses saillies (« Un bon métier »). « Môssieu imbu » est peut-être le plus représentatif des poèmes engagés de Couté, artisan plus qu’artiste, contre les conventions, hormis celle de la chandeleur.

Poèmes en chansons. Car Couté « monta » à Montmartre pour mettre en mélodie ses propres poèmes. Il est également intéressant de noter ces « au refrain » dans les textes, qui renvoient bien sûr à une structure de chanson, où il n’oublie pas ses racines, abordant des sujets brûlants comme le phylloxera ou la maltraitance animale. Par ses thèmes et ses personnages, Couté est moderne, aussi il prend sans hésiter la défense des femmes abusées ou souffrant dans les champs, il leur rend un hommage appuyé dans un monde qui chasse l’autre (« Automobilisme » en est un parfait exemple) malgré les fêtes de villages ancestrales, superbement décrites par l’auteur. Il peint avec sa gouaille si particulière des séquences de vie des paysans beaucerons.

« Le fondeur de canon » est rigoureusement antimilitariste alors que « Sur la grand’route » s’adresse aux vagabonds, sans oublier la politique avec « L’affaire Chevaux-Jacquelin » ou « La marseillaise des requins » sur l’air, le précise l’auteur, de « La marseillaise ». Et toujours cette outrance aux bonnes mœurs religieuses : « À la clarté des soirs sans voiles, / Regardons en face les Cieux ; / Cimetière fleuri d’étoiles / Où nous enterrons les dieux, (bis) / Car il faudra qu’on les enterre / Ces dieux féroces et maudits / Qui, sous espoir de Paradis / Firent de l’Enfer sur la « Terre » !... ». Les derniers textes du livre sont issus du journal « La guerre Sociale » pour lequel il écrivit un poème par semaine pendant très exactement une année, sa dernière, entre 1910 et 1911.

Il est difficile de ne pas associer la figure de Couté à trois personnages d’envergure : François Villon tout d’abord, son idole dont il a repris en partie le style, la provocation et ses portraits de miséreux. Brassens bien sûr, avec des thèmes similaires malgré le style très différent (quoique, analysez bien la structure de « Saoul, mais logique »), les mêmes combats pour un monde plus juste, ce même esprit libertaire, sans compter la moustache. Pour finir, et peut-être plus curieusement : Maupassant. Avec cet « accent » du cru que Maupassant a de son côté beaucoup utilisé pour ses descriptions de la campagne normande, du labeur de paysan, de fermier, pour ces tragédies des petites gens. Maupassant vivait encore à la naissance de Couté, autant dire qu’ils sont contemporains. De plus, Maupassant possédait cet esprit un brin libertaire qui le différenciait beaucoup des grands écrivains de son temps. Nombreuses ressemblances entre les deux bonhommes. Sans compter la moustache.

Poésie à la fois proche de ses racines et refusant tout argumentaire sur les conventions, telle est la dualité qui se fait chez Couté, l’éternel révolté. Ces quelque 100 poèmes sont une immersion dans un monde révolu en même temps qu’un discours contemporain sur ce l’on pourrait appeler les fléaux intemporels de notre société. Couté fut un très grand et ce livre lui rend un hommage saisissant. D’abord parce qu’il est tel que l’auteur le désirait dans un projet avorté de 1907, ensuite parce que tous les textes ont été rigoureusement revus et corrigés d’après des modifications de la main même de Couté en 1906. Enfin par un avant-propos, une préface et de nombreuses illustrations et facsimilés pour un résultat détonnant.

Couté est mort jeune, malade et fatigué de la vie. Un petit musée gratuit lui rend hommage dans sa ville de Meung-sur-Loire, il est à visiter, l’émotion est garantie et la boutique renferme le présent livre que tout fan de Gaston Couté se doit de posséder, il est à lui seul un voyage sublime en compagnie du poète libertaire. Superbe bouquin paru en 2023 aux éditions Wallaba d’Avignon, il vient (déjà) d’être réédité en cette année 2024. Il est un évident coup de cœur qui ne me lâchera plus.

http://wallada.free.fr/

 (Warren Bismuth)

vendredi 13 décembre 2024

B. TRAVEN « Dans l’État le plus libre du monde »

 


[Un peu d’autobiographie] Ce livre-là me tient particulièrement à cœur. Je l’ai découvert il y a tout juste 30 ans alors qu’il venait de sortir aux éditions L’insomniaque (paru fin 1994) que je suivais de près à l’époque. Il est aussi l’une de mes premières vraies rencontres avec la littérature (sans même le savoir puisque j’ignorais alors que l’auteur était également romancier !). Car même si je lisais beaucoup, mon regard et mon esprit se plongeaient surtout dans des journaux militants, des brochures et des bouquins documentaires historiques ou biographiques. Ce livre donc, je l’ai toujours, et fort ému de l’annonce des éditions Libertalia qui viennent d’obtenir en tout début d’année « L’exclusivité des droits sur l’œuvre de B-Traven », j’ai ressorti mes vieux bouquins poussiéreux et ainsi, 30 ans plus tard, relu ce véritable brûlot.

Derrière la légende B. Traven (1882 ( ?) – 1969, de nationalité allemande) le plus anonyme, le plus mystérieux des romanciers du XXe siècle, il y a les faits. Sous le pseudonyme de Ret Marut – il a toujours usé de pseudonymes, on ne connaît d’ailleurs toujours pas avec certitude sa vraie identité même si le nom de Otto Feige semble le plus probant - il lance en 1917 un journal anarchiste sulfureux (un bulletin, une revue seraient des noms plus appropriés, l’auteur ayant toujours détesté les journalistes) à Munich : Der Ziegelbrenner (traduire par « Le briquetier » ou mieux encore « Le fondeur de brique ») qui existera jusqu’en 1921. C’est ici un recueil varié et radical qui nous est proposé.

De réactions volcaniques de B. Traven à des extraits d’articles d’époque, ce recueil choisit ensuite quelques textes antimilitaristes et antinationalistes, pacifistes en pleine première guerre mondiale, des textes dissidents, révoltés, écorchés vifs. Dans le texte éponyme (le plus long de cette mini anthologie), l’auteur sort le vitriol pour ne pas dire la sulfateuse pour s’attaquer aux sociaux-démocrates de Bavière, épinglant avec violence la brève tentative de République des Conseils. Dans cet article de décembre 1919, B. Traven fait feu de tout bois, exprime son individualisme, sans oublier de fustiger le bolchevisme alors au pouvoir en Russie. Il revient sur l’arrestation mouvementée d’un militant nommé « M », qu’il décrit méticuleusement, et pour cause…

« C’est ainsi que le parti social-démocrate est devenu aujourd’hui le parti conservateur du pays, se voyant avec effroi, avec stupeur, toujours plus repoussé des rangs de la gauche vers ceux de la droite. Et il nous appartient de garder les yeux grands ouverts, car le parti communiste a déjà trouvé sur sa gauche, à son tour, l’énorme force qui lui succédera ; et il se pourrait bien qu’une fois au pouvoir, le parti communiste se mette à traquer les partisans du parti qui vient après lui, tout comme les communistes sont aujourd’hui traqués par les sociaux-démocrates ». Visionnaire.

Dans un texte de février 1920, il dénonce l’exécution de plusieurs militants anarchistes ayant assassiné des membres d’un groupuscule « proto-nazi » (des membres de ce groupe  apparaissent ensuite dans la création du parti National-Socialiste), signant son pamphlet : « Marut, actuellement en fuite, poursuivi pour haute trahison ». Marut/Traven ne goûte pas la presse, il le démontre dans un texte à charge sous forme de tract, publié en janvier 1919. Trois mois plus tard, la république des Conseils de Bavière écrira ceci : « Les mensonges de la presse vont cesser : la collectivisation des journaux assure la vraie liberté d’opinion du peuple révolutionnaire ». À voir…

En fin de volume est inséré une lettre qui n’a rien à voir avec l’existence de Der Ziegelbrenne, puisque écrite en mai 1938, en réponse aux camarades antifascistes espagnols sur le Front, qui viennent de l’inviter à se rendre sur place (il habite alors au Mexique, pays qu’il ne quittera pour ainsi dire plus jamais, quoique là encore les informations sont pour le moins partielles). Dans cette lettre, une fois de plus et comme tout au long sa vie, B. Traven (il a choisi ce nom quelques années plus tôt, des historiens se pencheront sur cette décision, cherchant absolument à dénicher un prénom derrière ce « B », en vain) brouille les pistes sur ses origines et son parcours individuel.

En bonus, loin des écrits de B. Traven, l’éditeur insère une fort intéressant chronologie de la République des Conseils de Bavière, d’avant sa création jusqu’à sa dissolution. Le livre est agrémenté d’illustrations, de gravures, de photographies. Il fut réimprimé à plusieurs reprises. Mais, comme je l’ai confié au début de cette laborieuse chronique, cette version de 1994 est un petit trésor personnel de ma bibliothèque personnelle. B. Traven fut un homme unique dans son destin, ses choix de vie, comme dans son approche de l’art. Sur ce point, il reste l’un des plus radicaux, des plus originaux et des plus en quête de la Liberté absolue. Toute sa vie ses profondes convictions anarchistes l’accompagneront.

http://www.insomniaqueediteur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 11 décembre 2024

Bruno PATERNOT « La valse des ombres »

 


Douze temps, soit douze séquences dans cette brève pièce de 2006 qui démarre comme du théâtre romantique, léger comme une feuille dans une ferme familiale arménienne. Claire va se marier. Sofia et Alex, ses frère et sœur, sont en pleins préparatifs pour l’événement. Par ailleurs, Alex écrit des vers. Sa sœur Sofia est une femme stressée avec un mari volage qui vit aux Etats-Unis. Les convives sont en retard. Attente. La tension monte. « J’ai l’impression que tu ne peux plus vivre avec les autres, que tu te terres dans ce village, dans cette maison, car tu as peur du monde qui t’entoure ». Quand soudain apparaît le spectre du génocide arménien.

Un an plus tard. « Il est mort comme sont mortes notre mère et nos sœurs. Sous nos yeux. Dans un bain de cris et de larmes. Dans une marée de sang et de sperme. Les Turcs sont arrivés, ils criaient « Ittihad ve Terraki ! » Union et progrès. Détruire tous les Arméniens parce qu’ils étaient catholiques, parce qu’ils n’étaient pas comme les autres, comme les Turcs, les Irakiens, les Syriens, les Iraniens ». Un désir de vengeance s’instaure dans le cœur d’Axel qui se souvient de cette cérémonie qui n’a jamais eu lieu, contrairement aux viols, aux exécutions sommaires, aux scènes violentes. Souvenirs insupportables.

Si « La valse des ombres » appuie où ça fait mal, elle est aussi un message d’espérance pour que la haine soit remplacée par l’écoute, la compréhension. Dans cette pièce Alex représente la haine, Sofia la modération. Ce texte est surtout une piqûre de rappel, pour ne pas oublier l’indicible, un massacre, un génocide.

Bruno Paternot est auteur de théâtre en langue française et occitane, on comprend le titre qu’il a choisi, « La valse des ombres », au douzième et dernier temps. Le tout est préfacé par Gohar Galustian et est sorti récemment aux éditions L’espace d’un Instant.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 8 décembre 2024

Patrice THIBAUDEAUX « L’usine nuit et jour, journal d’un intérimaire »

 

Cette lecture s’inscrit dans le cadre du challenge annuel 2024 du blog Book’ing  : « Lire sur les mondes ouvriers et le monde du travail » dont voici le lien récapitulatif de l’année (et merci à Ingrid !) :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Ce documentaire témoignage sur le terrain possède sa propre histoire : les chroniques rédigées entre février et juin 2012 et représentant la première partie du présent volume, les « Nuits d’usine », ont été publiées sous forme de brochure anonyme intitulée « Nuits d’usine, carnets d’un intérimaire » chez Echanges et Mouvement la même année. C’est ensuite que l’auteur sera contacté pour que cette brochure se transforme en livre. Aussi seront rajoutés ultérieurement des chapitres dans la même veine que ces « Nuits d’usine », qui vont finir par constituer le présent volume paru en 2016 aux éditions Plein Chant, collection Voix d’en Bas.

Patrice Thibaudeaux (pseudonyme) raconte dans ce journal son expérience au sein d’une usine de galvanoplastie forte de plus de 200 ouvriers (aucune femme) dans une petite ville française très rurale, Saint Broc (nom imaginaire lui aussi). Si l’auteur a déjà usé son corps et son mental dans cette usine entre 1988 et 1993, ce sont ces contrats successifs de 2012, lorsqu’il décida de rejoindre cette industrie, dont il va nous entretenir dans la première partie.

Patrice a rejoint à nouveau l’équipe fin 2011, mais ce n’est que trois mois plus tard qu’il commence à rédiger ses impressions sur son travail de nuit quotidien. Car l’usine en question exécute les « 3x8 », c’est-à-dire trois équipes qui se succèdent pendant 24 heures, tous les jours. L’auteur a une famille à nourrir, il décide donc de travailler de nuit, c’est mieux payé, et puis en implicite quoique jamais clairement exposé, c’est toujours plus confortable de bosser sans l’œil des patrons aux abois, car même si certains sont présents la nuit, il sont moins envahissants. Car celui qui parle, en plus d’être un (très bon) ouvrier, est aussi un anarchiste et anarcho-syndicaliste comme nous pourrons le vérifier tout au long de l’ouvrage.


Ce journal est écrit à chaud, lorsque l’intérimaire rentre chez lui le matin vers 6 heures après sa nuit de labeur, c’est dire si le texte est bouillant et nous plonge au cœur de « son » équipe. Après une présentation à la fois physique et psychologique des collègues qui vont entrer en piste tout au long de ce cahier, l’auteur dépeint toutes les tâches du quotidien, nuit après nuit, mais aussi les disputes, les incidents, l’état physique comme mental des ouvriers. Et bien sûr l’omniprésence de l’alcool, véritable fléau dans l’usine.

L’entraide, pourtant dans l’ADN du prolétariat, semble se faire peu à peu la malle, l’individualisme, l’égoïsme, le chacun pour soi gagne du terrain. Ne généralisons pas cependant : l’auteur et quelques-uns de ses camarades font tourner la solidarité à plein régime, au jour le jour, comme une condition naturelle de la classe ouvrière. Il y reviendra ponctuellement tout au long du récit.

Les partenaires changent souvent, les intérimaires défilent au gré de la demande, les boîtes d’intérim pas toujours dans les clous exploitent le travailleur déjà ultra précaire. Bref, rien de neuf sous le soleil, mais tout de même… Le travail peut être dangereux puisque la matière principale utilisée est le fer, coupant, lourd, froid, parfois humide, et les bains à plusieurs centaines de degrés. La fatigue et (parfois) l’alcool aidant, les prises de tête sont nombreuses, certaines hostilités s’installent pour un temps plus ou moins long, alors que sont organisées ces réunions sécurité toutes les six semaines, totalement inutiles selon Patrice, car menées par des cadres qui n’ont de fait pas travaillé une seule heure de leur vie en usine. Nous sommes dans la théorie la plus fumeuse. Pour la mise en pratique, les pilotes de réunions sont bien sûr absents.

Dégradation du bâtiment, intérimaires toujours renouvelés, tout ceci entraîne une fatigue générale, sans compter les conditions météorologiques parfois épouvantables (une grande partie du hangar dans lequel travaillent les ouvriers est à ciel ouvert ou sans porte protectrice contre le vent, la pluie ou le froid). Les pauses repas sont courtes, une demi-heure, se font au pas de charge, entre deux coups de tenailles. Les tenailles, parlons-en ! Patrice s’en fait faucher une sur le lieu de travail (« Putain d’usine !! »), comme ça pour rien, son outil de travail dérobé, évaporé. Et cette attente incessante de l’arrivée du week-end, avant le retour à ce que Patrice appelle « Galvano Goulag » non sans humour. 


Ce que l’auteur dénonce aussi dans ce véritable pamphlet prolétarien, ce sont les traitements des intérimaires par leur employeur, c’est-à-dire l’agence d’intérim : « Début de nuit plutôt désagréable. Juste avant la prise de mon poste, je croise des intérimaires de l’équipe de l’après-midi. L’un d’entre eux m’apprend que lui et quatre autres collègues terminent leur mission à 20 h. Ils ont été prévenus vers 17h30 (au casse-croûte) par leur boîte d’intérim. Donc cinq intérimaires apprennent qu’ils sont éjectés au milieu de la semaine moins de trois heures avant la fin de leur journée ».

Ces chroniques sont rythmées par l’actualité d’alors : l’élection de François Hollande ou le lynchage d’un grand ponte de EDF par exemple. Rythmées, elles le sont aussi par les « gueules » des protagonistes, du gouailleur au cœur tendre en passant par le tire-au-flanc (pourtant grande gueule) ou par le syndicaliste sans oublier l’alcool, encore et toujours, qui détruit des vies. Certains ouvriers arrivent sur poste tenant à peine debout, incapables de travailler correctement malgré la dangerosité. Patrice, lui, accumule les heures supplémentaires le week-end. Travailler pour croûter. Mais s’épuiser. D’ailleurs, « Parfois je passe mon tour, je passe suffisamment de temps dans cette taule ».

Des discussions autour de la victoire de François Hollande en 2012, voici ce qui en résulte : « Je constate que, malgré toutes les conneries sur le compte de la classe ouvrière, celle-ci reste, du moins dans cette usine, fondamentalement hostile à la droite en général et à la droite libérale en particulier, et penche à gauche pour la plupart. Elle en a assez de payer pour les riches, les parasites, d’être éternellement ponctionnée et jetée à la poubelle pour finir ». Quoique parcimonieuses, les analyses politiques de l’auteur sont en cohérence avec sa vision de la société, lui l’anar toujours prêt à aider un camarade en difficulté.

La suite du livre est de la même couleur, le noir, teinté de rouge toutefois. Ce sont les retours à l’usine après des périodes brèves de fins de mission, ce sont les mêmes décors, les mêmes tâches pénibles à accomplir au quotidien. À ce propos, Patrice Thibaudeaux, en grand pédagogue, prend du temps pour expliquer les travaux sur site, détaille les différents postes, sans relâche, accompagne même ses propos de petits croquis très parlants. Le volume est augmenté d’extraits de lettres de Patrice à son futur éditeur, toujours sur le thème de l’usine, du prolétariat, de la guerre des classes. Ce sera son expérience en 2015, les chantages de la direction après des accidents du travail, les nouveaux intérimaires toujours plus nombreux, plus jeunes et peut-être plus désabusés. Ce sont aussi les nouvelles tragiques, les camarades morts sur la route, malades, usés. Et cette solidarité qui ne dit plus son nom : « Merde, chez les ouvriers, on s’épaule, on s’entraide, on ne regarde pas un camarade en train de crever à forcer, à peiner, sans réagir, cela, non ! ».

« L’usine nuit et jour » est un cri de révolte, un constat alarmant ainsi qu’un cri du cœur car tout n’est pas encore perdu selon l’auteur, même si la notion de sacrifice, pourtant jamais évoquée, n’est pas loin. « Qu’est-ce qu’il faut pas faire pour gagner sa vie !... ». Le volume se clôt sur un texte rédigé au tout début des années 90 et publié originellement dix ans plus tard dans la revue « L’idée ouvrière ». S’ensuit un lexique technique sur le jargon utilisé par les ouvriers de cette usine. Un bouquin 100 % prolétarien, 100 % lutte des classes.

Et vous savez quoi ? Cet auteur, caché ici derrière son pseudo, je l’ai très bien connu durant quasiment toute la décennie des 90’s, il fut un ami proche. Nous nous sommes hélas perdus de vue il y a 25 ans, je le regrette, cet homme est l’un de ceux qui m’ont permis de réfléchir sur la vie et sur ses valeurs, tout en m’inculquant une forte dose d’Histoire (des pays d’Europe de l’est notamment), celle des prolétaires bien sûr, des anarchistes à l’évidence, mais pas seulement. Un type comme, en fin de compte, on en rencontre peu, et on mesure aux souvenirs combien ils furent précieux, notamment par le biais d’un excellent fanzine historique, anarcho-punk et prolétarien qu’il publiait à la même époque. Aussi je suis fier de présenter le présent livre, même s’il fut écrit il y a près de 10 ans (je n’ai appris à la fois son existence et l’identité de son auteur que très récemment, merci Lara !). Ce livre est le témoignage d’une vie par le cœur et l’âme d’un anarchiste « pur et pur » aux valeurs formidablement développées. Il est toujours disponible chez l’éditeur, alors commandez-le, il est une pièce usinée à lui seul ! il est le reflet d’une classe ouvrière méprisée, il en est un témoignage capital, sans jeu de mots !

http://www.pleinchant.fr/

 (Warren Bismuth)



vendredi 6 décembre 2024

Louis LE MOIGNE & Marcel BARBANCEYS « L’Armée Secrète en Haute-Corrèze 1942-1944 »

 


Un pavé conséquent pour revivre le maquis, la résistance et l’action de l’Armée Secrète sur tout le territoire de Haute-Corrèze, 500 pages truffées d’informations, de détails méticuleusement mis en place sur le quotidien de ceux qui ont dit non à l’occupant durant la seconde guerre mondiale, entre 1940 et 1944 (le titre est trompeur) dans une petite région vallonnée et rurale.

La Haute-Corrèze est la région géographique où aurait été créé le premier maquis de France, en 1940. Il faut dire que la topographie s’y prête : collines et vallées boisées se succèdent sans cesse et sont les meilleures alliées pour se planquer de l’ennemi afin de mieux l’affronter. La résistance y fut très tôt présente, dès 1940 donc. Les deux auteurs, qui ont eux-mêmes participé à la lutte contre l’occupation nazie, tiennent ici ce que l’on pourrait presque appeler un journal de bord, tant les événements sont consignés quasiment au quotidien.

Au sein de ces combats, plusieurs organisations, dont la M.O.I. : « Les autres travailleurs étrangers sont, pour la plupart, groupés en une organisation, la « M.O.I. », sigle mystérieux que tout le monde traduit par « Mouvement ouvrier international ». C’est en fait l’organisation de la Main-d’œuvre immigrée mise sur pied par le parti communiste entre les deux guerres. Il s’agit de rassembler ces travailleurs, de les défendre, et aussi d’empêcher le patronat de les opposer au prolétariat français ». Car nombre de résistants sont étrangers, ce qui donne un aspect antifasciste à certains groupes. Mais il est peu question de politique dans ce documentaire, les auteurs se focalisant sur l’ennemi commun et la lutte presque au corps à corps de l’Armée Secrète durant trois années (cinq en fait) dans ces paysages pour le moins cabossés.

Tout nous est révélé : les planques de munitions, les actes de sabotage, l’aide aux réfractaires au S.T.O., la milice collaborationniste active (de Bort-les-Orgues notamment), les premières attaques de Vichy contre des francs tireurs, les embuscades. C’est toute l’organisation, mais aussi toutes les actions de l’Armée Secrète de Haute-Corrèze qui sont percées ici au grand jour. Dans une moindre mesure, celles de l’armée allemande ou collaborationniste, le tout dans un langage militaire pouvant s’avérer technique, mais toujours au plus près du terrain.

L’organisation est de plus en plus poussée, le rôle des sédentaires – indispensable – est dévoilé, expliqué. Il en est de même pour les points stratégiques de repli, de caches d’armes, de réunions clandestines, je pense à ce petit garage automobile à Neuvic, sorte de plaque tournante et de QG de l’Armée Secrète. Des bâtiments qui ne paient pas de mine, qui n’attirent pas l’attention, qui sont de ce fait des lieux clés. C’est d’ailleurs toute une toile d’araignée qui se déploie contre l’occupant. Il est intéressant de noter que, outre les soutiens à titres personnels, les sympathisants, sont présentes nombre d’organisations : les M.O.I., les F.T.P., l’A.S. (Armée Secrète), des groupes de résistants, de maquisards, etc. La variété des portraits est totale. C’est ainsi qu’il n’est pas fait état des convictions politiques, des partis et des mouvances, mais le doigt est uniquement pointé sur l’union contre les nazis et les collaborationnistes.

Un fait frappant : le nombre important de petits groupes d’une poignée d’hommes, disséminés sur ce terrain rural propice à l’anonymat, à l’abri sécurisé. Très rapidement, tous les responsables de l’A.S. vivent dans la clandestinité. Dans ce récit rigoureux – quoique forcément partisan car retraçant une épopée collective vécue par les auteurs – c’est tout un organigramme de la résistance globale de Haute-Corrèze qui se dresse. Beaucoup de ses acteurs paieront de leur vie.

Il serait évidemment vain d’entrer dans les détails sur cette guerre dans la guerre tant ils sont nombreux, consignés sur chaque page avec minutie, forts de témoignages directs d’acteurs de la résistance, témoignages essentiels qui évoquent l’état d’esprit général. Il est fait état de collaborationnistes et/ou miliciens qui changent de camp, qui entrent dans l’A.S. afin de combattre leurs anciens alliés, d’autant que sur le terrain les combattants au nazisme sont désormais organisés, de plus en plus proches de la résistance à Londres et en pourparlers avec elle. Si le récit peut paraître technique par l’accumulation des préparations militaires, des moyens à disposition, des armes en jeu, etc., il est pourtant bien cette survivance du passé, document unique par sa richesse, son ampleur pour un cadre géographique aussi limité. Car il se cantonne quasi exclusivement à la Haute-Corrèze, ne débordant que brièvement sur les départements limitrophes et même sur la Basse-Corrèze. Il peut sembler peindre une évolution, un combat en vase clos, et pourtant ces actions se déroulent dans un cadre international voire internationaliste.

Et puis les combats pour la Libération, peut-être les pages les plus passionnantes, avec notamment cette embuscade d’envergure au Chavanon début juillet 1944 (quand on connaît les lieux elle prend tout de suite une dimension dantesque par son emplacement stratégique entre Puy-de-Dôme et Corrèze !). 22 morts côté allemand, aucun côté français. C’est alors que ces embuscades se succèdent, sans oublier l’Histoire dans l’Histoire, notamment la singulière présence de ce groupe de Tatars au milieu de (presque) nulle part, ou encore ce « Plan national établi par les allemands pour l’extermination du maquis ».

17 août 1944 les troupes allemandes entrent dans une ville d’Ussel désertée alors que les combats font rage à quelques encablures, du côté d’Egletons. Le 22 août 1944 les nazis quittent définitivement la Haute-Corrèze, la région est libérée. Toute cette épopée guerrière, de résistance, d’organisation, de foi et de lutte est ici racontée. En tout cas celle de l’Armée Secrète, sujet principal du livre. En effet, si le reste des combats est (parfois) évoqué, ce n’est que très partiellement. Un exemple : il n’est consacré que quelques lignes au « Pendus de Tulle » de juin 1944, il n’est même pas fait état du nombre pourtant conséquent de morts (99). La « caméra » est braquée sur l’Armée Secrète de Haute-Corrèze, sur ses faits d’armes, sur ses exploits, ses doutes, ses succès, ses échecs aussi, mais particulièrement sur sa solidarité sans faille.

Ce qui est peut-être à retenir au-delà des combats, c’est l’organisation d’anonymes, de gens comme vous et moi, des poignées de citoyens qui n’ont à gagner que leur liberté, ces quidams qui s’impliquent tout en continuant leurs activités personnelles, qui donnent des coups de main ponctuels, qui s’engagent à leur niveau, et qui font partie de ce grand tout. Ils sont pourtant des éléments majeurs de lutte conte le nazisme, même s’ils peuvent paraître invisibles. Le combat est rude, d’autant que les mouchards et traîtres sont nombreux.

« L’Armée Secrète en Haute Corrèze » est un livre nécessaire qui témoigne d’une courte période dans un lieu géographique lui aussi restreint, avec ses particularités. Et lorsque l’on connaît la topologie évoquée, on se surprend à balader notre imaginaire sur les lieux, c’est un voyage dans le temps comme dans l’espace. Ce bouquin un rien confidentiel a pourtant été édité trois fois entre 1977 et 1993, par l’Association Amicale des Maquis A.S. de Haute-Corrèze », autant dire auto-édité. Il est épuisé mais peut-être le trouverez-vous, chanceux que vous êtes, sur une quelconque plate-forme ou lors d’un vide grenier, c’est tout le mal que je vous souhaite.

 (Warren Bismuth)